Dans un éditorial du 8 avril du supplément Sciences et Médecine du Monde, Laurent Alexandre, président de DNAvision, réclame qu’un spécialiste des neurosciences devienne ministre de l’Education Nationale au nom des percées de l’Intelligence Artificielle. Outre le fait que je doute que François Taddei se retrouve dans ce rôle, lui qui investit fortement dans le travail de recherche en groupes des écoliers dès le plus jeune âge, il me semble très réducteur de vouloir réduire l’être humain a ce que l’on peut comprendre des phénomènes physiologiques du cerveau. Par delà les limites des connaissances actuelles, par analogie avec l’observation des phénomènes quantiques, je me demande si l’observant peut aussi être l’observé et s’il ne faut pas rester modeste sur nos capacités à déduire de nos observations des comportements humains qui comprennent une grande part d’intuition, d’irrationnel et d’émotion qui échappent à une approche purement logique. Nous sommes aussi un corps comme l’expliquait Antonio R. Damasio dans « L’erreur de Descartes » (Odile Jacob) et un cerveau sans corps deviendrait fou. C’est aussi à travers nos sens et notre corps que nous aimons ou haïssons, que nous éprouvons de l’empathie ou tout autre sentiment, que nous apprenons et que nous enseignons.
Un mouvement se développe qui prévoit que les développements de l’intelligence artificielle détruiront un grand nombre de métiers à l’horizon 2040 ou 2050. Même s’il ne faut pas oublier que cette idée est née aux Etats-Unis ou la croyance en la possibilité de résoudre les problèmes de la société au moyen des technologies, est un élément fondamental de la culture du pays, il faut se demander si les MOOC, SPOC et autres COOC, qui sont une première forme d’intrusion de l’ordinateur dans le champ de l’éducation, ne signent pas la fin du professeur et son remplacement inéluctable par une machine intelligente ?
Le passionnant ouvrage sur Turing dans la collection «Grandes Idées de la Science » du Monde discute du test de Turing sur l’intelligence des ordinateurs tout en mettant en garde sur le fait que la machine « soit dotée d’une conscience ou ait des intentions caractéristiques qui restent exclusivement humaines ». Ce même ouvrage insiste également sur l’impossibilité de définir ce qu’est l’intuition alors que son apport est essentiel à tout raisonnement logique et à la pédagogie.
En bref, et pour ce qui nous préoccupe dans ce blog, cela pose encore la question lancinante de l’apport de l’humain dans l’apprentissage et la transmission des connaissances et de savoir si la machine peut remplacer le professeur. En réalité le problème n’est pas la machine mais, qu’en moins de 60 ans, nous soyons passés d’un enseignement supérieur réservé à une élite privilégiée à un enseignement de masse et qu’il faut bien adapter la pédagogie à cette nouvelle donne. C’est encore plus le challenge des pays moins développés qui devraient ouvrir une université par jour pour répondre à leurs besoins de formation ! Notons au passage que ce problème n’est pas nouveau : il s’était déjà posé à la jeune troisième République de Jules Ferry lorsque l’école pour tous fût mise en place. Ce fût l’invention de la classe collective.
Avec la nécessité de réinventer l’enseignement de masse, peut-on encore imaginer des échanges entre participants, sachants et apprenants ? Est-ce une illusion dont il faudra nous départir ou réserver cela à une minorité sur le modèle d’Oxford ou de Cambridge ou chaque étudiant rencontre son mentor chaque semaine et construit son cursus avec lui. Si la réponse est oui, il sera extrêmement difficile, voire impossible de définir des critères de sélection où l’argent n’intervient pas. Il suffit de regarder le coût des études dans le projet Minerva, aux US, qui le réserve, qu’on en pense du bien ou du mal, à une minorité extrêmement riche. Ni vous ni moi, ne serions capables de le payer à nos enfants. Si la réponse est non, si les interactions entre professeurs et élèves, positives tout comme négatives, doivent être conservées à tout prix, si les étudiants ont encore besoin du collectif, alors oui, la machine pourrait être une partie de la solution, bien employée à coté de l’être humain.
Etienne Klein, dans une interview publiée le 13 avril dans Educpros, y répond pour sa part : «Pour qu’il y ait transmission, il faut d’abord qu’il y ait rencontre, une rencontre patiente », autrement dit rien ne remplacera le face à face sachant- apprenant. Et il est évident pour lui que même dans l’amphithéâtre cette rencontre peut se produire. En réalité, même dans un enseignement de masse la dimension sociale de la rencontre continue à exister. C’est pourquoi il faut développer et encourager toutes les formes d’interactions et de collaborations, simultanément avec les nouvelles formes d’apprentissage avec les TICE.
Ceci est si vrai que Richard Katz, ancien VP recherche d’Educause, dans une vidéo edu@2025 que j’ai déjà mentionnée, imagine pour très bientôt des cours en ligne peuplés d’avatars qui donnent le sentiment à l’apprenant de se retrouver au milieu d’une classe normale.
Tous nos ordres d’enseignement craquent, pour de multiples raisons, sociétales comme financières, même les plus privilégiés qui réunissent des étudiants sélectionnés, en petits groupes, avec un fort taux d’encadrement. Et je prétends que le numérique et des cours bien choisis sont une façon de répondre à une partie de ce formidable challenge.
Mais il ne faut pas jouer l’ordinateur contre l’humain, la machine aussi intelligente soit-elle, contre la communauté humaine. J’ai déjà dit, et je le répète, que le numérique peut libérer du temps d’échange afin de l’employer là où il est le plus utile, pour les projets collectifs tout comme pour des temps de réflexions plus individuels.
Comme toute technologie le numérique n’est pas neutre. L’intelligence artificielle peut créer demain les robots de guerre les plus effroyables ; de la même façon cela peut conduire à des universités déshumanisées qui rencontreront un succès par défaut car elles seront capables de délivrer des connaissances et des diplômes, à un moindre coût, pour former des travailleurs immédiatement employables mais jetables demain. Les auteurs de science-fiction nous ont décrit ce cauchemar à loisir.
Nous, les maîtres, sommes là pour apprendre à nos étudiants à apprendre. Ils oublieront demain la plupart de ce que nous leur apprenons, soit parce qu’ils n’en ont pas besoin dans leur métier soit parce que cela est obsolète ou encore parce qu’ils ont changé de voie. Mais si nous leur apprenons à réfléchir par eux-mêmes, à découvrir et analyser alors nous aurons rempli notre mission. Et cela, je reste persuadé qu’aucune machine ni technologie ne peut le faire. Alors employons la pour ce qu’elle permet de bien faire, dispenser des connaissances et les vérifier, rendre les étudiants actifs dans cette phase indispensable de l’apprentissage et mobilisons nous forces pour réfléchir et échanger entre enseignants et enseignés.
Les MOOC, SPOC et autres COOC sont nos meilleurs alliés dans ce projet.