Le moins qu’on puisse dire c’est que Singapour n’est pas connu pour être un haut lieu de créativité. Steeve Wozniak avait même choqué lors d’une interview sur ce sujet en affirmant: « Quand vous êtes très structuré, presque comme une religion … Uniformes, uniformes, uniformes … tout le monde est pareil. Regardez des sociétés structurées comme Singapour où les mauvais comportements ne sont pas tolérés. Vous êtes extrêmement puni. Où sont les gens créatifs ? Où sont les grands artistes ? Où sont les grands musiciens ? Où sont les grands chanteurs ? Où sont les grands écrivains ? Où sont les athlètes ? Tous les éléments créatifs semblent disparaître. » et il n’est pas le seul à penser cela et cela fait de nombreuses années que des études spécifiques portent sur cette question.
Si l’image de Singapour ne s’associe pas naturellement à la créativité c’est parce que le pays lui-même, jeune d’un petite cinquante d’années, n’a pas mis l’accent sur cet aspect, et on peut le comprendre. Quand Singapour devient indépendant en 1965, le gouvernement hérite d’un état du « tiers-monde » : chômage élevé, aucune ressource naturelle, une taille insuffisante pour accueillir des industries de grande ampleur et des infrastructures branlantes. A titre de comparaison le PNB par habitant était dans les années 60 inférieur à celui des Philippines de l’époque. Lorsque l’on se retrouve dans une telle situation, la créativité est relayée au second plan, le pragmatisme prenant le dessus. C’est d’ailleurs totalement assumé puisque le pragmatisme est une valeur clé de Singapour et les architectes de la cité-état ne s’en sont jamais cachés. Ainsi Dr Goh Keng Swee, l’un des pères fondateurs de Singapour rappelait lors d’une conférence que lorsqu’ils bâtissaient Singapour, lui et ses collègues se répétaient toujours : « quel que soit le problème que nous pouvons rencontrer, quelqu’un, quelque part, a réglé ce problème. Etudions leur solution et adaptons la intelligemment à Singapour ». Si l’on comprend bien la nécessité de penser de la sorte face à une situation de survie, la conséquence est que seules des innovations incrémentales ont réellement émergé et aucune proposition disruptive n’a été faite.
Le cas de l’éducation est symptomatique. Singapour forme des élèves et des étudiants parmi les plus brillants au monde en terme de résultats scolaires pour la simple raison qu’ils sont « results-oriented ». Ce qui compte pour eux en effet c’est le résultat et exclusivement cela. La créativité permettant d’accéder à un résultat n’est pas quelque chose de valorisé. Si cette orientation fait sens dès lors que l’on doit traiter un problème de mathématiques et c’est pourquoi la fameuse « méthode Singapour » est si valorisée dans le monde. De manière concrète les systèmes d’évaluations sont basés sur la mémoire et savoir répondre à ce qui est « bon » ou « faux » mais pas sur le « pourquoi ». Et à l’évidence, tout ne se résume cependant pas aux mathématiques et à des réponses binaires et la littérature, la philosophie, l’art, les sciences humaines comme certains domaines scientifiques nécessitent de la créativité.
Cette façon de penser singapourienne s’explique par une autre de leur valeur qui est la méritocratie. Or celle-ci s’évalue plus facilement sur des critères objectifs que subjectifs. Sur des analyses chiffrées que sur une création artistique par exemple. Et cette atmosphère va créer la peur de l’échec, les citoyens ont alors tendance à ne pas oser prendre des risques, veillant plutôt à se conformer à des référentiels, des normes et standards plutôt que de chercher des pistes inédites. C’est d’ailleurs cette situation qui explique que la plupart des singapouriens préfèrent être « triste » que « désolé ».
Une autre raison qui peut expliquer la faible créativité des singapouriens est liée au gouvernement. Chacun sait que la nécessité est la mère de la créativité. C’est parce que nous nous trouvons dans une situation complexe, parfois à risque que nous devons faire preuve de créativité. Or le gouvernement a pris pour habitude d’amener sur un plateau tout le nécessaire dont a besoin ses citoyens. Que ce soit pour acheter un logement (le gouvernement l’oblige à faire des économies) ; pour sa protection sociale et sa retraite ; pour sa sécurité, etc. Dans ce « nanny-state » où la situation politique est extrêmement stable les citoyens n’ont rien à redouter, le gouvernement sera toujours là pour eux. Ainsi sans la nécessité intrinsèque de se battre pour survivre, de trouver des idées originales pour surmonter les difficultés, les singapouriens demeurent dans leur confort où d’autres pensent pour eux.
Cette situation n’offre donc pas à Singapour les possibilités de développer des innovations de ruptures, seulement des innovations incrémentales, d’amélioration, ce qui leur a plutôt réussi pendant 50 ans. Toutefois lorsque l’on note les investissements en R&D (pourvoyeurs d’innovation de rupture) de la Chine, on comprend que le gouvernement s’inquiète de cette situation. D’ailleurs les actions culturelles n’ont eu de cesse de se développer ces dix dernières années : de lourdes dépenses ont été faites pour multiplier concerts, expositions, réouvertures de musées, créations de festivals en tout genre, etc. La membre du parlement Janice Koh a même déclaré récemment que la créativité est une priorité nationale.
Malgré cette bonne volonté la créativité ne se décrète pas, elle s’expérimente, se teste et l’échec fait partie de la créativité. Autrement dit, si Singapour à raison de prendre le taureau par les cornes pour promouvoir et développer la créativité, cela ne peut se faire seulement par l’argent et la volonté. Le temps et la diversité ont un rôle majeur, ainsi que l’état d’esprit. Singapour doit donc apprendre à se faire peur pour devenir une cité créative, à changer son état d’esprit et apprendre à prendre des risques dans l’éducation, la sécurité, et doit enfin apprendre à s’ouvrir aux autres également. De tels changements nécessitent parfois plus de 10 ans, parfois plus, le temps d’une génération, le temps finalement que les plus jeunes qui apprennent différemment soient en âge d’apporter à leur nation, la créativité qui leur fait défaut.