Innover, c’est maintenant !

Il y a tout juste 10 jours, à l’issue du conseil des ministres du 7 novembre, la ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche a proposé, parmi les « 15 mesures pour améliorer l’impact économique de la recherche publique », de créer « un cours dédié à l’innovation et à l’entrepreneuriat dans toutes les formations de l’enseignement supérieur » à la rentrée 2014.
En tant que Directeur d’une école dont la devise est « innover et entreprendre dans un monde numérique » (Télécom ParisTech) et Président d’un PRES de grandes écoles d’ingénieurs et de management, parmi les plus « grandes » (ParisTech), pour lesquelles le développement de l’innovation et de l’entrepreneuriat est l’une des priorités, je voudrais rebondir sur cette annonce  ; tout d’abord pour revenir sur ma vision de l’urgence qu’il y a à agir ; puis pour partager notre expérience et aussi nos questionnements en matière de formation à l’innovation dans l’enseignement supérieur en particulier et dans l’enseignement en général.

Bien sûr, il y a urgence !


Les exigences du monde du travail ont changé. Les grands groupes ont gardé le même nom, mais leurs besoins ont fondamentalement évolué (ref1) . A partir du moment où leur survie provient de leur capacité à renouveler les produits plutôt qu’à les perfectionner, à provoquer de nouveaux usages plutôt qu’à se conformer aux usages existants, à sauter sur les nouvelles vagues technologiques plutôt que de dérouler des roadmaps,… il est évident qu’il nous faut développer chez nos ingénieurs et scientifiques des compétences supplémentaires, au-delà de l’excellence scientifique. Et, puisqu’il s’agit également de former des entrepreneurs, notre mission devient, en plus, de développer  l’envie de créer, un goût du risque, la curiosité interdisciplinaire et un pragmatisme à toute épreuve… autant de traits qui ne comptent pas parmi les principales caractéristiques de la formation supérieure traditionnelle.
L’excellence scientifique : une condition nécessaire peut-être, suffisante certainement pas…
Car former d’excellents scientifiques ne suffit plus. Et, si, pour être visible mondialement, il faut avoir des prix Nobel, des médailles Fields parmi les professeurs et les diplômés, s’il faut avoir plus généralement un très haut niveau d’activité scientifique par enseignant-chercheur, il est manifeste que les très grandes universités scientifiques mondiales sont aussi celles qui ont su contribuer activement au développement de l’innovation en leur sein et dans leur écosystème (pensons au MIT avec le MediaLab, à Stanford à qui Google doit beaucoup…). Et, même si l’innovation de rupture ne peut venir que d’une recherche d’un niveau scientifique très élevé, ce serait une erreur de penser que cette condition nécessaire est … suffisante.
De la même manière, s’il est indispensable qu’un plus grand nombre de nos plus brillants jeunes étudiants en sciences, technologies et management poursuivent leurs études par un doctorat, s’il est certain que le doctorat stimule l’autonomie, favorise la remise en question, apprend à sortir des fausses pistes (autant de qualités nécessaires à un innovateur)… il ne faut pas croire que la seule augmentation des « ingénieurs-docteurs » suffira à doper le potentiel d’innovation de notre pays.
Cette augmentation devra aussi s’accompagner du développement d’une posture collective (des doctorants, de leurs directeurs de thèse, de leurs patrons de laboratoires) encore plus positive à l’égard de la transgression, de la prise de risque, de la recherche de nouveaux paradigmes en rupture par rapport aux écoles de pensée installées… mais aussi, çà ou là, à l’égard du monde de l’entreprise et de l’économie de marché.
Innovation et entrepreneuriat : l’enseignement supérieur français ne part pas de zéro, loin de là ! Ce qu’il lui faut maintenant, ce sont des moyens…

Le politique a décidé de se saisir de cette question, et on ne peut que s’en réjouir. Mais, considérant la multitude d’initiatives prises par les établissements depuis plus de 10 ans dans le domaine, son rôle est à mon sens moins d’imposer un dispositif nouveau que :
-d’une part, de s’inspirer des expériences et pratiques existantes pour en faciliter la généralisation, par le partage d’expérience et surtout par la mise à disposition des moyens humains et financiers permettant cette généralisation ;
-d’autre part, de soutenir les initiatives innovantes des établissements pour aller encore plus loin, puisque, comme on le verra, les idées les plus avancées n’ont pas toutes été encore mises en œuvre même dans les établissements les plus en pointe.
Ainsi, considérons les dispositifs désormais bien ancrés dans les grandes écoles, par exemple au sein des écoles de ParisTech : le réseau PIMREP (ParisTech Innovation Management Research and Education Programme) a inventorié ces dispositifs au travers de son premier libre blanc en 2009 (www.telecom-paristech.fr/pimrep/ ) avec les programmes mis en place par IOGS, ESPCI ParisTech, Mines ParisTech, Polytechnique, HEC Paris ou Télécom ParisTech, pour ne citer que les écoles les plus en pointe.
Considérons le dispositif « Pôles de l’Entrepreneuriat Etudiant », lancé en novembre 2009 par le MESR, avec pour objectif « de développer …des outils de sensibilisation, de formation et d’accompagnement afin de promouvoir l’envie d’entreprendre, l’esprit d’innovation et le sens du risque » chez les étudiants du supérieur ; et considérons ce qui a été fait dans le cadre de P.E.E.P.S., projet lauréat de ce dispositif pour Paris-Saclay, rassemblant Grandes Ecoles (dont celles de ParisTech) et universités (celles partenaires de l’Université Paris-Saclay) http://www.u-psud.fr/fr/peeps.html.

Enormément de choses sont donc déjà faites pour stimuler l’innovation et l’entrepreneuriat, mais, à l’heure où le budget de l’enseignement supérieur n’est plus prioritaire pour l’Etat français, à l’heure d’une réduction de près de 12% du budget de fonctionnement de mon école et de 2,5% de son cadre d’emplois pour 2013 (et cette situation n’est pas atypique au sein des Grandes Ecoles), comment peut-on poursuivre ces initiatives et, a fortiori, les amplifier ? Il est indispensable que l’Etat dégage des ressources spécifiques pour l’enseignement supérieur sur ce seul objectif. Ce n’est pas le cas pour 2013.

Quels enseignements en tirer ? Comment aller plus loin ?

 
Tout d’abord, que l’innovation et l’entrepreneuriat passe par des projets inter-établissements. Les projets ont en effet, de l’expérience de leurs initiateurs, tout à gagner, à la fois pour leur performance intrinsèque et pour leur vertu pédagogique, à être réalisés dans un cadre multi-école. Ce cadre intégrant plusieurs spécialités (ingénieur, gestionnaire, designer, artistes) et plusieurs cultures (sociales, nationales,…) constitue clairement un stimulateur de la créativité, une invitation à penser « out of the box »…

A cet égard, les regroupements institutionnels en cours sont une opportunité exceptionnelle pour rendre possible ces aventures, dans le cadre des Initiatives d’Excellence. Mais au cas particulier de l’Ile-de-France, eu égard à la distribution géographique des compétences d’établissements sur les différents domaines pertinents, il est indispensable que chaque IDEX/Campus veille à développer des coopérations avec ses voisins hors campus. Ainsi pour Paris-Saclay, la coopération avec les grandes écoles de design franciliennes (toutes dans Paris Intra-muros) et avec les grandes universités des arts et lettres (présentes dans Paris Intra-muros également) sera de plus en plus indispensable.

En outre, sur ce point comme sur d’autres, l’enfer est dans les détails. La généralisation de projets communs inter-établissements bute aujourd’hui sur un principe de réalité, qui est celui de l’absence de concordance des emplois du temps, rendant quasiment impossible d’organiser des projets communs dans les cursus, sauf le soir et week-end ! Les établissements ont réussi à se coordonner pour dégager le jeudi après-midi pour le sport, ne pourrait-on pas faire de même pour un objectif national comme celui de former des innovateurs ?

Enfin, je retire également de nos expériences qu’il est certainement urgent de mettre en place un référentiel puis un système de certification pour les formations à l’innovation. Non pas pour complexifier le système, mais pour permettre aux différents acteurs (écoles, universités, étudiants, entreprises) de se repérer dans un référentiel stabilisé afin de dépasser le flou ambiant qui veut que tout le monde forme à l’innovation, et que du coup personne ne le fait. L’explicitation de référentiels, voire de labels déclinés dans les différents secteurs de formation, permettrait de s’y retrouver. PIMREP a ouvert la voie, en proposant une typologie dans son livre blanc (référence plus haut), qui pourrait alimenter d’utiles réflexions au niveau du MESR.

Quelle limite au rôle de l’enseignement supérieur dans cette ambition de rendre la France plus innovante ?

Selon moi, l’innovation et l’entrepreneuriat en France ne se développeront pas seulement par la vertu de simple « cours » (même dans une acception plus large de « dispositif pédagogique »), ni même de projets menés dans le cadre d’une « pédagogie active », dans l’Enseignement Supérieur. Il s’agit bien aussi de faire évoluer les comportements,  les attitudes, les mentalités des étudiants et de leurs enseignants, pour stimuler leurs actions innovantes et entrepreneuriales.

Au-delà de celui de la nécessité d’une cohérence entre l’ambition politique et les moyens de cette ambition, je tire deux enseignements personnels de nos expériences.

Ce que nous pouvons faire dans les 3 à 8 ans pendant lesquels nos étudiants fréquentent nos établissements ne peut dispenser d’une réflexion sur ce qui doit être fait dans les 15 années qui précédent, période clé de la construction des personnalités. A cet égard, pour toute personne qui a pu prendre connaissance de la façon dont l’enseignement est dispensé aux Etats-Unis, le contraste est saisissant.

Sans faire de l’enseignement américain un modèle (car il a ses limites, voire ses lacunes en terme d’apprentissage des savoirs de base), l’approche du rapport enseignant-enseigné, la place faite à l’élève agissant, la place des activités créatives, le rapport à l’erreur, sont autant de caractéristiques de ce système qui font certainement plus pour l’innovation aux Etats-Unis que n’importe quel cours sur l’innovation ou n’importe quelle thèse de doctorat.

Alors n’est-il pas urgent que nos deux ministres de « l’éducation » (au sens large) se penchent ensemble sur cette question, qui est bien une priorité nationale ?

 

ref 1 : Midler Christophe, Maniak Rémi et Beaume Romain 2012. Réenchanter l’Industrie par l’Innovation. Paris. Dunod

This entry was posted on lundi, novembre 19th, 2012 at 17:44 and is filed under Non classé. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.

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