Six mois déjà que je n’ai plus contribué à ce blog. Mais si je suis resté silencieux, j’ai beaucoup lu, beaucoup écouté. Et ma conclusion est qu’il faut ajouter deux saints à notre calendrier.
C’est fou comme le numérique inspire des personnes de tout bord, de toute responsabilité qui croient y voir le démon ou le sauveur de nos institutions. Je n’évoque, bien évidemment, que celles d’enseignement supérieur. Ce serait fort présomptueux de ma part d’oser généraliser.
Lorsqu’en juin les universités se demandaient que faire pour accueillir des nombres d’étudiants croissants, lorsqu’elles imaginaient toutes les solutions possibles pour résoudre cette équation impossible, certains esprits qui n’avaient eu de cesse de dénoncer les MOOC et plus généralement l’enseignement numérique comme une œuvre de Satan, ont commencé à benoitement expliquer que le numérique était la solution pour accueillir encore plus d’étudiants dans la filière de leur choix. Certains de ces innocents citaient même en exemple la diffusion de cours en direct pour les étudiants de PACES ! Pourtant ces mêmes avaient vertement protesté lorsque, en 2007, nous l’avions mise en place à l’UPMC pour éviter à nos étudiants de venir sur le campus uniquement pour regarder la projection de ce qui se passait dans une autre salle. Ceux-là encore, et d’autres, avaient condamné les MOOC comme une œuvre des méchants qui voulaient abaisser l’enseignement, réduire le nombre de professeurs et tout brader au privé.
Pendant ce temps certains thuriféraires clamaient que le numérique annonçait la fin des universités telles que nous les connaissions. Nous étions au début d’une ère nouvelle où les campus deviendraient inutiles, les étudiants travailleraient à distance et ils auraient (enfin) la liberté de composer eux-mêmes leurs bouquets de cours, selon leur goût, faisant foin des cursus, dans la perspective de l’emploi auquel ils aspireraient d’où la proclamation de la fin des diplômes et la découverte des nano degrés, certifications et autres diplomations en tout genre. Grâce au numérique une formation supérieure deviendrait ce qu’elle devait être : une panoplie de connaissances acquises qui permettrait une employabilité immédiate. Apprendre pour connaître, apprendre pour acquérir des notions générales ne serait plus requis.
Présentons maintenant le second saint de notre calendrier, enfant du premier, Saint Algorithme. Saint Algorithme veille en France à l’inscription des étudiants dans l’Enseignement Supérieur, au travers d’APB, et nous promet, dans un futur proche, un enseignement adapté à chacun grâce à l’Intelligence Artificielle (peut-être demain le petit fils de notre premier saint). Saint Algorithme nous évite de devoir prendre nous même les décisions, insensible aux émotions humaines. Il est le juge impartial.
Alors, aurais-je tourné casaque, moi qui ai toujours prôné le numérique et qui participe même au lancement d’une revue en ligne sur l’enseignement numérique ?
Ne nous y trompons pas. A la base du numérique, il y a des technologies et des logiques de pensée qui s’appuient sur ces technologies. Ces technologies sont ce qu’elles sont avec leurs contraintes et leurs limitations mais les logiques d’utilisation ne sont pas neutres et, de façon consciente ou inconsciente, participent à la mise en place d’idées et de façons de voir l’avenir, en bref d’idéologies.
Les technologies, donc le numérique, ne transforment pas l’enseignement ni la pédagogie. Ce sont les façons de les utiliser qui le font et c’est fort différent car il y a mille manières de les employer et ces manières ne sont pas neutres.
Prenons l’exemple de la pédagogie inversée. Cette approche n’est pas neuve. Demander aux étudiants de travailler à l’avance sur des documents ou par projet se fait depuis longtemps, bien avant l’apparition des nouvelles technologies. Par contre celle-ci renouvellent les manières de travailler et inventent de nouvelles formes de sociabilité. Mais ces technologies n’induisent aucune obligation de supprimer les campus, de rester chacun chez soi et de basculer dans des formes d’enseignement uniquement à distance sous la forme de MOOC, comme en rêvent des esprits très libéraux aux Etats-Unis qui aspirent essentiellement à « optimiser » le coût des études. C’est même faire fi de la dimension sociale de l’être humain. Les technologies, de par leur apport technique, nous donnent simplement la possibilité d’imaginer d’autres voies pour étudier et enseigner. Lorsqu’on se trouve dans l’obligation d’étudier à distance, elles facilitent le travail mais elles ne résolvent pas tout. Il est certainement plus facile d’étudier chez soi, aujourd’hui, avec un environnement numérique plutôt qu’hier lorsque les échanges se limitaient à des courriers. Mais elles ne peuvent pas tout et ne peuvent prétendre d’être la solution à toutes les difficultés de l’enseignement. Alors pourquoi vouloir les employer systématiquement lorsque ce n’est pas nécessaire et qu’il existe d’autres voies tout aussi intéressantes ? Pour les étudiants qui peuvent venir sur le campus, elles sont d’un apport précieux, sous leurs formes les plus variées, mais seulement un apport. Le campus n’est pas mort. J’oserais même affirmer qu’elles le revivifient.
Prenons un autre exemple : le fameux système APB de choix des cursus universitaires. Saint Algorithme est censé faire la décision de façon neutre et impartiale. Foutaise ! Aucun algorithme n’est neutre car il existe toujours plusieurs façons de les dérouler et les personnes qui les écrivent font un choix, conscient ou inconscient, mais ce choix est la traduction d’une vision politique et idéologique ou d’une paresse intellectuelle et ne peut pas prétendre être neutre. Je me souviens d’un temps, bien avant l’autonomie des universités, où le Ministère décidait de l’attribution des postes d’enseignants-chercheurs. Chaque université faisait sa demande en classant les disciplines, en fonction de ses priorités. Le Ministère décidait du nombre de postes ouverts nationalement dans chaque domaine de recherche (les sections du CNU) et du nombre de postes attribué à chaque université. Ensuite il faisait tourner son algorithme. Si, dans une discipline, tous les postes étaient déjà attribués, une université se voyait refuser son choix et imposer un autre même s’il était moins prioritaire. Je trainais alors beaucoup au Ministère et j’appris alors que l’ordre d’attribution était l’ordre alphabétique des noms des universités. Je suggérais alors d’employer l’ordre inverse. L’algorithme n’était pas neutre mais plus favorable pour les premières universités dans la liste. Mieux valait s’appeler Angers que Strasbourg !
Tout ceci pour exprimer ma lassitude de faire porter aux technologies et au numérique des responsabilités qui ne relèvent pas de leur technicité. On peut être très innovant en pédagogie, avec ou sans le numérique. On peut également améliorer le quotidien de la vie universitaire ou en faire un cauchemar ou même la détruire.
Il est donc nécessaire que les décisions soient prises avec des personnes qui sont compétentes mais aussi de ne pas s’abriter derrière la compétence pour faire avancer en catimini des visions idéologiques et politiques.
Je n’ose même pas envisager le cas de ceux qui n’ont ni vision ni compétence et il en existe !