La recherche, un atout pour l’enseignement

La recherche académique a connu un développement très fort dans les business schools, et en particulier en France, au cours des quinze dernières années. La pression des accréditations explique, entre autres, cette orientation. Les enseignants, devenus enseignants-chercheurs, doivent ainsi partager leur temps entre activités d’enseignement et activités de recherche. Dans le même temps, la production de recherche a pris une part grandissante dans leur évaluation, comme dans celle des institutions. Paradoxalement, cette recherche s’est construite de manière largement déconnectée des processus pédagogiques. Alors que la recherche en management devrait légitimement contribuer à alimenter très directement les contenus d’enseignement, il n’est pas rare de constater une déconnexion entre les travaux de recherche des enseignants-chercheurs (voire même les thèmes) et les contenus pédagogiques enseignés. Cette déconnexion se retrouve dans les standards d’accréditation, qui, jusqu’à très récemment, s’intéressaient au processus de recherche et à la production scientifique, sans nécessairement faire le lien avec les connaissances transmises. Un professeur sera ainsi considéré comme parfaitement légitime d’un point de vue académique (« academically qualified »), alors même que, par exemple, ses recherches sur l’épistémologie des sciences de gestion seront totalement déconnectées de ses enseignements en management stratégique.

Il ne s’agit pas ici de lancer un débat sur la nature des processus d’accréditation et encore moins sur l’évaluation de la recherche. Néanmoins, au moment où la crise amène les acteurs économiques, entreprises comme établissements d’enseignement supérieur, à repenser leurs organisations et, pour certaines, à recentrer leurs missions, il est intéressant de s’interroger sur la manière de renforcer le lien entre recherche et enseignement. En effet, entre le « pratico-pratique » des décennies 70-80 et le « tout académique » des décennies 90-2000, il existe probablement des voies médianes permettant de développer une recherche académique rigoureuse, qui diffuse systématiquement ses résultats dans les enseignements et contribue à l’amélioration de leur qualité.

Dans ce contexte, quelles pourraient être les formes d’output de la recherche dans l’enseignement du management ?

Les très classiques études de cas, généralisées par Harvard Business School dès les années cinquante. Le palmarès annuel de L’Étudiant montre qu’à de rares exceptions près (ESSEC en particulier), cette approche pédagogique n’est plus très ancrée dans les pratiques des écoles de management françaises. Elle présente pourtant l’intérêt majeur de combiner étroitement une problématique d’entreprise avec une analyse académique et une finalité pédagogique. Une meilleure prise en compte dans les standards d’accréditation comme dans les critères de classements de la manière dont la connaissance acquise par la recherche alimente ou éclaire les contenus de cours permettrait sans doute de revaloriser l’intérêt du monde académique pour les études de cas. L’IMD Lausanne, institution de réputation mondiale, en démontre tous les jours la pertinence et l’intérêt.

La lecture recommandée d’articles scientifiques. Les pratiques d’audit (en particulier l’accréditation EPAS qui s’intéresse particulièrement à cette question du lien recherche-pédagogie) montrent que cette approche est de plus en plus présente dans les bibliographies des syllabus de cours. Elle appelle toutefois plusieurs questions :
– Parmi les articles scientifiques recommandés en bibliographie, trouve-t-on des travaux des professeurs délivrant le cours (si ces travaux existent, s’ils sont en lien avec les contenus du cours) ?
– Quel est l’impact réel de lectures recommandées dans un syllabus sur le processus d’apprentissage d’une population étudiante ? Autrement dit, combien d’étudiants lisent-ils effectivement les lectures scientifiques proposées dans une bibliographie de cours ?
– Les critères qui amènent à sélectionner un article pour publication dans une revue scientifique sont-ils pertinents pour en faire un bon support pédagogique ? Rien n’est moins évident.

Les ouvrages. Pour les mêmes raisons que les études de cas, le nombre de manuels publiés par des enseignants-chercheurs issus des écoles est limité. Quant aux ouvrages de recherche, leur exploitation pédagogique pose les mêmes questions que celles évoquées pour les articles scientifiques.

Les tribunes et articles de vulgarisation. Dans un précédent post (« Exprimez-vous !« ), je regrettais le manque de présence des enseignants-chercheurs en management dans la presse, et en particulier leur prise de parole insuffisante sous la forme de tribunes dans les grands quotidiens. Au-delà de l’engagement dans le débat public, l’intérêt de ces tribunes dans la presse tient à leur apport pédagogique et symbolique pour les étudiants. Ne nous voilons pas la face, un article de revue scientifique est souvent difficile à appréhender pour un étudiant. A contrario, une tribune dans un grand quotidien peut être un support efficace de diffusion d’idées. Elle renvoie en outre une image forte auprès du grand public et peut contribuer à légitimer un professeur, et ce beaucoup plus efficacement qu’un article publié dans une revue scientifique.

A faire de la publication dans des revues académiques le principal critère d’évaluation de la recherche, les accréditations comme les orientations stratégiques des écoles ont sans doute conduit à distendre le lien entre la recherche et l’enseignement. Au moment où de nombreuses écoles s’interrogent sur leur modèle et leurs missions, il n’est sans doute pas inutile de réfléchir aux pistes qui pourraient permettre de renforcer ce lien. Entre les études de cas, les tribunes, les ouvrages, les articles, il existe une multitude de contributions intellectuelles exploitables, à condition qu’elles soient mieux prises en compte dans l’évaluation des enseignants-chercheurs comme des business schools.

Cela parait d’autant plus essentiel que la recherche représente un formidable atout pour l’enseignement du management, en poussant à la remise en cause des connaissances acquises et en favorisant ainsi le renouvellement des contenus de cours, dans un champ (le monde économique) en perpétuelle mutation.

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Article du on jeudi, février 9th, 2012 at 11:19 dans la rubrique Business Schools, Enseignement Supérieur, Professeurs, Recherche. Pour suivre les flux RSS de cet article : RSS 2.0 feed. Vous pouvez laisser un commentaire , ou un trackback sur votre propre site.

11 commentaires “La recherche, un atout pour l’enseignement”

  1. EZ dit:

    tout à fait d’accord, avec 2 points de complément :
    – la crise que nous traversons nous OBLIGE à repenser nos outils, nos modes de pensée, notre façon de voir … mais aussi à nous articuler avec les débats de société, la « société civile ». Tu en as parlé dans ton blog, les Tribunes par exemple sont là pour montrer une facette de cette articulation. Elle me semble essentielle pour légitimer notre place dans la société : entrer dans le débat est une nécessité, me semble t il, pour légitimer et conforter la place des grandes écoles et universités. la crise est suffisamment profonde (et longue) pour obliger à se détacher des modèles théoriques bien-pensants et outils vus et revus … la recherche doit y aider, mais doit aussi « entrer dans le débat », et pleinement prendre sa place : nos étudiants, futurs étudiants, et « stakeholders » de la société civile qui nous entoure, en ont ardemment besoin depuis quelque temps déjà … et ce n’est que le début.
    – enfin pour parler des critères d’évaluation de la recherche: tu l’as évoqué, court-on sur le bon cheval ? faut il en rester aux publications académiques ? est-ce cela que nos « clients », étudiants et entreprises, attendent ? pour pousser un peu le curseur: ces critères ne risquent ils pas, dans certaines institutions (gardons nous de généraliser), d’aller considérer les professeurs qui font bien leur cours et ne négligent pas la relation/étudiants, en résumé qui assurent la « qualité de service » d’une partie essentielle de l’école, comme des professeurs de seconde zone ? et réciproquement, ne risque t on pas de valoriser ceux qui partent très vite s’enfermer dans leur bureau pour travailler leur article et leur réseau académique, en passant le reste en toute dernière priorité ? Et alors ma question est la suivante : est-on en ligne avec les attentes des entreprises et des étudiants ? la « génération Y », dont on parle tant, est elle profilée pour se satisfaire des profs qui s’enferment dans les bureaux (l’image est bien-sur un peu forte)? N’a-t-on pas dit qu’elle attendait plus d’intervention dans la société, dans le débat public ? plus de « relationnel », de coaching sur les envies et attentes des étudiants? À ce titre, ces critères d’évaluation risquent peut être de nous faire louper un tournant majeur.
    La recherche est essentielle au maintien de la qualification du professeur, et de la qualité des cours. Elle doit être « à sa place » dans les critères de management et les attentes des accréditations, pour éviter de polariser l’effort sur des éléments qui risquent peut être de faire passer les écoles et universités à coté des attentes de nos partenaires et des générations actuelles, et à venir.

  2. Roger dit:

    Je voudrais donner un avis contraire en tant qu’enseignant chercheur en sciences. Le niveau de la recherche (y compris appliquée) est tellement avancé qu’on peut difficilement faire passer cette recherche dans l’enseignement. Bien sûr j’ai pu donner des projets « de recherche » inspiré de mes travaux en cours, mais c’était toujours une simplification forte des problèmes réels afin que le groupe de jeunes puisse y travailler personnellement.

    Dans ce cas, hors des cursus de recherche (dernière année de master, doctorat), point de possibilité d’enseigner. Cela n’empêche en rien d’enseigner autre chose, avec passion, y compris aux bac + 1.

  3. Jean-Pierre Nioche dit:

    Bien d’accord avec vous sur la nécessité d’élargir les critère d’évaluation de la recherche à d’autres travaux que les seuls articles académiques. Mais c’est un vaste programme, ce modèle étant importé des sciences dures qui dominent les systèmes d’évaluation universitaires dans le monde. Il y a là une voie de différenciation pour des écoles qui accepteraient d’en payer le prix du coté des classements.

    Une précision historique concernant la méthode des cas. Elle a été centrale dans les cours de la Harvard Business School dès la création de celle-ci, en 1908. L’origine en était le scepticisme des professeurs de Harvard vis à vis de la possibilité de délivrer un enseignement « universitaire » dans le domaine du management, vu comme un « craft », un savoir-faire purement pratique. La solution adoptée a consisté à imiter la School of Law. Ctte pédagogie visant à créer chez l’étudiant des « réflexes professionnels » en multipliant les études de cas (2 par jour pendant 2 ans). L’articulation recherche-enseignement s’est construite autour de la méthode, la création des cas ayant constitué l’amorce de la recherche en management à HBS.

    La méthode a été importée en France (et en Europe) lors de la création du CPA en 1929. Alors que HBS avait contacté HEC, la Chambre de Commerce de Paris a trouvé que cette méthode était plus adaptée aux cadres expérimentés qu’aux jeunes HEC. Elle a donc conçu la pédagogie du CPA autour de cette méthode, le dotant d’un service spécialement dévolu à la création de cas. Le fait que le CPA ait rejoint HEC en 1998 a été, d’une certaine façon, a été un amusant bouclage de cette histoire.

    La méthode va conquérir l’Europe beaucoup plus tard à l’occasion des créations de business schools sur le modèle américain à partir des années 1950/1960 (Insead, IMI et Imede devenues IMD, IESE en espagne, LBS, etc.). Les écoles de commerce françaises s’y convertissent à partir de la fin des années 1960 au fur et à mesure qu’elle se dotent d’un corps professoral permanent, largement formé aux Etats-Unis.
    La réduction de la « part de marché » de la méthode des cas dans ces écoles est aujourd’hui directement liée au poids croissant de l’évaluation par les seuls articles académiques.

  4. Bourcieu dit:

    @Roger. Probablement d’accord avec vous sur le lien entre recheche et enseignement dans les sciences dures. C’est d’ailleurs ce que souligne Jean-Pierre Nioche dans son post : le management est évalué suivant les mêmes standards que les sciences dures, alors même que nous divergeons sur ce point. Il est en effet probablement beaucoup plus difficile (en général) de faire un lien recherche-enseignement dans les sciences dites dures qu’en management.

  5. Bourcieu dit:

    @Jean-Pierre. Merci pour vous commentaires, toujours aussi précis et pertinents. Je suis tout à fait d’accord avec vous que la ou les écoles qui prendrait cette voie devrait faire face à un impact négatif dans les classements (dans un premier temps du moins). Je pense néanmoins que la voie mérite d’être explorée et qu’elle est porteuse de différenciation dans un environnement où le mimétisme est trop souvent la règle.

  6. ma-vie-de-doctorant-aux-usa dit:

    Je partage votre préoccupation concernant le lien entre recherche et enseignement. Les 4 vecteurs que vous citez me paraissent tout à fait complémentaire.
    L’idée de faire partager ses travaux de recherche pendant les cours en demandant aux étudiants de lire des articles scientifiques est assez commun pour les cours de MBA à Columbia. Je pense que c’est tout aussi faisable pour les étudiants des ESC, certes on ne pourra pas toujours exiger qu’ils aient une compréhension parfaite de ces articles mais cela peut leur donner (i) un aperçu de ce que leurs professeurs font de leur temps en dehors des cours (ii) une appétence pour la recherche. Il y a beaucoup à y gagner !

  7. Bourcieu dit:

    @Thomas. Très vrai sur les cours de MBA (le public est un peu plus senior (25-26 ans) que dans les programmes type Grandes Ecole), en particulier avec un support qui est à l’interface de la recherche et de la « vulgarisation », à savoir Harvard Business Review : revue de très bon niveau, mais qui privilégie le caractère accessible pour des cadres et dirigeants sur la dimension strictement académique. Pour l’avoir pratiqué, c’est un support idéal pour donner de la profondeur aux enseignements.

  8. Stéphane Piéron dit:

    Bonsoir Stephan,

    Inutile d’épiloguer sur un sujet où notre accord est complet.
    Autant la prise de recul grâce aux ouvrages de fond et à la recherche est nécessaire aux étudiants, encore faut-il qu’ils puissent « intégrer » les « messages essentiels » et cela c’est du ressort du talent pédagogique.
    Aucune école ne devrait recruter un « enseignant » quel que soit son cursus, sans lui avoir fait faire une « classe », comme les labos de recherche le font pour ceux qu’ils pressentent.
    J’avais en sont temps milité pour des catégories différentes d’Enseignants Chercheurs allant du tout chercheur au tout enseignant. La difficulté réside dans le fait que les « tout pédago » ne sont plus valorisés dans les institutions et dans les classements et qu’on en a fait des ??? (EC) de deuxième zone. Il faut réconcilier Ecole et Centre de recherche sans exclusive ni exclusion.
    Amitiés.

    Stéphane Piéron

  9. Francois Garçon dit:

    @ Jean-Pierre Nioche: Merci pour ces précisions, extrêmement intéressantes.

  10. robert r locke dit:

    The case method of instruction at HBS was severely criticized in the US when the new paradigm of scientific management was introducted into management studies from Operations Research after WW2, because studying casss is history not science. But now we have come full circle because the attempt to turn management into a positive science has failed. See Confronting Manageialism: How the business elite and its schools threw our lives out of balance (Zedbooks, 2011). I support renewed interest in the case method in French business schools precisely because so much of the « science » in them is questionable. As long as the management sciences in business schools quote each other in their work and their scientific journals, they will never realize how much their work id epistemologically and practically useless. And that is not good for the advancement of management studies in France.

  11. Le blog de Stéphan Bourcieu » Blog Archive » La stratégie des écoles de management à la croisée des chemins dit:

    […] les enseignements, dont nous savons qu’il n’a rien d’évident comme je le rappelais dans un post récent. L’autre question porte sur la finalité même des contenus enseignés. Historiquement les […]

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