Xavier Niel, le médiatique patron de Free, a lancé fin mars l’école 42. L’objectif annoncé est de former, gratuitement, 1000 développeurs informatiques, en trois à cinq ans, sans exiger de diplôme à l’entrée, ni en délivrer à la sortie.
Il s’agit de couvrir les besoins croissants, et a priori non couverts, de la programmation informatique. Cette initiative originale pose évidemment questions et de nombreux observateurs n’ont pas manqué de pointer les faiblesses, voire les incohérences du projet.
A partir des premiers éléments présentés, on peut en effet légitimement s’interroger sur:
• Le processus de sélection des candidats. Si la programmation informatique ne nécessite peut être pas de qualités académiques au sens traditionnel du terme, elle n’en exige pas moins des esprits structurés et des aptitudes spécifiques;
• Le caractère innovant de la pédagogie annoncé par les créateurs de l’école 42. Là encore les éléments présentés sont flous et comme le souligne Pierre Baylet, directeur du développement et métiers de l’Institut Mines-Télécom, « C’est une chose de plonger les jeunes dans le grand bain de l’entreprise, mais leur fournir les recettes ne suffit pas. Il faut leur apprendre à faire la cuisine! » ;
• L’absence de diplôme de sortie dans un environnement franco-français qui reste encore profondément attaché à la notion de diplôme;
• La justesse de la conviction d’un dirigeant d’entreprise que le système d’enseignement traditionnel n’est pas nécessairement adapté aux jeunes ni aux besoins professionnels et qu’il est possible de le révolutionner en s’appuyant sur des principes qui fonctionnent en entreprise. Cette conviction n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Bernard Tapie en 1986, à l’origine de la création de ses écoles de vente (1) destinées à former des jeunes au chômage ou sans formation scolaire.
Pour autant cette démarche mérite d’être encouragée en raison des perspectives qu’elle ouvre. Plus que sur les contenus pédagogiques, elle semble en effet novatrice dans son approche de la relation entre le monde de l’enseignement et les entrepreneurs. Dans le modèle traditionnel français, l’enseignement relève d’un service public, largement financé par la collectivité nationale.
C’est le cas de l’Université comme des Grandes Écoles d’ingénieurs, et même dans une certaine mesure des Grandes Écoles de commerce (fondées par les Chambres de commerce la plupart du temps). Les initiatives privées en matière d’enseignement supérieur sont donc peu nombreuses, en particulier lorsqu’elles font appel aux dons des entrepreneurs (2).
Or, contrairement à la France, le modèle philanthrope est une pratique courante dans le monde anglo-saxon et en particulier aux États-Unis. Il s’inscrit dans ce que les américains appellent le « service to community » , qui veut qu’une personne ayant fait fortune au sein d’une communauté contribue ensuite au développement de cette même communauté.
L’exemple le plus emblématique est le programme Giving Pledge, lancé par Warren Buffet et Bill Gates, dans lequel les milliardaires s’engagent à donner un minimum de 50% de leurs fortunes à des œuvres de charité. De tels programmes sont nombreux dans le monde académique nord-américain. Ainsi, Bill Gates, via sa fondation, fait partie des financeurs de la plate-forme edX visant à la diffusion gratuite et la plus large possible des cours de prestigieuses universités nord-américaines (MIT, Berkeley et Harvard University) par e-learning (les fameux Massive Open Online Courses).
Que savons nous du modèle de l’école 42? Elle disposera d’un bâtiment de plus de 4000 m2 dans le XVIIe arrondissement parisien et sera financée par Xavier Niel en personne, dans le cadre d’un organisme à but non lucratif créé il y a quelques mois. La dotation sera de 20 millions d’euros pour la création de la structure et de 50 millions d’euros de budget pour les dix ans à venir. A terme, Xavier Niel espère que les entreprises et les élèves prendront le relais.
C’est évidemment un investissement conséquent, mais qui reste accessible à un dirigeant dont le patrimoine est évalué à 6,6 milliards de dollars (ce qui fait de lui la 179ème fortune mondiale et 6ème fortune française en 2013 d’après le classement Forbes). Nous sommes donc bien dans le cadre du modèle nord-américain de « service to community » dans lequel un entrepreneur fortuné investit personnellement et de manière désintéressée au service de la société.
Ce projet est d’autant plus intéressant qu’il arrive dans un contexte où l’enseignement supérieur français (tant public que privé) doit faire face à des difficultés de financement grandissantes, pour cause de contraintes budgétaires de l’État, des collectivités territoriales et des Chambres de commerce, de réforme de la taxe d’apprentissage, ou encore de difficultés économiques des familles.
S’il aboutit, ce projet montrera peut être la voie que les entreprises devront emprunter si elles veulent recruter à l’avenir des futurs collaborateurs bien formés. Précurseur dans le domaine des télécoms, Xavier Niel le sera peut être également dans un futur modèle de l’enseignement supérieur associant étroitement acteurs de la formation et entrepreneurs au service de la nation et de son développement économique.
Dès lors, plutôt que de faire preuve de défiance a priori vis-à-vis de l’école 42, laissons ses concepteurs travailler et suivons attentivement l’évolution de leur modèle. C’est à l’occasion de la sortie de la première promotion que l’on pourra commencer à juger de la nature réelle du projet.
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(1) Ces 7 écoles financées exclusivement par l’homme d’affaires sur ses fonds propres ont fermé en 1994 au moment de sa mise en faillite.
(2) À notre connaissance, il n’existe que deux cas récents de démarche philanthropique ayant donné lieu à la création d’une école: les écoles de vente de Bernard Tapie et le Management Institute of Paris (MIP), créé en 2004 à l’initiative de Claude Bébéar (AXA), Martin Bouygues (Bouygues) et Bruno Bich (BIC). Cet institut a cessé ses activités suite au rachat de sa formation continue en 2010 par l’EDHEC.
Si Xavier Niel rencontre des soucis dans son développement parce qu’il est bloqué par le manque de développeurs, alors il est parfaitement pertinent de les former soi-même. L’absence de diplôme est même un avantage car il pourra plus facilement les garder. Et s’ils partent, ils seront ses meilleurs ambassadeurs car ils ne pourront pas ne pas parler de lui.
@Cyrille. Merci de votre commentaire. C’est effectivement un autre aspect de la donne, également intéressant à prendre en compte dans la démarche de Xavier Niel.
Wait and see, effectivement. Mais je ne suis pas certain que la motivation principale des hommes d’affaires qui lancent des écoles soit toujours le désir de « servir la communauté ». La conviction qu’ils ont d’être plus compétents que les écoles et les universités réunies est manifeste dans les deux exemples que vous citez.
Il est difficile de croire au concept de service à la communauté pour les écoles de vente « Tapie ». En tout cas elles ont été un échec cinglant en matière de placement et les élèves en cours d’études ont été, de façon indigne, laissés à l’abandon après la déconfiture de leur promoteur.
Quand au « Management Institute of Paris », lancé en grandes pompes par les trois « B » (Bébéar, Bouygues, Bich), il reposait sur un modèle que ses promoteurs croyaient novateur, alors qu’il était archaïque : un enseignement exclusivement assuré par des praticiens. Des milliers d’étudiants ont payé très cher pour avoir cru à cette promesse et se retrouvent avec des diplômes sans valeur d’une école qui n’existe plus. C’est l’échec total de cette école qui a conduit les trois « B » a chercher un repreneur (l’Edhec en l’occurrence), afin de se sortir de ce guêpier sans trop de scandale.
Le projet de Xavier Niel présente des risques, mais il a au moins le mérite d’être gratuit. Donc de ne pas vendre cher les rêves qu’il va susciter chez de nombreux jeunes. Trop nombreux sans doute, la taille du projet étant déraisonnable pour une expérimentation.
Peut-on délaisser les contenus et méthodes pédagogiques, dans cet examen ?
Il y a 1000 étudiants entrants en 1ere année. Je forme des ingénieurs en école publiques, sur des promotions 12 fois plus petites sur la spécialité proche de l’école de X.Niel.
Faire cours à 1000 ?
Détecter les problèmes de tel ou telle, et le soutenir, discuter 15 ou 30 dans notre bureau, échanger des mails, lire et commenter leurs rapports, leur apprendre en tout petit groupe à organiser et gérer des projets ? C’est ce que nous faisons dans notre école d’ingénieurs universitaire.
Nul commentaire, ici comme ailleurs, sur ce « peer teaching » : apprenez par vous-mêmes, en cherchant sur wikipedia, en demandant aux copains, en essayant. Je ne sais pas si ça plairait aux parents des bacheliers..
Le point clé de cette école, c’est probablement : pas (ou, au mieux, peu) de correction/évaluation par les enseignants.
Par ailleurs, dans ses argumentaires, X.Niel ignore volontairement la description des DUT, Licence Pro et toutes formations d’ingénieurs publiques « de base » (les INSA, Polytech,UT,INPx, divers ENSI…), laissant entendre qu’il soit soit une fac poussiéreuse, soit des écoles d’ingénieurs ultra-élitistes.
L’avantage de cette école pour les écoles privées qui ne lui sont pas thématiquement concurrentes, c’est qu’elle leur permet d’alimenter la petite chanson contre l’enseignement supérieur public.
@Jean-Pierre. On en d’accord sur les cas Tapie (au passage arrêté en 1994 au plus fort de ses ennuis judiciaires. Même si je reste très circonspect, personne ne peut dire ce qui se serait passé si il avait continué d’investir et de s’en occuper) ainsi que sur le MIP qui sont deux échecs flagrants. Sur le fond, je ne juge pas du projet de Xavier Niel (wait and see), mais ce qui est intéressant c’est de voir un entrepreneur adopter le postulat nord-américain du « Service to community ». On verra à l’usage si c’était juste de l’affichage ou une véritable posture susceptible de faire école.
Au passage le meeting de lancement de l’école 42 avait tout du show à la Giving Pledge. Bon ou mauvais présage ?