Le droit, un frein à l’émergence de « l’économie de la connaissance » ?

En 2007, dans son réexamen du marché unique, la Commission a souligné la nécessité de favoriser la libre circulation de la connaissance et de l’innovation – la « cinquième liberté » – au sein du marché intérieur. La libre circulation de la connaissance et de l’innovation se situe donc au même rang que la sacro-sainte libre circulation des marchandises et des services.

Il s’agit donc de permettre la création d’une véritable économie de la connaissance désignant ici une activité économique fondée sur des ressources intellectuelles. Comme le souligne le livre vert de l’Union Européenne consacré au « droit d’auteur dans l’économie de la connaissance« . Cette position a pour conséquence principale de « considérer la connaissance et l’éducation comme des biens marchands ou comme des produits et des services éducatifs et intellectuels pouvant être exportés avec une grande rentabilité« .

Parallèlement, au niveau fonctionnel, le système LMD mettant en place une grille de lecture unique des diplômes nationaux fut instauré. Nationalement, la mise en concurrence des Universités, prérequis indispensable à l’émergence d’un véritable marché de l’éducation, a donné lieu à l’adoption de la réforme des Universités visant à les rendre « autonomes ».

Tout semble donc être en bon ordre de marche pour l’émergence de l’économie de la connaissance, il ne manque plus que des productions et des services. C’est ici qu’intervient le droit de la propriété intellectuelle et l’exception pédagogique dont nous avons plusieurs fois parlé.

En 2001 l’Union Européenne désirait promouvoir « la diffusion du savoir et de la culture par la protection des œuvres et autres objets protégés, tout en prévoyant des exceptions ou limitations dans l’intérêt du public à des fins d’éducation et d’enseignement » en adoptant l’exception pédagogique. Le mécanisme de l’exception permet ici de passer outre la nécessaire autorisation de l’auteur lorsqu’elle s’exerce à des fins d’éducation.

Sa mise en œuvre constitue aujourd’hui un véritable frein à l’émergence de l’économie de la connaissance.

En effet, le droit envisage la nature du média et la localisation des acteurs (enseignants et apprenants) au lieu de considérer les usages et les activités pédagogiques. Cet inconvenient majeur était déjà souligné par le rapport Gowers « The Review agrees with the view presented by the Open University in its submission that educational exceptions should be defined by intent, category of use and activity and not by media or location« .

Les enseignants aujourd’hui créent des ressources en prenant appui sur des œuvres déjà existantes. Ces pratiques pédagogiques sont bien souvent considérées comme illégales ce qui empêche toute reconnaissance juridique de leurs productions. Dans le même ordre d’idée, les productions collaboratives à l’aide des outils Web 2.0 auxquelles contribuent l’enseignant avec ses apprenants ne bénéficient d’aucun statut particulier. Il faut se référer au droit commun du droit d’auteur qui, sur ce point, prévoit le pire régime juridique qui soit : l’indivision des droits entre l’enseignant et les apprenants !

Par ailleurs la segmentation en Europe des législations nationales sur le droit d’auteur cause une insécurité juridique pour les enseignants. En fonction de la localisation des acteurs une ressource pédagogique peut se retrouver illégale. A l’heure de la mobilité internationale encouragée et assumée de nos étudiants cet état de fait est improductif. La comparaison avec le copyright souligne même une distorsion de concurrence avec nos collègues américains. En effet, les enseignants aux Etats-Unis bénéficient du Fair Use. Le Fair Use autorise, notamment dans le cadre de l’éducation, la reprise d’œuvre protégée par le copyright à partir du moment où le préjudice économique pour l’auteur est faible et dans la mesure où cette utilisation favorise le développement économique. Concrètement il tolère de plus larges entorses au monopole d’exploitation des auteurs sur leurs œuvres lorsque c’est économiquement profitable. Cette vision utilitariste du copyright, à l’opposé de celle romantique du droit d’auteur, favorise pleinement la production de services et produits éducatifs. L’économie de la connaissance est une réalité aux Etats-Unis contrairement à l’Europe.

Enfin le public est limité en application de l’exception pédagogique. En France le public doit être majoritairement composé d’apprenants ou de chercheurs et en Allemagne la diffusion se trouve limitée à l’enceinte de l’établissement. Quel anachronisme à l’heure où les établissements en plein concurrence internationale cherchent à valoriser leur patrimoine numérique sur le Web et donc à s’adresser au plus grand nombre !

Mon propos ici n’est pas de prôner une disparition pure et simple du droit d’auteur ni d’appeler à la victoire du néo libéralisme bien au contraire, il faut prendre conscience que l’économie de la connaissance est devenu un enjeu international et nous n’avons malheureusement pas tous les moyens pour relever ce défi.

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This entry was posted on vendredi, février 24th, 2012 at 14:10 and is filed under Non classé. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.

6 Responses to “Le droit, un frein à l’émergence de « l’économie de la connaissance » ?”

  1. Michel Bergès Says:

    Cher collègue,

    J’ai été passionné par votre article lu dans Éducpros.

    Je souhaiterai éventuellement, si vous l’acceptiez, avoir vos coordonnées personnelles.

    Je suis professeur d’Université agrégé de Science politique, étant en poste à Montesquieu-Bordeaux IV et enseignant aussi l’histoire des Science à l’Université Toulouse 1 Capitole.

    J’ai résolu la question que vous posez, sur le plan juridique, en mettant toutes mes « œuvres » sur le site Internet, « Classiques des Sciences sociales », à l’Université de Chicoutimi, au Québec, dans le monde francophone.

    Pr. Michel Bergès
    5 rue des Arcades 33 600 Pessac,
    06 25 39 67 93
    michel.berges@free.fr

  2. Euroteken Says:

     » Le Fair Use autorise, notamment dans le cadre de l’éducation, la reprise d’œuvre protégée par le copyright à partir du moment où le préjudice économique pour l’auteur est faible et dans la mesure où cette utilisation favorise le développement économique. »

    Tres Magnifique!

  3. Tru Dô-Khac Says:

     » Le Fair Use autorise (…) la reprise d’œuvre protégée par le copyright à partir du moment où le préjudice économique pour l’auteur est faible et dans la mesure où cette utilisation favorise le développement économique. »

    Intéressant.
    Etes vous certain de ce que vous avancez ?

  4. Tru Dô-Khac Says:

    Bonjour,
    merci d’avoir accepté ce commentaire.
    En seconde lecture, je retiendrais la conclusion :

    « Mon propos ici n’est pas de prôner une disparition pure et simple du droit d’auteur (…), nous n’avons malheureusement pas tous les moyens pour relever ce défi [de l’économie de la connaissance].

    Ces moyens passent par l’information et l’éclairage des acteurs.

    En essayant de bien comprendre votre propos sur le Fair-use, pourrait-on inférer la proposition ci-dessous :

    » Le Fair Use autorise (…) la reprise [de propriété] [par un tiers] à partir du moment où le préjudice économique pour le [propriétaire] est faible et dans la mesure où cette utilisation favorise le développement économique de la [collectivité][du fait de l’exploitation de cette propriété par ce tiers]. »

  5. Tru Dô-Khac Says:

    Bonjour,
    Pour remettre en perspective le commentaire ci-dessus avec les serious game :

    Considérons un auteur auto-éditeur et une entreprise de serious game à capitaux privés et employant 50 personnes.
    Sous le critère de l’emploi, l’entreprise obtient un indice d’utilité sociale 50 fois plus important que celui de l’auteur.

    Avanceriez-vous que le Fair Use légitimerait l’entreprise pour reprendre l’oeuvre de l’auteur sans autorisation aucune ni contrepartie financière ?

  6. Yann Bergheaud Says:

    Bonjour,
    Vous mettez ici en balance deux intérêts purement privés. Le Fair Use s’applique lorsqu’un intérêt public et un intérêt privé sont en présence. Je n’ai peut-être pas été assez clair dans mon article.
    Cordialement

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