Le nouvel âge numérique décrit par de nombreux auteurs, et récemment par Michel Serres, a des conséquences toutes particulières pour le secteur des médias. Il met en danger la presse écrite et les métiers associés ou, du moins, contraint les acteurs à une mutation accélérée comme l’a démontrée la décision prise de cesser l’édition print de Newsweek.
Une évolution en forme de crise qui ne remet pas en question l’impératif d’informer, d’éduquer ou de prendre position mais plutôt les usages et les pratiques professionnelle. Les modèles économiques se renouvèlent très rapidement. De manière très résumée et sans prétendre être un spécialiste, il s’agirait de réconcilier trois courbes de revenu et espérant qu’elles se croisent au plus vite et à un niveau le plus élevé possible : celle des ventes « papier » à l’unité, des espaces publicitaires et des revenus numériques (abonnements, e-advertisment, revenus optimisés par l’utilisation des technologies numériques (Datamining, CRM, …). Plusieurs formules sont au banc d’essai et autant de nouvelles « propositions de valeur ». Les expérimentations se multiplient intégrant mieux des approches transmédia / multimedia ainsi que de nouvelles formes d’interactivité entre journalistes, rédacteurs et lecteurs. Les métiers évoluent, leurs compétences, les modes d’écriture… J’en résumerais les conséquences immédiates et concrètes vues de l’extérieur ainsi :
– une certaine compression du nombre de journalistes dans les rédactions, donc une moindre disponibilité,
– moins de journalistes très spécialisés et plus de free-lances,
– une écriture qui « surfe » plus et qui décline les articles sous différents formats en presse et en édition électronique : des sujets traités de manière brève, immédiate, mais à fort impact, ajustés aux réseaux sociaux, suivis d’approfondissements en format numérique, plus approfondis et décrochés de l’immédiateté inhérente à une presse quotidienne,
– une écriture qui intègre pleinement et en amont le multimédia, parfaitement maîtrisée par la génération digitale qui vit dans cet environnement, pas seulement avec,
– Une coproduction des contenus avec différents acteurs, partenaires et lecteurs. Le journaliste se déploie dans un écosystème qui lui permet de trouver l’information et l’expertise indispensable sous contrainte forte de temps.
Comment ne pas apercevoir ici une analogie ou même une forte complémentarité avec la transformation du monde académique ?
Dans l’enseignement, nos professeurs font face à ces mêmes étudiants digitaux, souvent déconcertants : enseigner devant 300 écrans de laptops ou tablettes qui « clavardent », à des étudiants dont le temps d’attention décroit dans les auditoriums proportionnellement à leur capacité de connexion qui n’ont de limite que leur motivation à absorber une information pléthorique et gratuite. Le corps professoral doit revoir son « écriture didactique » et intégrer de nouvelles possibilités d’interaction avec leurs étudiants et entre collègues.
Dans la recherche, les enseignants-chercheurs cherchent à dépasser l’opposition stérile entre la logique traditionnelle du publish or perish, qui sert encore souvent de référence unique quand le monde académique promeut son corps professoral, et celle du demo or die, opposée par le MediaLab (MIT), exprimée également en un processus : imagine, realize, and critique.
Ce qui se joue ici est considérable. C’est d’abord l’expression d’une volonté du monde académique d’avoir un impact plus important et plus rapide sur la Société. Les entrepreneurs accélèrent le time to market, les chercheurs leur time to society (qui peut d’ailleurs englober la sphère marchande). C’est ensuite la confirmation que la recherche appliquée, l’expérimentation en co-production ou innovation ouverte et l’innovation d’usage, sont positivement corrélées avec la recherche en général, y compris fondamentale. Certains chercheraient plutôt à les opposer.
Pour l’enseignant-chercheur, le professeur, l’enjeu est d’être lu dans une profusion formidable de communications et de publications et d’augmenter l’opportunité que ses propositions soient citées et, encore plus, qu’elles soient appliquées.
Rappelons aussi que les financements privés jouent aujourd’hui un rôle clé pour supporter leurs travaux et que les professeurs portent régulièrement le nom des chaires leur apportant les ressources additionnelles pour atteindre l’excellence internationale ? Ces partenaires, même dans le strict respect de la liberté académique, sont en quête d’un certain retour sur investissement. Ils sont sensibles à l’impact que leurs bénéficiaires produisent. Cet impact se joue sans aucun doute dans la visibilité médiatique.
Entre des médias qui possèdent-(ront) de nombreux leviers de l’impact sociétal et des professeurs d’université qui possèdent les clés de cet impact, les convergences sont évidentes. Leur alliance est certainement une condition indispensable pour accélérer l’invention d’un nouveau monde. La sceller par de nouvelles formes de collaboration est un chantier qui devrait notamment débuter dans les Ecoles de journalisme comme dans les programmes doctoraux, dans les rédactions et au sein des universités.