Malgré une orientation clairement favorable à l’innovation technologique, les thèses transhumanistes semblent n’être apparues à Singapour que relativement tardivement, et paraissent être davantage développées à l’étranger. Singapour apparait comme une plateforme d’échange des idées transhumanistes, sans toutefois que ces idées n’y soient particulièrement. Les premières mentions de « transhumanisme » datent seulement des années 2000. A la croisée des influences occidentale et asiatique, Singapour reste en lien étroit avec la communauté académique et scientifique internationale. A ce titre, de premiers échanges ont vu le jour au sujet du transhumanisme, grandement facilités par l’essor des NTIC et d’Internet. De premiers cercles se sont développés autour des communautés internationales présentes dans la ville. Parmi les plus célèbres, l’ancienne World Transhumanist Association et actuelle Humanity + qui ont ouvert un chapitre à Singapour.
A partir de 2010, des rencontres informelles se sont déroulées entre certains pionniers du transhumanisme. Mais ce n’est qu’en 2012, sous l’impulsion de James Norris que ces rencontres ont été institutionnalisées dans le cadre des « Singapore Futurists ». Aujourd’hui, selon la description officielle, les Singapore Futurists s’engagent autour de différents sujets tels que « les projections futuristes, le transhumanisme (H+), les enjeux d’allongement de la durée de vie, le « lifehacking », l’auto-modification, la robotique, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle, la réalité virtuelle, la singularité technologique etc. ». Dans le cadre de cette association, des rencontres sont prévues (meet-ups) pour échanger sur des sujets liés au transhumanisme. D’autres clubs mineurs se sont également développés depuis le début des années 2000, tels que le « Longevity for all Party », branche singapourienne d’un mouvement prônant la conduite d’une recherche équilibrée et raisonnée sur les manières de prolonger la durée de vie des individus.
En 2017, la Singularity University a inauguré un chapitre à Singapour, tout particulièrement orienté vers l’intelligence artificielle. La Singularity University est le fruit de la rencontre de Ray Kurzweil et de l’entrepreneur Peter Diamandis. L’enjeu est double. Pour Peter Diamandis, la Singularity University est porteuse de solutions pour améliorer les conditions de vie sur une planète où les individus seront de plus en plus nombreux (ex : eau potable, soins médicaux, éducation). La vision de Ray Kurzweil semble plus radicale. Celui-ci fait en effet part sans détour de sa foi en la « singularité technologique », et estime que l’intelligence artificielle conduira à un changement « abrupt et irrévocable » sur la civilisation humaine.
Ces deux visions se rejoignent à Singapour, où le chapitre de la Singularity University est censé se penser en particulier sur les enjeux sociaux du transhumanisme. Parmi les questions principales : que faire, dans un contexte d’automatisation croissante, et en même temps, de croissance démographique forte (au moins à moyen terme) ? Les problématiques soulevées recouvrent à la fois des questions de conditions de vie mais aussi plus largement d’organisation nouvelle des sociétés dans un monde laissant une place de plus en plus grande aux automates. A Singapour, cette Singularity University s’est associée à un projet éducatif concret : le « Global Impact Challenge » (GIC) ouvert à tout « innovateur » poursuivant des efforts (recherche ou business) dans le but de « résoudre certains des plus gros problèmes de l’humanité par l’usage de la technologie ». Il n’est pas inutile de noter que le projet de Global Impact Challenge est directement en collaboration avec des Universités locales comme NUS, NTU, etc. et des entreprises, dont le groupe international de technologie médicale Becton, Dickinson & Company. Les projets envisagés dans le cadre de ces partenariats sont l’intelligence artificielle, les techniques de réalité virtuelle ou de réalité augmentée, le big data, la biologie digitale, les bio- et nanotechnologies, la robotique et l’automatisation (ex : des voitures).
Dans le discours officiel des politiques Singapouriennes, on ne trouve pas de références évidentes aux « transhumanisme » ou « post-humanisme » ni même à la « Singularité ». Ces termes très idéologiques ont toutefois beau ne pas être prononcés, leur contenu est fréquemment aligné avec les priorités des autorités de la cité-Etat. En substance, les autorités Singapouriennes accueillent avec un pragmatisme bienveillant le transhumanisme en tant que source d’innovations utiles pour la ville. Le ministre actuel de la Communication et de l’Information Yaacob Ibrahim reconnait avoir foi en l’informatique « pour résoudre des défis liés à des enjeux de santé publique et de vieillissement de la population, mais aussi pour améliorer la gestion des flux sur les routes grâce à l’intelligence artificielle ». Lors de la conférence annuelle de technologie Innovfest le 3 mai 2017, il a annoncé le lancement de l’initiative AI.SG, dont le but est de stimuler la communauté informatique de Singapour et de fournir des ressources pour encourager des initiatives dans le domaine de l’intelligence artificielle à Singapour.
Il faut noter que Singapour cherche à se différencier des puissances « extrême orientales » (dont la Chine), en affichant un souci de développer une approche de « transhumanisme à visage humain », c’est à dire une société où les progrès technologiques ne feraient pas abstraction de certaines valeurs humaines. La question des inégalités et de développement est particulièrement présente parmi les sujets abordés. La Singularity University de Singapour affiche d’ailleurs des valeurs propres et s’attache à résoudre les problèmes locaux et dans tout le Sud-Est asiatique, en travaillant en priorité sur l’accès à la santé en Asie.
Le pays Singapour lui-même n’est pas exempt des inégalités sociales (coeff Gini de 42.2), ce qui peut contribuer à accroitre les différences de modes de vie des habitants les plus riches et des plus pauvres. Ceux-ci ne sont alors pas à l’abri d’une possible initiative du gouvernement visant à restreindre les droits sur la base de prérequis technologiques. A noter par exemple la déclaration dans les années 1980 du Premier Ministre d’alors Lee Kuan Yew, qui estimait qu’il était « important que les personnes bien éduquées aient au moins autant d’enfants que ceux qui sont moins bien éduqués, pour maintenir des standards économiques ». Pour le dire autrement Singapour ne serait donc pas à l’abri d’une dystopie présentant une société d’ultra-élites ayant accès à des améliorations rares et couteuses, inaccessibles à une masse pauvre privée de certains droits. Les défis actuels de l’Etat de droit et de démocratie à Singapour ont de fortes probabilités d’être alignés sur les préoccupations quant à d’éventuelles dérives du transhumanisme.