Un récent appel à supprimer les notes à l’école élémentaires, lancé à l’initiative de l’AFEV le 22 septembre, à l’issue de la 3ème journée du refus de l’échec scolaire, mérite qu’on s’y attarde quelque peu, ne serait-ce que pour dépasser les réactions à l’emporte-pièce qu’il a suscité. Cet appel, je l’ai signé, avec un certain nombre de mes collègues. Il faut que j’explique la motivation de cette signature, alors que je suis assez souvent rétif à une telle pratique de pétition que je considère en général comme assez vaine. Mais là, tout en restant sans grande illusion sur l’impact de cette démarche, à la fois le pétitionnaire et le thème m’ont paru en valoir la peine, impliquer l’universitaire que je suis et rentrer dans le cadre de ce blog.
M’associer à l’appel est d’abord une manière pour moi de saluer l’AFEV et son travail. Cette Association de la Fondation Etudiante pour la Ville a été créée en 1991 (www.afev.fr). Depuis lors elle n’a pas varié dans son objectif, même si elle a fait évoluer ses actions : elle vise à lutter contre les inégalités scolaires qui minent les quartiers populaires. Le moins qu’on puisse dire, hélas, est que l’actualité de ce sujet n’a pas diminué depuis 1991, bien au contraire. L’AFEV concentre désormais ses forces sur l’accompagnement individualisé des enfants, qui permet de réunir parents, élèves, école, intervenants dans un même collectif de soutien. Ce sont des étudiants volontaires qui assurent cet accompagnement et l’AFEV tente, avec beaucoup d’énergie, de faire reconnaître au mieux l’engagement étudiant de ce type au sein des cursus universitaires.
En ce qui concerne le thème de la pétition, je ne suis pas sûr d’être totalement en accord avec ce qui est demandé, mais il me semble que la question de la notation est une bonne entrée en matière pour tenter de poser le problème plus global de l’évaluation. C’est en ce sens qu’un enseignant du supérieur doit s’estimer concerné par l’objet même du texte de l’appel. Pour moi, il s’agit bien de dépasser le cas de l’école élémentaire et de la pression de la note et de ses pratiques associées — comme celle de la fameuse constante macabre examinée par André Antibi — qui biaisent l’appréciation qu’on peut avoir de l’activité scolaire des enfants. Car je crois qu’il y a là matière à poser globalement le problème de l’évaluation des acquis et compétences, ce trou noir du système de formation français.
En effet, s’il y a bien un domaine sur lequel l’institution éducative fait preuve d’une grande discrétion (de la maternelle au supérieur) c’est bien celui de l’évaluation. La réaction du Ministre de l’Éducation Nationale, Luc Chatel, au texte de cet appel est en soi un modèle du genre. Il a, ainsi qu’on pouvait le prévoir, en un bel exercice de langue de bois, refusé d’envisager toute remise en question des notes, dans la droite ligne du conservatisme qui caractérise aujourd’hui la doxa scolaire française, tout en renvoyant implicitement chaque enseignant à sa propre pratique, dans la droite ligne cette fois-ci du “débrouillez-vous” désinvolte qui est une autre mamelle de notre système. Le tout agrémenté d’un rappel des grandes évaluations nationales de compétences, qui ont au demeurant suscité l’apparition de cadres réglementaires tatillons et de normes envahissantes, en conformité avec notre génie administratif. Le système français mis en scène par cette séquence ministérielle parait ainsi tout à la fois sclérosé, “je-m’en-foutiste” et bureaucratique.
Cela dit, la manière dont ce même ministère a « géré » la question de l’avenir de l’INRP (Institut National de Recherche Pédagogique), en montrant un manque d’intérêt manifeste pour ce que cette structure pourrait et devrait apporter à la réflexion et à l’expérimentation pédagogiques, témoigne bien du désinvestissement intellectuel qui caractérise actuellement notre institution de l’éducation nationale (et sa méconnaissance invraisemblable des tenants et des aboutissants de l’intense débat scientifique et d’expertise d’échelle mondiale sur les questions éducatives, auquel la France ne se donne même plus la peine de vraiment participer). Il est vrai que nous sommes dans un pays où la volonté de pédagogie et/ou le souhait de se montrer pédagogue sont considérés par des hérauts de l’idéologie officielle comme les causes principales de la “crise scolaire” et de la faillite supposée de la pensée française. Je reviendrai dans un prochain billet sur l’avenir de l’INRP, qui heureusement évolue plus favorablement depuis que Yves Winkin, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, a pris en charge la rédaction d’un nouveau projet très stimulant pour cet institut désormais intégré à l’ENS Lyon.
Cela dit, en quoi cet appel est intéressant ? Parce qu’à sa manière il souligne la nécessité, non pas de renoncer à évaluer, comme certains ont cru pouvoir le dénoncer, mais bien au contraire de faire de l’évaluation un des fondements de la réflexion et de l’action sur l’éducation. Celle-ci se construit étape par étape et il faut rappeler là qu’un individu s’élève par l’école. Le mot élève n’est pas à entendre au sens de l’élevage mais de l’ascension, de la progression continue qu’on doit assurer du début à la fin du processus de formation initiale — et même prolonger par la formation tout au long de la vie. Passant dans le supérieur, l’élève est censé maitriser suffisamment les bases lui permettant de devenir étudiant, nom commun sous lequel perce le gérondif qui dénote l’activité volontaire qui consiste à étudier.
Tout cela est bien sûr largement une fiction. D’abord parce qu’éduquer n’est pas une activité linéaire, ce qui remet en cause l’idée de l’ascension continue de celui qui apprend. Ensuite parce que l’école promeut trop souvent l’élevage-dressage et pas l’élévation, notamment par son usage forcené de la note-sanction, instrument de police particulièrement puissant, par la conception de la hiérarchie absolue entre les filières, certaines dignes d’autres pas, par l’utilisation du redoublement, par l’idolâtrie du concours, par l’obsession sélective précoce. Quant à l’enseignement supérieur, il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont le mythe de l’autonomie active des étudiants se manifeste surtout par l’abandon dont ils souffrent à leur entrée à l’université.
Quoi qu’il en soit, face à ce processus long et itératif de construction de compétences, la question centrale est de savoir comment valider les acquisitions pour qu’un individu évolue continument par l’apprentissage, passe d’un état à un autre, à partir de la mise en tension, dans un cadre collectif, de ses propres potentiels et des activités éducatives. La note issue d’une évaluation sommative permet-elle de convenablement cerner les maîtrises de savoir et de savoir faire? Sans doute est-elle pertinente pour sanctionner certaines compétences simples (de connaissances et de procédure) dont on demande une reproduction mécanique par l’élève. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les chantres du retour à l’éducation d’antan sont à ce point fascinés par les notes. Elles collent parfaitement avec un élevage des enfants et des jeunes qui nie toute expression de singularité intellectuelle, qui aliène volontairement la créativité des individus et leurs potentiels de pensée divergente (voir à ce sujet les travaux très stimulants menés depuis 30 ans par Sir Ken Robinson). Mais, dès que l’on passe à des compétences complexes — et l’intelligence humaine est d’une complexité inouïe et il est inouï qu’on l’escamote au sein du système de formation au profit d’une mécanique éducative digne de la standardisation tayloriste —, la note n’évalue plus rien. Mieux, elle devient l’instrument par excellence de la non-évaluation, l’outil superlatif de l’aliénation, l’instrument d’une formation qui sclérose plus qu’elle ne crée.
Cet appel, je l’ai donc signé non pour refuser d’évaluer les élèves et les étudiants, car en la matière je suis un partisan farouche des pratiques intensives et compréhensives qui font intégralement partie de l’acte éducatif. Lorsqu’évaluer à du sens, cela s’inscrit dans la dynamique des savoirs qu’un élève engrange et transforme. Il faut donc assurer un continuum évaluatif qui permet à la fois d’appréhender réellement ce qu’un individu maîtrise et ne maîtrise pas et d’apporter de la réflexivité. Dans ce cadre la notation n’est pas à proscrire, pas plus qu’elle n’est à considérer comme la seule pratique possible. Accepter d’entrer dans cette voie devrait nous pousser à revisiter de fond en comble l’organisation du système éducatif (jusqu’à questionner le dogme de la structuration en groupe d’âge), la définition des objectifs éducatifs (enseignement supérieur compris), les pratiques pédagogiques et didactiques, la conception de l’orientation et de la sélection et bien sûr la formation et l’évaluation des enseignants. Tout cela est d’autant plus important et urgent que, dans un pays comme le nôtre, la diversité (croissante) des publics scolarisés est grande et que l’idéologie docimologique actuelle ne permet pas d’assumer cette diversité.
Je ne suis pas certain que nous soyons réellement conscients de l’ampleur de la tâche et je le regrette. Mais à tous ceux que cet appel sur la notation a intéressé, je dis : évaluer ? Chiche !