Tous les 5 ans a lieu le congrès mondial de philosophie et pour accueillir cette édition de 2018, la Chine a été choisie pour la première fois en près de 120 ans. La philosophie chinoise n’est pourtant pas récente, et comme en occident elle trouve ses racines dans l’antiquité. Le célèbre livre Yi Jing[1], le plus ancien livre chinois, un manuel dont le titre peut se traduire par « Classique des changements » date en effet du Ier millénaire avant l’ère chrétienne. Il est cependant admis que le confucianisme (550 av J.-C) est le courant philosophique principal en Chine, il se place alors au même moment que les pré-socratiques tels que Pythagore, Parménide ou encore Héraclite. Accueillir en Chine une conférence de cette ampleur est donc un véritable symbole.
Avec plus de 7000 philosophes à Pékin représentant plus de 120 pays, la Chine a voulu marquer les esprits en accueillant le plus important des événements philosophiques. Le Ministre de l’éducation, Chen Boascheng a lui-même inauguré le congrès en soulignant en quoi ce congrès était important pour le pays. Il a précisé qu’il était en charge de plus de 200 millions d’étudiants sur ton territoire (500 000 étudiants à l’étranger), et que de fait la Chine est le premier pays du monde en matière d’éducation. Plus spécifiquement il a ajouté, que le thème choisi pour cette année « Learning to be human » résonnait particulièrement avec l’éducation en Chine tournée vers la construction de la personne, vers un savoir grandir en tant qu’individu et vers une éducation renouvelée chaque jour de notre vie.
Apprendre à être humain est une question chinoise avec une portée universelle. La Chine, pourrait-on même dire l’Asie, a souvent été regardée avec une certaine distance. Les langues, les traditions, les cultures n’ont pas aidé à créer des liens forts pour les occidentaux qui naturellement – aussi pour des raisons historiques – se sont portés vers l’Amérique du nord et du sud. Toutefois nul doute que désormais l’avenir est de regarder vers l’est, surtout quand des politiques de fermetures se mettent en place aux Etats-Unis.
Plus largement, le barycentre des enjeux économiques, politiques et philosophiques européanocentré pendant des décennies, est en train de bouger vers l’est (aurions-nous imaginer un sommet de l’importance de celui qui a eu lieu entre Trump et Kim à Singapour ailleurs qu’à Paris, Genève, Rome où Berlin y a une trentaine d’années ?). La philosophie est certainement la meilleure des manières pour comprendre ces enjeux, si elle est la discipline pour apprendre le monde, elle est aussi pertinente pour aider le monde à apprendre de la Chine.
Naturellement un pont pour connecter le passé, le présent et envisager le futur, la philosophie aide à comprendre ce pays capable de mêler traditions anciennes et réinvention de soi, capable d’un côté d’avoir une attitude économique libérale, de l’autre fêter en grande pompe le bicentenaire de la naissance de Marx. En effet, la Chine a tout mis en œuvre cette année pour célébrer l’auteur du Capital. Il est pour eux le philosophe, le politicien et l’économiste dont il faut continuer à s’inspirer pour construire le futur. D’ailleurs lors de son allocution pour la célébration officielle du bicentenaire le président chinois Xi Jinping a appelé tous les membres du PCC à lire les travaux de Marx et à considérer les théories marxistes comme « un style de vie » et « une quête spirituelle », ajoutant que « le marxisme sera toujours la théorie fondatrice de la Chine et du Parti Communiste. C’est une arme idéologique cruciale pour nous aider à comprendre la société, interpréter la loi, trouver la vérité et changer le monde. » Comme pour renforcer le message, le Président n’hésite pas à souligner que l’idéologie communiste est la seule qui vaille, la seule acceptable et s’en prend aux religions : « Il faut un reformage spirituel, renforcer l’éducation idéologique pour les membres du parti qui ont des croyances religieuses, s’il ne les abandonnent pas grâce à l’aide et à l’éducation fournies par le parti, ils doivent être incités à le quitter »
Comme tous les pays, toutes les cultures, toutes les civilisations, la Chine est pleine de paradoxes et ceux-ci ne semblent pas s’atténuer avec leur ouverture économique sur le monde tout en maintenant une citadelle intérieure fondée sur le communisme. C’est peut-être parce qu’ils ont compris qu’il fallait s’ouvrir sur le monde que le gouvernement veut mettre l’accent sur les valeurs idéologiques qui ont fait la Chine moderne.
Apprendre à être humain n’est pas apprendre la tolérance vis à vis de ces paradoxes, c’est apprendre à les comprendre, les déconstruire pour mieux les accepter. La Chine n’a jamais été aussi ouverte, n’a jamais autant accueilli d’étrangers, ne s’est jamais autant remise en cause – malgré un président tendance dernier empereur -. C’est par le questionnement, le doute, la démarche critique et la prise de recul, autrement dit par les dispositifs philosophiques qu’il sera possible de comprendre l’empire du milieu.
[1] Le Yi Jing propose une « carte du monde », qui tente de rendre compte à la fois de la nature, de ses changements, et des humains, de leurs relations, changeantes elles aussi.