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Michel Lussault

Le « système licence » : 1. Et si l’on osait vraiment ?

Je sors d’une période de travail intense consacrée quasi exclusivement aux investissements d’avenir et notamment à la finalisation du projet “initiative d’excellence” lyonnais que je coordonne. Ceci m’a longtemps éloigné de ce blog, ce que je regrette, car j’avais pris goût à l’exercice. J’y reviens donc ce jour, pour de nouveau aborder la question du […]

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Face aux constats du médiateur de la République : innovons!

Le médiateur de la république, Jean-Paul Delevoye, vient de livrer, le 21 mars 2011, son rapport annuel (le dernier sous cette appellation puisque la fonction va être englobée dans la nouvelle instance de défense des droits). Une fois de plus ce rapport est une plongée pertinente dans la France d’aujourd’hui et dans ses malaises. La […]

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Pourquoi refuser l’évaluation de l’activité de formation et des enseignements?

J’ai déjà évoqué la question de la mesure de l’activité des universités, à travers mes articles consacrés aux classements. Je voudrais m’arrêter ici sur le problème plus particulier de l’évaluation de l’enseignement. Non pas celle des résultats de la formation, qu’on la considère à l’échelle de l’étudiant (la sanction est là celle de l’examen) ou […]

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Quelques idées au passage…

La lourde de tâche de finalisation des dossiers que l’université de Lyon propose dans le cadre des investissements d’avenir m’a soustrait depuis quelques temps à ce blog. Je m’en excuse auprès des lecteurs, mais tout agenda possède une limite qu’on ne peut dépasser : celle du temps disponible à la réflexion et à l’écriture. Je […]

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Professionnalisation — encore! Aujourd’hui : la licence.

Décidément, le thème de la professionnalisation suscite beaucoup d’intérêt, si j’en crois les réactions (écrites et orales) nombreuses qu’ont suscitées mes précédents textes. Je trouve que cela conforte l’idée qu’il importe d’en discuter vraiment. Je précise que n’étant candidat à rien et ne désirant a priori plaire ni déplaire à qui que ce soit, je […]

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Professionnalisation : (très) brève.

Je conseille à tous les lecteurs de lire avec attention les commentaires que Pierre Dubois vient de poster au sujet de mes deux précédents billets. Il y a là toute une série de remarques importantes et je me propose de réagir à quelques-unes lors de mon prochain texte. Notamment, je signale de suite que je partage les réserves de Pierre Dubois au sujet de la manière dont le Ministère envisage aujourd’hui de “teinter” la licence générale de professionnalisation. Je dois même avouer que c’est en large partie du fait de cette perspective que je me suis décidé à aborder de manière un peu “frontale” le problème de la professionnalisation. Car j’ai vu dans cette immixtion de l’obsession du stage dans la licence générale une étape de plus dans ce que je considère comme une dérive — à partir d’un objectif initial louable et de la possibilité de l’utilisation raisonnée d’un outil (le stage) qui ne devrait être qu’un des instruments à notre disposition, parmi beaucoup d’autres.

J’expliquerai donc prochainement ce que je propose, en lieu et place de cette facilité de la réponse : stage, afin de préparer les étudiants aux questions liées à la leur préparation aux problématiques de construction des parcours d’activité.

Je me réjouis, comme Pierre Dubois, que les Blogs éducpros puissent commencer à dialoguer. Les sujets que nous évoquons le méritent. Et si je ne suis pas en accord avec Pierre Dubois sur un certain nombre de questions, son blog est un des plus décapants du moment en matière de réflexion sur l’enseignement supérieur.

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Michel Lussault

La professionnalisation, pour suite à donner. (Le “mythe” etc.2)

Le billet intitulé le mythe de la professionnalisation suscite beaucoup de réactions. J’en suis heureux, cela prouve l’importance du thème. Séjournant pendant quelques jours à New York, pour mon travail de recherche de géographe, avec un programme chargé,  je ne peux trouver le temps d’écrire comme je le voudrais la suite de mon argumentaire. J’assure tous les lecteurs du blog que je remédierai à cela la semaine prochaine. Mais, je me dois de préciser rapidement deux ou trois points, en commentaire des commentaires qui m’ont été adressés. Je répète d’abord, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, que je suis favorable à ce que les universités préparent (aussi) les étudiants à l’insertion professionnelle. Le : (aussi), pour signaler qu’en revanche, je ne suis pas enclin à considérer qu’il s’agit de leur seule mission de formation et de transmission des savoirs.

Je préfère d’ailleurs en ce qui me concerne parler d’insertion dans un parcours professionnel et d’activités. Ceci pour insister sur 4 choses.

1. Toutes les activités ne sont pas des professions au sens en général restreint où on l’entend en France. Il existe en particulier de nouveaux champs d’exercice de métiers, de plus en plus nombreux (ceux de la culture, des métiers de l’infographie, des services aux particuliers et aux entreprises, de la création, du conseil, du développent durable et équitable etc) où les individus devront créer leur propre champ d’intervention . Bien loin de s’insérer dans une carrière professionnelle stabilisée, ils devront (c’est une contrainte mais aussi un attrait de la chose) inventer leur avenir et sa viabilité économique. Cela se prépare, et pas forcement par des stages, loin de là, d’autant que cette viabilité économique peut être envisagée de plusieurs manières. Qui, par exemple, sensibilise les étudiants aux systèmes d’entreprises alternatives (coopératives, groupements divers etc) qui expriment de nouvelles manières d’aborder la “réussite” d’une activité?

2. Le temps des carrières homogènes est derrière nous (sans doute même pour une large part de la fonction publique). Bien des  individus devront changer d’activité(s), sans que cela soit forcement un problème, au demeurant. De même, bien des professions jusqu’il y a peu sanctuarisées sont désormais soumises à des contraintes de flexibilité importantes. Je connais ainsi de nombreux jeunes ingénieurs issus de grandes écoles, qui sont totalement déconcertés lorsque, à la sortie de leur cursus, ils ne trouvent dans les premiers temps, qui peuvent durer (!), que des missions d’ingénierie courtes, réalisés dans des sociétés de prestations de services qui se voient confier des dossiers par de grandes entreprises qui externalisent ainsi, par exemple, une partie de leurs bureaux d’études.Très souvent ces choses sont sinon occultées du moins euphémisées dans les cursus. Il faut donc qu’on sensibilise nos étudiants à cela — là encore les formes classiques de professionnalisation s’avèrent souvent illusoires.

3. le point 2, ci-dessus, rend encore plus importante l’idée que nous devons miser non seulement sur la préparation initiale à l’insertion, mais aussi et peut être même surtout sur la formation tout au long de la vie. Et là c’est peu dire que nous avons du pain sur la planche. J’y reviendrai dans mon prochain billet. Je me permets simplement de souligner que je suis frappé, à la New York University où je travaille ces jours-ci, de l’insistance mise sur la “formation continue”. L’offre de la NYU est colossale en la matière et pour le coup très “professionnelle” (”Vocational Courses”, payants), alors que la formation de bachelor et de master (fort réputée) est très “académique”. On retrouve là un des fondements des systèmes universitaires anglo-américains, qui misent plutôt sur les compétences génériques et générales en matière de formation initiale et qui travaillent les compétences professionnelles dans d’autres cadres. Il s’agit d’un modèle qui me parait au moins devoir être analysé, afin de nourrir notre propre discussion. Ne serait-ce que pour réfléchir aux raisons de la discrétion des universités françaises, qui confine à l’absence, sur le terrain de la formation continue, dont on sait par ailleurs l’importance du financement (puisque je crois savoir que le budget consolidé de la formation continue en France est très substantiel).

4. Enfin, ne devons-nous pas aussi donner à nos étudiants une vision moins étroite de l’insertion en insistant sur les possibilités offertes de par l’Europe et le vaste monde?

Dernière petite remarque. Je donne acte à des lecteurs-commentateurs que le titre “Le mythe de la professionnalisation” peut être mal interprété. J’ai voulu en fait attirer l’attention sur une question que je crois centrale, ce qui m’a conduit à forcer un peu le trait, j’en conviens. Si mythe il y a, à mes yeux, c’est celui du stage et de sa portée. Je continue de penser que la manière dont nous concevons le “stage en entreprise” (qui est désormais intégré au cursus du collège, en attendant l’école primaire???), nous empêche collectivement d’innover en matière de préparation à l’insertion. Le stage est une réponse biaisée (ne serait-ce que parce que la plupart des stages ne se déroulent pas en entreprise, comme le fait justement remarquer un lecteur) et “paresseuse” (encore un trait un peu fort, sans doute!), que nous avons tous, un jour ou l’autre, moi le premier, privilégiée. Mais aujourd’hui je persiste et signe : il importe de sortir de ce stéréotype formatif.

A suivre…

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Michel Lussault

Le mythe de la professionnalisation-1

Il est bien un postulat en deux temps qui paraît aujourd’hui peu contestable, une sorte de vérité absolue : il faut professionnaliser les études supérieures ;  la fragilité des filières universitaires classiques tient à leur trop faible professionnalisation, à laquelle il importe de remédier par des actions énergiques, essentiellement de mise systématique en situation professionnelle « réelle » des étudiants via des stages. En la matière, toutes les politiques menées depuis déjà 20 ans convergent. J’ai moi même pratiqué quelque temps la méthode Coué qui consistait à voir dans la professionnalisation l’instrument magique qui permettrait de régler la plupart des problèmes. J’en suis aujourd’hui assez largement revenu et je pense même qu’il devient urgent de renoncer à cette vulgate. Car l’obsession professionnalisante, telle qu’elle est aujourd’hui exprimée et déclinée à travers les instruments d’excellence de sa réalisation, notamment le fameux stage en entreprise, est peut être le plus beau piège que  nous nous sommes collectivement tendus et dans lequel nous sommes, béats et heureux, tombés.

Au risque de surprendre, je pense donc qu’il faut en finir avec une idéologie dominante qui, comme toute les idéologies dominantes, aliène la pensée. Mon propos n’est pas de nier l’idée que la professionnalisation de certains cursus (ou de périodes de cursus) puisse être utile – notamment pour les filières qui ont légitimé l’empire de celle-ci, celles d’ingénieurs au premier chef, puis d’IUT et de BTS, et enfin les cursus pro des universités. Mais je crois qu’on doit contester la généralisation de celle-ci comme valeur essentielle et de critiquer le registre allégorique qu’elle prend actuellement. On ne résout rien en pariant uniquement sur les voies classiques de la professionnalisation généralisée. Comme en matière de boissons alcoolisées, il est possible d’en goûter le plaisir, mais l’abus est dangereux (et le réveil difficile).

Tout procède en fait d’une erreur de base, qui concerne l’approche d’une des finalités de l’enseignement supérieur. Lorsque j’exerçais les fonctions de vice-président de la CPU, j’avais été très impliqué, à l’été 2007, dans la discussion et la négociation qui présidèrent à la mise en place de la LRU. On sait que celle-ci a ajouté l’insertion professionnelle aux missions des universités. J’étais à l’époque en désaccord, ainsi que mes collègues du bureau de la CPU, avec la formulation choisie, mais les arbitrages ne nous ont pas été favorables. Je pensais et pense toujours qu’on ne pouvait confier aux universités une telle responsabilité. Et ce au premier chef parce que l’insertion professionnelle dépend des employeurs et pas des formateurs. Faire reposer sur ceux-ci la charge totale de l’employabilité des étudiants est un contresens et un leurre.

Le meilleur système de formation au monde, confronté à une économie en panne et/ou un marché du travail bloqué, produirait des chômeurs. C’est une évidence qui ne connaît guère de contre exemple, à ma connaissance. D’ailleurs, dans les pays où les jeunes sont convenablement formés mais confrontés à un verrouillage du marché du travail, la seule solution qui s’offre à eux pour fuir le chômage est l’immigration. Le récent exemple tunisien (la Tunisie étant de loin le pays du Maghreb doté d’une vraie politique de formation supérieure et la révolte des jeunes diplômés a été décisive pour mettre à bas un régime qui mettait en coupe réglée l’ensemble de l’économie, en sus d’instaurer un ordre policier insupportable) devrait à ce sujet nous faire réfléchir.

L’insertion professionnelle des étudiants français, quant à elle et tout le monde le sait, est très liée à l’existence d’un chômage massif structurel des jeunes, y compris dotés de diplômes, que rien depuis 40 ans n’a véritablement réduit, pas même les périodes de croissance les plus notables. Et les difficultés économiques et sociales du moment, depuis 2008, n’ont fait qu’accentuer cette tendance historique. Si l’on ajoute à cela le contexte actuel de diminution organisée de l’emploi public (politique dont on peut saisir, voire admettre, les motivations), alors que celui-ci a longtemps servi à réguler l’insertion professionnelle de bien des diplômés, il est tout simplement insensé de demander aux universités d’assumer à elles seules tant des dysfonctionnements anciens et globaux que des ajustements contextuels du marché de l’emploi ou que les conséquences des impératifs de maîtrise des comptes publics.

Ainsi, plutôt que de persister dans cette voix du raisonnement simpliste qui consiste à imputer en permanence aux formations la charge de la preuve qu’elles sont susceptibles d’insérer les étudiants sur le marché du travail, on ferait mieux d’aborder courageusement toute une série de questions.Tout d’abord celle du rôle que devraient jouer les entreprises (ou les collectivités publiques) dans la professionnalisation, rôle qu’elle peuvent assumer efficacement, comme le montrent les exemples des contrats de professionnalisation ou celui de l’opération phénix, ou encore les actions performantes du Centre national de formation de la fonction publique territoriale.

Cela impliquerait d’abord d’admettre que, quelles que soient les études supérieures poursuivies, il est impossible de livrer un salarié « clef en main » à une entreprise, sauf peut être (et encore) pour des emplois exigeant de faibles qualifications (mais qui devraient ne pas être destinés à des individus ayant un niveau d’étude post bac). Il faut bien admettre que le fantasme du jeune formé « prêt à l’emploi » est encore hélas très répandu. Et d’ailleurs cela explique que nous sommes aujourd’hui furieusement engagé dans la pente de l’utilitarisme des études, ce qui discrédite chaque jour un peu plus tout ce qui ne se présente pas sous les traits de l’applicabilité immédiate. Alors que même les élèves sortant des écoles d’ingénieur, de leur propre aveu et de celui de leurs employeurs, ont encore beaucoup de chose à apprendre et à découvrir lorsqu’ils entrent dans la vie active.

Je pense donc qu’il est nécessaire d’admettre que la formation professionnelle de préparation à l’emploi, qui à mon sens est plutôt à concevoir comme un post cursus, est à développer comme une action partagée des entreprises et des établissements universitaires. Un modèle intéressant en la matière est d’ailleurs celui du diplôme de maîtrise d’œuvre que les architectes doivent obtenir, après leur master en École, au sein d’un cabinet d’architecture. Il y a bien sûr d’autres exemples qui pourraient être utilisés.

Un tel changement d’orientation imposerait aussi, tout à la fois que les entreprises acceptent de modifier leur procédures de recrutement et que les universités soient capables de mieux objectiver les compétences de tout étudiant au sortir des formations. Évoquons le premier point (j’ai traité du second dans un précédent article). Aujourd’hui, les recruteurs plébiscitent les formations professionnalisantes non parce qu’ils pensent que les jeunes embauchés n’ont plus rien à apprendre et sont « prêts à l’emploi » mais parce qu’ils estiment que ces formations sont des gages de sureté dans le choix de la qualité intrinsèque des personnes et dans leur adaptabilité. Et pourquoi ? Tout simplement parce que les formations supérieures professionnalisantes sont toutes sélectives, ou peu s’en faut, et comportent des volumes horaires importants par rapport aux autres cursus. Notons au passage cette situation étrange de notre pays, où tout ce qui est marqué du sceau « pro » est plutôt infamant dans l’enseignement secondaire et gratifiant dans le supérieur. Ce paradoxe est sans doute une des preuves de plus du génie français !

En ciblant ainsi les filières supérieures professionnalisantes, les entreprises assurent de disposer de jeunes recrutés qui ont été, globalement, de bons élèves. Et d’ailleurs la place et le prestige de chaque formation dans la hiérarchie globale des filières est en raison directe avec l’intensité réelle et supposée de la sélection à l’entrée, donc de l’écrémage des individus sur la base de leur aptitude scolaire. On recrute ainsi beaucoup d’élèves de grandes écoles très sélectives et ce faisant on augmente la qualité de l’insertion professionnelle à la sortie des dites écoles, ce qui justifie que celles-ci mettent cette insertion en exergue et réactive la légitimité de la sélection, en un mouvement circulaire infernal dont on ne peut et on ne veut pas aujourd’hui sortir. Dans une certaine mesure, les écoles les plus prestigieuses n’auraient (n’ont ?) pas besoin de développer une bonne formation, puisqu’elles assurent l’essentiel en recrutant les meilleurs élèves.

Le culte de la professionnalisation est donc un faux semblant : celui qui permet de maintenir en l’état le système inégalitaire. C’est le masque hypocrite de la faiblesse des formations universitaires classiques accessibles « de plein droit » et sans grands moyens horaires, faiblesse à laquelle chacun semble consentir. D’ailleurs la récente « révolte des directeurs d’IUT » me semble en dire long sur le mépris dans lequel on tient dans certains cénacles les formations universitaires et leurs étudiants, ainsi que l’attachement de beaucoup aux anciennes rentes de situation.

Je crois qu’il est indispensable de proposer de nouvelles manières de voir et d’agir. Il est bien évident qu’il ne saurait être question de prôner un enseignement supérieur déconnecté des préoccupations de l’employabilité, replié sur la bulle académique, routinier dans ses méthodes, désinvolte dans ses finalités. Ce que j’avais proposé en 2007, et que je continue de défendre, est que les universités doivent préparer à l’insertion professionnelle, ce qui  n’est pas du tout la même chose qu’assurer ladite insertion. Et je crois qu’une telle préparation, qui selon moi est une exigence, ne signifie pas que la voie à choisir soit celle que nous empruntons habituellement.

A suivre

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Michel Lussault

L’excellence, à quelles conditions?

On le sait, la démarche dite des grands investissements d’avenir tout à la fois provoque  une mobilisation importante d’énergie au sein des universités et suscite des craintes, nourrit des inquiétudes. Du côté des inquiétudes, on insiste souvent sur le caractère partiel et partial d’une politique qui restreindrait par trop le soutien des pouvoirs publics à l’enseignement supérieur et la recherche. Et ce d’abord en ne ciblant que quelques sites en France où se concentreraient la manne, puis en opérant un second criblage, au sein même des sites choisis , permettant de ne mettre en valeur que quelques laboratoires et quelques formations dites d’excellence.

En ce qui me concerne, je suis chargé, comme président du Pres Université de Lyon, de la maîtrise d’œuvre des propositions Lyonnaises et stéphanoises aux divers appels d’offres lancés par l’État. En particulier, j’ai investi beaucoup de temps et d’énergie dans notre projet d’initiative d’excellence intitulé : Imagine : Lyon-Saint-Étienne, métropole d’innovation et de création. Je me suis posé la question de savoir comment aborder cette question des investissements d’avenir dans ce blog. J’ai pris le parti de le faire en donnant ci-après le texte des 6 premières pages de la réponse de l’université de Lyon à l’initiative d’excellence. Et ce parce que j’ai rédigé personnellement ces pages pour expliquer au jury la conception que l’on pouvait avoir d’un tel programme, aussi éloignée que possible de toutes les approches schématiques qu’on a pu lire, tant sous la plume de partisans des investissements d’avenir que sous celle de contempteurs. Mon but, et mes collègues de Lyon et de Saint-Étienne (ainsi que le Ca du Pres, à l’unanimité moins 1 voix contre et 1 abstention) ont adhéré à cette vision, était de montrer à quelles conditions pouvait-on s’engager pleinement dans une initiative d’excellence de grande ambition, sans renoncer à des principes et des valeurs de service public.

Ainsi, en livrant ce texte (allégé de certains passages qui décrivent le potentiel de formation et de recherche de Lyon-Saint Étienne, qui n’ont pas d’intérêt ici), je souhaite contribuer à la réflexion sur l’évolution du dispositif français d’enseignement supérieur et de recherche. Non pas en donnant à lire quelques propos généraux, éloignés du terrain d’action, mais en offrant au débat ce qui constitue le cœur même d’un projet engagé. On voudra bien excuser que ce document “brut de fonderie” sacrifie aux exigences de style des réponses à des appels d’offre, ce qui donne un texte passablement pesant et pataud. Mais  je pense que tout lecteur un peu courageux y trouvera matière à réflexion, bien au-delà d’une simple connaissance de l’état local d’une démarche. Car ce qui est évoqué ici renvoie bel et bien à des problèmes génériques, qui concernent tous les sites français. Et nul doute que j’y reviendrai à l’occasion de nouveaux billets.

Idex Lyon/Saint-Etienne : « Imagine » : Lyon/Saint-Etienne, métropole de l’innovation et de la création

LA VOCATION DE L‘INITIATIVE D‘EXCELLENCE

Pourquoi concourir à l’initiative d’excellence (Idex) ? Cette question élémentaire, il faut y répondre, et autrement que par des arguments d’opportunité financière. Dans le cas du projet porté par l’université de Lyon, la réponse exige de mettre en perspective les programmes que nous proposons aux appels d’offre des investissements d’avenir avec une stratégie globale, que ces programmes vont soutenir, sans qu’ils deviennent à eux seuls toute la stratégie. C’est une façon de dire rapidement que nous ne confondons pas investissements d’avenir (IA) et avenir du PRES, mais que nous utilisons ceux-là pour précipiter des évolutions que nous cherchons aussi à obtenir par d’autres moyens. Les IA et en particulier l’Idex, constituent donc des actions intensives et sélectives de développement ciblées de nos capacités, au service d’un projet d’ensemble, de long terme.

Depuis sa création en 2007, sous la forme d’un établissement public de coopération scientifique (EPCS), le PRES Université de Lyon (UdL), qui regroupe les 4 universités de Lyon et Saint-Étienne et 15 écoles et instituts, poursuit un objectif simple à énoncer – mais pas à réaliser : faire du site universitaire de Lyon/Saint-Étienne un des 10 pôles européens de référence en matière de recherche, de valorisation et d’enseignement supérieur. La vocation du PRES est bien de permettre l’amélioration continue de la qualité du système universitaire. Pour ce faire, il est chargé par ses membres d’un certain nombre d’actions et, surtout, du portage de grands projets. C’est ainsi que l’UdL a été en 2008 maître d’œuvre de la réponse lyonnaise à l’opération Campus, démarche couronnée de succès. Très logiquement, les établissements membres ont souhaité confier au PRES le dépôt de réponses aux appels d’offres aux grands investissements d’avenir (EquipEx, Labex, Satt) et le soutien à des réponses proposées par les partenaires (IRT3, IEED4, IHU5 notamment). Surtout, ils ont voulu passer par l’UdL pour le présent acte de candidature à l’initiative d’excellence – Idex qui est conçue comme un véritable dispositif “supra-ordonnant” des différentes réponses.

Le pari qui est le nôtre, depuis la mise en place de l’UdL, est audacieux : il s’agit d’affirmer que tant l’intervention sur des fonctions très spécifiques (conférée au PRES par son décret de fondation : la gestion du doctorat, la supervision de la valorisation de la recherche, la promotion de quelques actions internationales) que l’engagement dans des projets très focalisés et « intensifs » (Lyon Cité Campus, les actuelles réponses aux investissements d’avenir) sont susceptibles, par les dynamiques mêmes qu’elles instaurent, de provoquer deux évolutions concomitantes. A savoir, à la fois : (i) que le site Lyon Saint-Étienne rallie le « club » des pôles universitaires internationaux de référence, via la mise en valeur de nos « foyers d’excellence » ; (ii) que progresse, par effet d’entrainement de (i), l’ensemble des activités universitaires (lato sensu). Nous n’opposons donc pas excellence et qualité globale, mais au contraire les mettons en système vertueux.

Nous sommes guidés dans cette démarche par deux constats, qu’il faut rapidement expliquer. a) Le site de Lyon Saint-Étienne recèle d’ores et déjà un potentiel considérable de formation, de recherche, de valorisation. b) Pour mettre en valeur au maximum ce potentiel, il faut compenser la dispersion des établissements (héritage de l’histoire de la structuration locale de l’enseignement supérieur) par la mutualisation des forces et la coopération stratégique au service de l’innovation.

a) Le potentiel.

En ce qui concerne le potentiel, il est considérable. Rassemblant 130 000 étudiants, 11 500 personnels dont 7000 chercheurs et enseignants chercheurs, fort de ses 17 écoles doctorales accueillant 5000 doctorants, le PRES Université de Lyon, appuyé sur quatre universités importantes, constitue aujourd’hui le plus fort groupement français d’établissements universitaires.

L’ensemble des membres de l’UdL représente une gamme particulièrement impressionnante de cursus, de tous les cycles (Licence, Master, Doctorat). (…) La recherche n’est pas en reste (…) qui se réalise au sein de 130 laboratoires de recherche dont 62 UMR CNRS et 12 unités associées à l’Inserm. La métropole lyonnaise est d’ailleurs un des sites majeurs pour le CNRS, l’INSERM, mais aussi pour le CEMAGREF, l’INRETS, l’INRIA, sans oublier l’IFP qui y a son siège (tous établissements avec lesquels l’UdL conventionne et qu’elle a intiment associé aux programmes des investissements d’avenir). Il s’agit d’un maillage particulièrement dense de structures de recherche, qui couvre l’ensemble des champs de savoir. Mentionnons également l’existence de 2 réseaux thématiques de recherche avancée (RTRA Innovations thérapeutiques en infectiologie, RTRA en SHS « Collegium de Lyon ») et de 3 Centres thématiques de recherche et de soins (Neurosciences et handicap, Cancérologie, Transplantation). (…) Les 17 écoles doctorales peuvent être considérées comme le cœur de notre système UdL, car elles assurent la jonction entre recherche et formation, et nous leur donnons d’ailleurs une place de choix dans notre projet.

(…)

Cela posé, il ne faudrait pas omettre un des aspects majeurs du « profil » du site de Lyon Saint- Étienne : celui qui résulte de la longue tradition métropolitaine d’entrepreneuriat et d’innovation industrielle et tertiaire. Il s’agit là d’un aspect majeur, dans la perspective des investissements d’avenir, qui doivent, ne l’oublions pas, contribuer à développer les capacités de notre pays à tenir son rang dans la compétition économique mondiale. Nous estimons donc qu’il est indispensable de concevoir nos projets à partir de l’excellence universitaire mais avec en perspective la capacité de stimuler le triangle vertueux de la société et de l’économie de la connaissance : recherche-formation- innovation. Pour ce faire, le partenariat avec les acteurs socio-économique est impératif.

Celui-ci ne s’invente pas du jour au lendemain, à partir de rien. C’est là où la caractéristique du site métropolitain de Lyon et Saint-Étienne est décisive. Berceau de la première révolution industrielle française, lieu stratégique de grandes innovations industrielles (songeons à la chimie, à l’infectiologie, au textile, mais aussi…. au cinéma, inventé à Lyon et qui nous a légué une véritable expertise en matière d’industries de l’image), la métropole Lyon/Saint-Étienne est aujourd’hui un périmètre majeur de l’économie française. Et un périmètre où les acteurs économiques sont depuis longtemps préoccupés d’innovation (jusqu’à fonder il y a plus d’un siècle la fondation scientifique de Lyon et du Sud Est, pour stimuler l’innovation, institution qui, en 2011, se transformera, dans le cadre de nos projets investissements d’avenir, en Fondation pour l’université de Lyon). Une telle tradition d’innovation explique aussi l’importance des formations d’ingénieur à Lyon et Saint-Étienne, celles- ci bénéficiant du soutien sans faille des entreprises et alimentant en retour l’économie de compétences technologiques.

(…)

La métropole universitaire Lyon/Saint-Étienne présente donc cette caractéristique assez exceptionnelle en France d’une pratique continue de l’innovation, depuis au moins le XVIIIe siècle, fondée sur le partenariat entre la formation supérieure, la recherche, la technologie. Et une pratique qui, loin d’avoir diminué depuis quelques années, trouve dans l’existence de l’université de Lyon et de ses projets mobilisateurs une raison de nouvelle dynamique. (…)

Une telle tradition d’innovation se ressource donc en permanence dans de nouveaux projets, ce dont l’Idex rend compte. C’est dans cette perspective qu’il faut également apprécier la volonté des acteurs métropolitains de développer, à partir de ce qui s’est fait à Saint-Étienne où a été créée la Cité du Design, un pôle de compétences métropolitaines autour du design. Cette activité illustre bien l’intérêt de la convergence de la fonction de la recherche et de l’innovation au service d’un renouveau de la conception et de la production d’objet. L’université de Lyon participe pleinement à cette stratégie et le design se retrouve dans de nombreux projets Idex, la cité du design constituant le pôle de référence pour cette démarche.

Chaque établissement de l’UdL pris séparément est sans conteste doté de qualités : certains sont d’ailleurs pris en compte dans des classements mondiaux. (…)

b) La nécessité de coopération.

Pour autant, le choix a été fait de considérer que la dispersion en 19 établissements était une fragilité qu’il fallait dépasser, si nous voulions atteindre le rayonnement international fondé sur la qualité de nos activités, que nous visons. En ce sens, nous avons pris conscience du caractère dissipatif du système Français et à rebours, de l’extraordinaire marge de progrès qui est la nôtre dès que nous parvenons à faire coopérer les établissements. La variété des capacités de recherche et de formation d’un site comme Lyon Saint-Étienne devient alors un atout. Sans coopération, cette variété peut se transformer en handicap, en désordre. Elle perd surtout de la visibilité à toutes les échelles (du local à l’international).

Une telle certitude est venue d’un constat empirique. A partir des années 1990, lentement d’abord, on a vu se développer de plus en plus de coopérations au quotidien, mis en place à la base, autour des exigences de la recherche et de la formation doctorale. Ainsi sont apparus les laboratoires partagés, les écoles doctorales de site, dont l’existence a préparé l’émergence de l’établissement de coopération. Notre stratégie commune, avant de devenir un choix politique, a d’abord été une réalité de terrain. Ceci explique sans doute la vigueur actuelle des coopérations.

Ainsi l’Eurométropole de Lyon/Saint-Étienne, constitue d’ores et déjà un grand site complet de formation, de recherche et de valorisation, le plus important en France hors de la région Ile de France. Mais ce constat ne doit pas nous suffire, il nous faut désormais progresser en qualité et en cohérence de nos actions, il nous faut accroitre notre rayonnement international et notre attractivité. C’est là le fondement même de notre réponse à l’Idex. Bien sûr nous bénéficions déjà d’une certaine notoriété internationale, car les politiques de nos établissements membres et la stratégie récemment développée par l’UdL en la matière nous ont permis de beaux succès : créations de laboratoires de recherche internationaux, avec le CNRS, à L’East China Normal University de Shanghai (ECNU), à l’université Tohuku de Sendaï, au Japon ; développement d’une présence constante de l’UdL à Shanghai, à partir de l’ECNU ; accueil prochain du Todaî Forum (en octobre 2011) et signature d’une convention avec l’Université de Tokyo Todaï ; signature d’une convention de partenariat en matière de co-tutelle de thèses avec l’université d’Ottawa, sont quelques-unes des expressions récentes de cette dynamique. On pourrait y ajouter la qualité des relations que nous entretenons avec les universités du Québec. Mais nous pouvons et devons aller beaucoup plus loin, afin de placer notre site comme une référence.

Pour cela nous proposons un projet très ambitieux, dont nous commençons à détailler les contours dans ce document B. Il reste évidemment à préciser bien des actions que nous entendons conduire, avec nos partenaires. Cela sera l’objectif de la phase d’échange avec le jury que de nous permettre d’apporter des éléments de preuve du bien fondé et du caractère sensé et réaliste de nos propositions. Cette phase sera aussi décisive pour finaliser l’implication dans l’Idex des établissements membres du PRES.

LE PROJET STRATÉGIQUE

LES POSTULATS QUI FONDENT NOTRE DÉMARCHE IDEX

Notre projet Idex se fonde sur quelques grands postulats transversaux qui ont guidé notre réflexion. Celle-ci a été menée à l’échelle des 19 établissements du PRES, depuis plusieurs mois, avec la volonté d’impliquer dans la construction des projets le plus grand nombre de collègues possibles, ce qui est un choix qui n’est pas toujours simple à assumer mais qui nous a paru indispensable à la réussite de la démarche.

1. L’approche par les enjeux : réinventer un nouvel universalisme de l’université et la convergence des savoirs.

La logique même de la recherche et de la formation supérieure pousse à toujours plus de spécialisation. Celle-ci est nécessaire, elle constitue une des conditions du progrès des connaissances. Pour autant, elle fait perdre de vue que les grandes énigmes scientifiques, comme les grandes questions sociales sont toujours, ou presque, transversales. Nous souhaitons donc, à travers la démarche Idex, promouvoir une approche par enjeux qui assure de faire converger les compétences de scientifiques, d’experts, d’acteurs d’origines différentes. Ces problèmes, que nous plaçons au centre du projet Idex (ceux posés par la santé, par le développement soutenable, par la complexité des systèmes biologiques, physiques, sociaux, par la dynamique des savoirs et des cultures dans un contexte de mondialisation) sont en même temps scientifiques, technologiques, culturels, sociaux, politiques. Et c’est bien cela qui nous intéresse : à travers la reconnaissance de tels problèmes et du fait qu’ils dépassent de beaucoup le cadre du laboratoire, nous voulons relancer la dynamique d’implication de la science dans la société et ses débats. Ainsi, l’Idex doit assurer à la fois que la recherche se bonifie dans nos cénacles spécialisés, que s’établissent des connexions interdisciplinaires

inédites et que soient lancés des ponts vers les acteurs de la société et vers les forums de débat citoyen. Il s’agit pour nous de réinventer l’idéal universitaire d’universalité des savoirs, mais à destination de ce siècle qui s’ouvre, au seuil des mutations considérables de nos cadres de vie et de nos environnements que nous voyons se profiler. Dans ce cadre, nous estimons que l’UdL possède des atouts : sa richesse tant en sciences du vivant et de la santé, qu’en sciences expérimentales, qu’en sciences de l’ingénieur, qu’en sciences humaines et sociales en fait un site privilégié pour donner corps à cette nouvelle convergence des connaissances. Tous nos projets Idex (dont ceux de laboratoire d’excellence) sont marqués par cette volonté de convergence et d’implication.

2. La construction d’un écosystème de l’innovation au service du progrès global de la société.

Les États Généraux de l’Industrie, tenues en 2010, ont permis d’identifier cinq orientations stratégiques prioritaires dans la région Rhône-Alpes, au premier rang desquelles figurent l’innovation et l’entrepreneuriat, le développement du financement et de la taille critique des entreprises et la qualification des ressources humaines. Le rapport des États Généraux encourage vivement le développement d’un « réseau de passeurs de l’innovation pour l’accompagnement des PME vers l’innovation», le «renforcement des échanges entre laboratoires et entreprises» ou encore la « préparation de grands projets réunissant industriels, recherche et formation d’envergure au moins européenne sur des campus technologiques».

De même, dans son rapport du 14 décembre 2010, le CESER Rhône-Alpes préconise entre autre de faire émerger un « Conseil régional de l’innovation », de créer des « quartiers de l’innovation » ouverts, de promouvoir « l’expression de l’innovation ouverte », mais également de parier fortement sur les jeunes pour promouvoir la culture de l’innovation.

Par ailleurs, On peut souligner que la plupart des grands « hubs d’innovation & d’entrepreneuriat » dans le monde (Silicon Valley / USA, Bangalore / Inde, Singapour, Zhejiang / Chine, Tel Aviv / Israel, Lausanne / Suisse, Cambridge / Grande-Bretagne, …) sont structurés autour d’un dispositif d’excellence en recherche et enseignement supérieur, connecté au monde économique et aux institutions de financement et véritable poumon entrepreneurial de toute une région.

A partir de tous ces constats, et en nous appuyant sur notre capital d’expérience métropolitaine en la matière, nous avons souhaité mettre en œuvre une action particulièrement volontariste. C’est pourquoi l’Université de Lyon s’est fixé un objectif clair et ambitieux : contribuer à faire du territoire Lyon / Saint-Étienne un « écosystème d’innovation » et un « hub entrepreneurial » de rang mondial. Cette visée dépasse le cadre de l’Idex et même du projet SATT. Il s’agit d’une politique très globale, qui s’appuie aussi sur des actions au jour le jour de tous les établissements membres et met en exergue le partenariat le plus élargi possible avec les acteurs économiques et sociaux. Mais nous souhaitons nous saisir des investissements d’avenir pour accélérer les choses et précipiter des évolutions.

3. Créativité, expérimentation, transmission, médiation interculturelle : l’université acteur éthique d’une société ouverte.

Nous pensons que les investissements d’avenir ne doivent pas être tributaire d’une conception purement utilitariste des projets proposés. S’il est bien évident que nous voulons et devons concourir au développement économique de la métropole, de la région et du pays tout entier, nous estimons aussi que la responsabilité sociale et culturelle des établissements de l’UdL est forte et que nos programmes doivent aborder frontalement cette question de la responsabilité et de notre rôle possible dans l’évolution des sociétés, au-delà de l’économie. C’est pourquoi nous faisons la part belle dans cette Idex à 3 aspects complémentaires. En lien avec l’insistance mise sur l’innovation, c’est l’ensemble des activités créatrices et d’expérimentation que nous entendons promouvoir. On verra que cela s’applique même aux propositions d’évolution de notre système universitaire que nous allons faire. La création et l’expérimentation sous toutes leurs formes sont des valeurs, que nous devons soutenir encore plus en ces périodes de doute, voire de retour de certains dogmatismes obscurantistes. Mais il nous faut aussi rappeler que toute société de la connaissance doit faire la part belle à la transmission des savoirs, des idées, des connaissances, ce qui, on le verra, justifie que nous voulons consacrer plusieurs actions à ce thème. La focalisation sur la transmission, indispensable vecteur du « vivre ensemble », nous conduit aussi à insister sur l’importance prise par l’interculturalité, mot qu’il faut entendre ici dans son acception large, dans le monde contemporain. De moins en moins de situation et d’organisations sociales sont désormais en dehors de l’interculturalité. Celle-ci existe aussi dans l’université (car la trans et l’interdisciplinarité que nous voulons promouvoir nous confrontent aux difficultés d’échanges interculturels d’un genre particulier). Ainsi, l’interculturalité est à la fois une dynamique et un problème. Nous y consacrerons d’ailleurs un programme expérimental. (…)

4. La coopération exemplaire entre les universités et les écoles doit être conçue comme une «marque de fabrique » du projet Idex déposé par l’UdL.

Notre site de Lyon/Saint-Étienne est marqué, on l’a dit, par l’association de quatre universités riches de la qualité de leur formation et de leur recherche, et d’un nombre important d’Écoles. On ne retrouve pas une telle variété ailleurs. De ce fait même, notre démarche collective dresse la coopération entre ces deux types d’établissements non seulement en contexte de l’action commune mais en caractère majeur de celle-ci. Un de nos paris est donc que, via l’Idex, on accentue encore ce caractère et que l’on montre ainsi qu’il s’agit d’une voie majeure de développement du système français d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation et un moyen pour lui d’affronter au mieux la concurrence mondiale. C’est une façon de dire que nos objectifs d’organisation de notre système coopératif, très présents dans l’Idex, ne sont pas accessoires mais substantiels, car nous estimons que cette coopération produit déjà et produira plus encore bientôt une valeur ajoutée forte pour l’ensemble du système et du territoire. Nous livrerons des indicateurs sur cet objectif comme pour tous les autres.

5. Le territoire comme signature : L’Idex au service d’une vision partagée de l’avenir métropolitain et régional.

Un des caractères majeur de nos projets est qu’ils sont appuyés sur une véritable vision du territoire métropolitain et régional et du rôle que nous pouvons et devons y jouer. Nous avons conscience de ce que l’on pourrait appeler notre responsabilité territoriale : il s’agit pour nous d’être à la fois des acteurs des dynamiques territoriales, des instruments de celle-ci et, in fine des emblèmes de nos territoires de référence.

De ce point de vue, notre projet exprime sans conteste notre arrimage à l’évolution métropolitaine de la grande agglomération de Lyon/Saint-Étienne. Ce n’est donc pas un hasard si les pouvoirs locaux de ce périmètre nous associent désormais à toutes leurs réflexions stratégiques et mettent en valeur notre contribution à leur politique d’affirmation du statut d’Eurométropole de cet ensemble qui regroupe plus de 2 millions d’habitants et qui se construit désormais autour de grandes stratégies communes – dont le développement universitaire et technologique. C’est aussi dans ce cadre qu’il faut saisir le soutien des collectivités locales à nos projets Lyon Cité Campus, hier, et Investissements d’avenir aujourd’hui. Faire vivre l’Eurométropole n’est pas envisageable sans la contribution de l’université et, symétriquement, faire exister l’UdL comme un des 10 sites européens majeurs de l’enseignement supérieur et de la recherche n’est pas concevable sans cette signature territoriale et cet appui des autorités d’agglomération.

Notre projet est aussi inscrit dans le cadre d’une vision régionale, tant il est vrai que la Région représente un partenaire indispensable à ses stratégies. A l’échelle nationale, la région Rhône-Alpes se place en second, juste après l’Ile de France, en matière de dynamique universitaire, scientifique, économique (et démographique). C’est aussi une grande région européenne d’innovation, reconnue comme telle, qui compte deux sites universitaires français majeurs : Lyon/Saint-Étienne, Grenoble- Savoie. Cette bipolarité est une chance et pour la région et pour chacun des deux pôles universitaires. Elle justifie à la fois que les sites métropolitains aient chacun déposé des dossiers d’Idex et investissements d’avenir (car le potentiel universitaire est considérable dans les deux cas) et que nous ayons le souci de ne pas transformer ce bi-pôle, qui stimule l’émulation, en support de rivalités. Notre projet a été construit en pleine intelligence avec nos collègues grenoblois, en visant la complémentarité et en recherchant une dynamique globale dont bénéficiera la Région.

Texte écrit par Michel Lussault, président du Pres université de Lyon, décembre 2010.

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Michel Lussault

Effondrement-2

Après les résultats de l’enquête Pisa 2009, je souhaite aborder un phénomène très différent, mais qui me semble aussi témoigner d’un effondrement de nos certitudes, de nos modes d’organisation de la formation supérieure et de nos pratiques actuelles. Au risque de surprendre, je partirai des récentes et turbulentes manifestations d’étudiants anglais contre l’augmentation spectaculaire des droits d’inscription (Tution Fees annuels qui passeraient d’environ 3200 Livres Sterling à un plafond de plus de 9000 Livres en 2012 !!) programmée par le gouvernement de David Cameron en Angleterre (L’Ecosse et le Pays de Galles possèdent un système spécifique). Selon moi, même si cet évènement possède des caractéristiques spécifiques liées à la nature même du système universitaire britannique, il donne la possibilité d’aborder un problème majeur : aujourd’hui, la question de l’avenir du financement des études supérieure est particulièrement cruciale et on doit penser que nous devrons instamment inventer de nouvelles solutions en la matière.

La colère des étudiants et de leurs familles s’explique d’abord par l’importance inédite de la hausse et surtout le fait que celle-ci vient en compensation de coupes claires dans le financement des activités de formation des universités. Le gouvernement, tout à son plan drastique de rigueur, a décidé de diminuer radicalement le budget alloué à l’enseignement supérieur (mais pas à la recherche, dont les fonds sont maintenus au nom de la compétitivité, attitude dissymétrique sur laquelle je reviendrai dans un prochain billet). La hausse des droits ne correspondra donc pas à une volonté d’améliorer le financement global, mais simplement à celle de maintenir son niveau actuel, par substitution de la contribution des familles à celle de l’Etat. L’assurance donnée par le gouvernement que les étudiants les plus pauvres continueront d’être soutenus (et même mieux aidés), le recours à l’argument traditionnel que l’investissement dans l’éducation rapporte à un individu et que celui-ci peut légitimement s’endetter pour y contribuer, l’idée qu’une telle augmentation améliorerait l’offre éducative d’universités stimulées par la concurrence, l’antienne que les étudiants eux-mêmes, compte-tenu des coûts, seraient plus motivés et impliqués dans leurs études, rien de cela n’a apaisé la colère de nombreux étudiants et citoyens. La loi a été votée, certes, mais ce vote a causé des dégâts durables dans l’opinion. Notons au passage le revirement des libéraux démocrates, membres importants de la coalition gouvernementale, qui avaient durant la campagne électorale défendu le principe de la diminution du coût des études (voire de leur quasi-gratuité). Cette volte-face a accentué la colère de membres des classes moyennes urbaines diplômées se sentant promptement trahis par une formation politique qui avait su attirer la sympathie d’une partie non négligeable de cet électorat.

En fait, à lire les contributions de différents protagonistes dans la presse britannique, à écouter ce que les médias (notamment la BBC qui a couvert avec beaucoup de rigueur et de précision ce dossier) en ont rapporté, on s’aperçoit d’une chose. Ce qui s’est effondré, c‘est la confiance que les familles des groupes sociaux intermédiaires avaient dans l’idée que l’investissement éducatif était “rentable”, donc qu’il pouvait être acceptable de payer pour celui-ci.

Cet effondrement est lié à trois facteurs.

1. La prise de conscience brutale que le retrait de l’État signifiait que la puissance publique renvoyait désormais de plus en plus l’éducation supérieure et son financement à la seule sphère privée. Or, si les britanniques sont traditionnellement très à l’aise avec le principe d’un fort engagement des individus dans la production des “biens communs”, on a constaté que, dans cette affaire, nombre d’entre-eux (et encore une fois au premier chef, notons le, les citoyens des classes moyennes, pour une raison que j’expliquerai en point 3) estimaient que l’État ne pouvait pas ainsi se dégager si facilement de l’éducation supérieure.  Et ce d’abord parce que celle-ci profitait à la société toute entière et pas seulement aux individus pris isolément. On a donc vu se diffuser des argumentaires sur le caractère de “public goods” des savoirs et sur la nécessité de maintenir une présence forte du financement d’État dans l’enseignement supérieur, même en période de restriction budgétaire. En d’autres termes, contre l’exclusivité du postulat que l’éducation est d’abord rentable pour un individu, s’est imposé le principe qu’il s’agit aussi d’un investissement collectif bénéfique à la société tout entière, à sa dynamique, à son équilibre. Dès lors, la question du partage du coût des études devient ipso-facto politiquement  fondamentale. Ce que la plupart des manifestants et des opposants réclamaient d’ailleurs, était que ce problème soit réellement débattu dans toutes ses implications et non que le point soit traité de manière expéditive par un seul vote parlementaire (très peu demandant la gratuité des études, notion assez étrangère aux britanniques).

2. Si les précédentes augmentations (très substantielle, ces dernières années) des Tuition Fees avaient été acceptables et acceptées, c’était en raison du maintien de la croyance dans l’employabilité des diplômés de l’enseignement supérieur. Il paraissait possible de payer si l’on avait l’assurance de pouvoir rapidement rembourser les emprunts contractés (pratique très courante outre-manche dans les classes moyennes) pour les études grâce à un emploi rémunérateur rapidement obtenu à la fin des études. Mais cette idéal vole en éclat avec la mutation des systèmes productifs et des marchés de l’emploi, mutations que la crise économique précipite. Aujourd’hui, c’est bel et bien l’employabilité des diplômés qui est globalement mise en question et l’idée d’une corrélation stricte entre niveau de formation et niveau d’emploi et de rémunération est de plus en plus battue en brèche.

3. Les ménages des classes moyennes ont le sentiment de devenir les victimes des processus de déclassement. Ce sentiment était jusque là compensé par la relative assurance de pouvoir insérer leurs enfants dans des positions professionnelles solides et de niveau équivalent ou meilleur à celles des parents, via les études. Or on vient de souligner que la chose est désormais remise en cause. Dès lors, l’idée du déclassement s’accentue et devient insupportable car elle manifeste la possibilité d’une inversion de tendance intergénérationnelle. Les classes moyennes se sentent prises en étau entre des groupes sociaux plus démunis, qui bénéficieront encore de l’aide aux études, et des plus dotés qui, quant à eux, peuvent jouer de tous les atouts de leurs réseaux sociaux pour assurer à leurs rejetons les bonnes places tant à l’université que sur le marché du travail ou que dans les sphères de pouvoir. Les groupes sociaux intermédiaires se sentent souvent abandonnés par l’Etat, qui apparaît replié sur la politique sociale (plus ou moins compassionnelle et moralisatrice) et sur le soutien à la compétitivité des entreprises, qui passe notamment par le maintien des aides publiques à la recherche. L’idée de l’injustice était très présente dans les cortèges de manifestants anglais et chez les contempteurs de la réforme.

Le cas anglais n’est pas isolé, loin de là ; je crois que les 3 facteurs ici très schématiquement présentés pourraient être retrouvés ailleurs. En vérité, partout au monde, la question du financement des études supérieures se pose avec acuité et le problème des frais d’inscription est un bon indicateur de la difficulté du dossier. En effet, l’envolée des tarifs est constatable en de nombreuses contrées, notamment là où l’argumentaire classique anglo-américain de l’investissement rentable pour la personne est de mise. Dans de nombreux cas toutefois, le niveau atteint par les droits d’inscription pose de plus en plus de problèmes, notamment parce qu’il met désormais en difficulté les ménages aux revenus moyens. Tout le monde reconnaît aujourd’hui (même aux États-Unis) que l’on est proche d’atteindre le plafond des niveaux de contribution de l’individu, plafond au-delà duquel le financement direct parait difficilement envisageable pour le plus grand nombre. Pourtant, on fait souvent comme si de rien n’était, notamment dans les pays (nombreux) où domine de manière quasi obsessionnelle la doxa qui consiste à considérer a priori que la charge fiscale des ménages ne peut jamais être alourdie. De ce point de vue, on le sait, les citoyens de nombreux pays sont souvent schizophrènes : demandeurs de l’intervention publique, dénonciateurs de l’impôt. D’ailleurs, en Grande Bretagne, les opposants à la réforme des conservateurs ne se sont pas empressés d’admettre que le maintien de l’engagement de l’Etat pouvait nécessiter une fiscalité révisée à la hausse.

Je pense quant à moi que si nous voulons consolider un système d’enseignement supérieur digne de ce nom, ouvert au plus grand nombre, à la hauteur des enjeux de construction des sociétés de la connaissance, nous devrons faire des choix déchirants en matière de financement (en sachant que les besoins en la matière seront massifs). Face à ce problème, les deux mythologies antagonistes de l’utilité personnelle (l’individu-investisseur est le financeur principal) et de la gratuité sont à renvoyer dos à dos. Le pur utilitarisme individualiste est un leurre (qui ignore la dimension sociale de l’acte éducatif et qui occulte en général que celui-ci est toujours soutenu par des fonds publics), tout comme l’idée, séduisante mais naïve, de la gratuité (tout a un coût et il faut toujours trouver des payeurs, qui en dernière instance sont les ménages). Ces deux “dogmatiques” obscurcissent la question et empêchent que le véritable débat politique naisse et se déploie.

Alors qu’il faudrait aborder ce problème le plus collectivement possible, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle mondiale (car le savoir est un bien commun de l’humanité et la formation un droit universel). Et ce faisant, tenter d’arbitrer et de réaliser des choix qui permettraient à chacun des 4 contributeurs possibles de fixer leur part directe respective à cet effort collectif. A savoir : l’État, qui devrait à mon sens rester et de loin le principal bailleur de fonds ; les collectivités locales (au premier chef les régions et les agglomérations) qui devraient  assumer un rôle financier majeur, à la hauteur du rôle des universités dans les dynamiques territoriales ; les entreprises, qui n’ont pas encore assez pris conscience de leurs responsabilités particulières en ce domaine, et qui devraient réaliser un effort sans souci d’utilité immédiate, comme une contribution à la prospérité générale, sans se limiter à une vision étroite du retour sur investissement technologique ou en termes de main d’œuvre ; les citoyens, enfin, qui outre l’impôt peuvent dans certaines conditions admettre de financer directement telle ou telle activité supérieure.

Un tel dispositif de financement croisé explicite et explicité supposerait la capacité de conclure, à chaque fois, un véritable pacte social national et exigerait des universités une responsabilité accrue et une qualité plus effective de ses prestations. Cela peut paraître illusoire, mais sans cela, c’en sera bientôt fini du modèle d’enseignement supérieur ouvert et de qualité auquel il nous faut pourtant encore croire.

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Michel Lussault

Meilleurs vœux

Je souhaite à tous les lecteurs de ce blog une très bonne année 2011. Je continuerai ici, dans les prochains mois, de tenter de contribuer à ce que le débat public sur l’université soit le plus dynamique possible. J’ai choisi, vous l’avez constaté, de publier assez peu de textes, mais relativement longs, pour éviter de verser dans le travers des blogs d’humeurs ou de réactions instantanées à la moindre péripétie. En cette matière, d’ailleurs, le domaine est fort riche et cela me dispense de vouloir y participer! J’essayerai donc de mettre en ligne un billet par semaine et de cerner ainsi la plupart des grandes questions qui traversent le domaine de la formation et de la recherche. Merci de votre soutien et de votre accompagnement par la lecture et le commentaire.

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Michel Lussault

Effondrement – 1.

Ce billet en deux temps au titre à la Thomas Bernhard me permettra de traiter de deux évènements en apparence sans grand lien mais qui me paraissent tous deux témoigner, chacun à leur manière, de la fin d’une époque.

Commençons par l’enquête Pisa 2009 qui vient d’être publiée. Ce blog on le sait n’est pas consacré à l’enseignement scolaire et secondaire mais ne s’interdit pas quelques excursus. Je me l’autorise ici d’autant plus que Pisa questionne directement l’universitaire que je suis. Soulignons d’abord la grande qualité de cette enquête. L’étude Pisa est rigoureusement conçue, déployée et restituée, ce qui honore ses auteurs et ses éditeurs. En tant que telle, elle mérite d’être lue attentivement et méditée car elle est sans conteste un véritable instrument comparatif de situations nationales.

La présente livraison de Pisa n’incite guère un français à l’optimisme. Je pense que chacun connaît les résultats bruts. La France se situe dans la moyenne des pays étudiés en termes de maîtrises des compétences écrites, scientifiques et mathématiques des jeunes de 15 ans, loin des pays les plus avancés en la matière (la Corée et la Finlande étant souvent en tête, suivis par le Japon, des pays scandinaves, des pays d’Europe non latine, des pays asiatiques, en notant les scores élevés de la Nouvelle Zélande, de l’Australie, du Canada, mais aussi de Singapour ou encore de la région de Shanghai qui a été enquêtée). Mais cette affirmation ne doit pas cacher que les performances des élèves français tendent à s’affaiblir par rapport à celles relevées par Pisa 2003, même en mathématiques. Notre pays se situe désormais dans la partie basse de la catégorie des pays moyens et sur une pente descendante, quels que soient les indicateurs observés. Ainsi, la France passe de la 12eme à la 18eme place en matière de compétences de lecture des élèves, de la 13eme à la 16eme position en compétences de mathématiques, et conserve le même rang (18eme) en  compétences de sciences.

Bien sûr, il ne manquera pas de partisans pour dénier à Pisa toute pertinence, pour dénoncer à grand coup de discours ronflants que cela ne signifie rien, comme on ne peinera pas à trouver des apôtres du retour à l’école à l’ancienne, prenant prétexte de Pisa pour dénoncer la dérive “pédagogiste” et le relâchement de l’exigence comme explication unique et ultime des médiocres performances de nos élèves. Sans même parler de tous ceux qui tenteront de ne rien en dire et de n’en rien penser, ou de se contenter de commentaires émollients. A ces personnes, conseillons d’aller lire l’enquête en détail et de regarder en particulier les cas des pays en tête de classement, qui sont en général dotés de systèmes très différents du nôtre en même temps que très éloigné du modèle mythique de l’école républicaine, choyé par les néoconservateurs de tout poil.

A n’en pas douter les résultats de Pisa sont dérangeants pour notre éducation. Je pense même qu’ils confirment  que notre école s’effondre et qu’il serait illusoire de croire que l’appel aux valeurs d’antan pourrait nous être d’un quelconque secours.  Elle s’effondre au sens où elle ne permet plus d’assurer la qualité pour le plus grand nombre. Bien sûr, elle assure toujours de former convenablement une petite fraction d’élèves très compétents (et notamment en lecture et compréhension de l’écrit). Mais il faut ajouter immédiatement que ces élèves ne font pas vraiment la course en tête à l’échelle de l’étude Pisa. Si nos très bons élèves, tant choyés, autour duquel tout le système primaire, secondaire et supérieur se construit, sont un peu plus nombreux que la moyenne de l’OCDE, ils ne sont ni plus nombreux ni dotés de scores  meilleurs que les élèves les plus performants des pays les mieux classés.
Au contraire, ceux-ci, où le taux d’élèves en difficulté est le plus faible, sont aussi ceux où les élèves les plus compétents sont les plus nombreux et obtiennent les scores les plus élevés. Comme si la qualité globale d’un système éducatif concourrait directement à l’amélioration de la performance de tous, les meilleurs y compris. Désormais, sous les feux de la comparaison mondiale, même notre discours sur l’élitisme sonne creux. Notre élite scolaire est étriquée, pas meilleure qu’ailleurs (eh oui, on sait bien former les élites intellectuelles ailleurs qu’en France et avec d’autres méthodes et d’autres rythmes scolaires!) et elle ne cache plus la part très importante (beaucoup plus importante que la moyenne Pisa) des élèves, notamment les garçons, en très grande difficulté dans tous les domaines de test.
En la matière, le constat est implacable. Le nombre d’élèves en-deçà des maîtrises élémentaires en termes de lecture, d’outils de langue, de sciences et de mathématiques a crû de manière spectaculaire en France. On retrouve dans ce groupe, pour lequel le pronostic scolaire est très sombre, une sur-représentation flagrante des élèves issus des milieux sociaux défavorisés et/ou issus de l’immigration. La correspondance est donc forte entre inégalité scolaire et inégalité sociale, alors qu’un nombre substantiel de pays bien classés conjuguent forte diversité sociale, forte diversité d’origines géographiques, bonnes compétences du plus grand nombre et performance des meilleurs. Comme le disent les experts de l’OCDE, de tels résultats montrent « que l’équité et la qualité ne doivent pas être considérées comme des objectifs antagonistes ». Leçon que nous devrions méditer.

Je ne peux ici faire d’analyse exhaustive, mais vraiment j’ai trouvé cette enquête accablante. Il s’agit d’une nouvelle confirmation qu’il est urgent d’engager une vaste réflexion d’ensemble sur notre système de formation, qui repose sur le sable de fictions auxquelles nous continuons de feindre de croire, effrayés que nous sommes de l’ampleur de la tâche qui devrait nous occuper. Car tout est à repenser et à réformer de fond en comble.

Tout d’abord le déroulement du cursus lui-même et les objectifs fixés à chaque niveau. Que faudra-t-il attendre pour remettre en cause les silos disciplinaires, le travail solitaire des professeurs, la faiblesse didactique de nos enseignements,  les pratiques évaluatives vexatoires, toutes choses qui n’existent guère en d’autres contrées? Et que dire de notre usage du redoublement, qui est strictement corrélé avec l’accentuation des inégalités scolaires (les systèmes où l’on abuse du redoublement sont les plus inégaux) ? Va-t-on encore et encore nous servir les vieilles lunes pour justifier l’injustifiable? Va-t-on encore nous faire le coup de la dénonciation de la pédagogie pour tenter d’expliquer de tels médiocres résultats collectifs? Va-t-on encore écouter les grandes orgues du nécessaire retour aux exercices de la vieille école républicaine ? Comment continuer de croire à l’idée que le prix de l’excellence est le saccage générationnel alors que tout autour de nous montre le contraire? Par ailleurs, comment va-t-on expliquer que les pays où les élèves sont les plus performants sont aussi ceux où les journées de travail des enfants sont plus courtes qu’en France, où l’aberration de la semaine de 4 jours n’existe pas, où les vacances scolaires sont mieux réparties et proportionnées. Bref des pays où les rythmes et les temps de l’éducation ont été pensés pour contribuer à l’amélioration de la qualité de la scolarité et des compétences des élèves. Notre stakhanovisme scolaire a pris un coup de vieux, il serait temps de s’en apercevoir.

Toutes ces révisions imposeraient qu’on nourrisse les démarches des acquis des recherches en éducation. La plupart des grands pays investissent dans de telles recherches et s’y appuient pour faire évoluer les choses. Qui en France soutient la recherche et l’expertise en éducation, qui la prend au sérieux ? Nous vivons dans un pays où le mépris dans lequel on tient cette réflexion est presque sans équivalent : elle suscite même quasiment de la haine. Le Ministère de l’éducation nationale s’est débarrassé de l’INRP et la France est transparente au sein du débat éducatif mondial, pourtant très intense et très structuré, qui passe par de nombreux canaux (Unesco, OCDE, World Forum in Education etc). Il est vrai que l’on peut aussi entendre chez nous des responsables politiques dire que la formation initiale et continue des maîtres ne sert pas vraiment à quelque chose. Il est d’ailleurs à craindre que les IUFM seront encore les boucs émissaires désignés pour expliquer notre effondrement. Les pauvres! Ils ne méritent ni cet honneur, ni cette indignité. Ils ne sont pas le problème que nous aurions à résoudre, mais un des symptômes, parmi d’autres, de notre incapacité historique à penser l’éducation dans tous ses aspects.

Et pourtant, sortir du processus d’effondrement exigerait de réviser de fond en comble la formation des maîtres. Et là, c’est peu dire que le travail est colossal. Il concerne au premier chef les universités. Celles-ci n’ont pas véritablement investi ce domaine. Ou plutôt, elles restent tellement tributaires du cadre fixé par les concours nationaux de recrutement que rien de véritablement cohérent ne peut être envisagé. Alors qu’il devrait s’agir d’une épine dorsale des formations universitaires, dès la licence. Une telle réflexion pourrait nourrir celle sur l’évolution des premiers cycles- avec en particulier la possible élaboration d’un cursus moins disciplinaire, destiné aux futurs professeurs. Mais on touche là à un noyau dur de notre incapacité collective à faire évoluer nos modèles.

J’ose l’écrire : les concours nationaux de recrutement constituent une double  aberration. Ils rendent impossibles toute réforme réelle des formations, car ils constituent un mécanisme archaïque de sélection et non pas un vecteur d’acquisition des compétences nécessaires à l’acte éducatif. Même au plan de la validation des savoirs disciplinaires, les concours sont creux, dans la mesure où ils sont de plus en plus déconnectés des savoirs scientifiques en train de se construire. Par leur conception même, ils dévalorisent aussi la pensée didactique. Parallèlement, les concours nationaux rendent aussi impossible l’adaptation des recrutements aux besoins spécifiques des établissements. Or, toutes les études montrent que les systèmes publics les plus performants mis en évidence par Pisa sont en général très déconcentrés. En d’autres termes, les établissements sont autonomes, possèdent une véritable marge de manœuvre pédagogique, contribuent à  (voire assurent) l’acte de recrutement des professeurs (formés par  des universités elles aussi très autonomes et attentives aux besoins éducatifs) gèrent leurs emplois du temps (avec des exigences fortes de présence au sein des établissements) et parfois leurs carrières. C’est peu dire qu’au royaume du jacobinisme égalitariste et peu équitable, nous sommes loin du compte.

Dernier point que je voudrais évoquer. La France est un pays où les inégalités sociales, notables, sont atténuées par des politiques redistributives parmi les  plus généreuses de l’OCDE. Mais ces inégalités sont de plus en plus territorialisées (dans les quartiers de grands ensemble notamment) et de plus en plus liées aux origines géographiques des individus. Dans ce contexte, l’école républicaine n’est à l’évidence plus un instrument d’atténuation des inégalités mais un outil d’accentuation de celles-ci. Et un outil que certains acteurs politiques et sociaux utilisent sciemment pour exclure du champ de la scolarité ordinaire les élèves les plus faibles (cf. la manière dont la carte scolaire ou l’orientation sont instrumentalisées). Bien d’autres pays, on l’a déjà dit, connaissent une diversité sociale et ethnique aussi voire plus importante que la France et pourtant scolarisent plus et mieux le plus grand nombre, sans dépenser plus (car notons que nous nous situons parmi les pays qui engagent le plus d’argent public par élève, la Corée et la Finlande par exemple étant aussi performantes qu’économes). Comment expliquer cette différence ? Sans doute d’abord par l’organisation à la  fois jacobine et pseudo décentralisée de la scolarité et du système scolaire, très coûteuse et intrinsèquement productrice d’inégalité, malgré l’apparence d’égalitarisme accentuée par le maillage régulier du territoire. Ledit maillage qui, par sa régularité même, induit en fait des inégalités de traitement, notamment du fait des coûts inhérents au maintien des nombreux établissements des zones peu denses. Peut-être y a-t-il d’autres facteurs aggravants. De ce point de vue, le dernier livre d’Hugues Lagrange, très dérangeant pour la doxa française, comporte des pages intéressantes sur la dimension culturelle de l’échec scolaire.

On me trouvera sans doute excessivement sévère et pessimiste. Je sais par ailleurs que beaucoup d’enseignants, de chefs d’établissements, d’acteurs du système éducatif tentent au jour le jour de trouver des solutions aux difficultés grandissantes qu’ils vivent. Beaucoup de ceux que je rencontre disent que le système est à bout. Et qu’il me soit ici permis de signaler que ma connaissance est nourrie du terrain : ma compagne est principale d’un collège situé en zone urbaine sensible de l’Est Lyonnais et nous habitons au sein du collège. Il s’agit, je vous l’assure, d’un poste d’observation très instructif, d’où l’on voit qu’il est urgent d’agir. En aurons-nous le courage?

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Michel Lussault

L’effet “Pres”

Sans aucun doute, les Pres, pôles de recherche et d’enseignement supérieur, créés depuis 2007, sont en passe de bouleverser le paysage universitaire français. D’abord conçus avant tout comme des instruments de coopération scientifique – ils sont nés de la loi pour la recherche de 2006 -, leur naissance a souvent suscité de l’ironie (une usine à gaz de plus !) ou/et de la méfiance. On a cru ensuite que la loi Liberté et responsabilité des universités (LRU) de 2007 allait les renvoyer rapidement au rayon des accessoires désuets avant même d’avoir servi.

Or, contre toute attente, les Pres, appuyés sur leur statut d’établissement public de coopération scintifique (EPCS), ont de l’effet. Ils deviennent, à la faveur des actions qu’ils mènent et notamment de leur rôle dans les grandes opérations nationales comme le plan campus ou, actuellement, les investissements d’avenir, des vecteurs de convergence des établissements, des catalyseurs de réflexions et d’évolutions parfois spectaculaires. Dans ce contexte, que l’on veuille les renforcer et l’on accentue la coopération qu’ils ont instaurée ; que l’on veuille les marginaliser et l’on choisit souvent de les surpasser en intensité, puisqu’on propose alors la constitution de nouveaux établissements universitaires plus englobants. Bref, il semble qu’on ne puisse guère échapper aux logiques de mutualisation que les Pres mettent en œuvre.

Il me semble donc que les Pres ont quelques mérites. A défaut d’être toujours aussi performants qu’on pourrait le souhaiter, ils permettent de mettre en exergue (y compris lorsqu’ils ne fonctionnent pas et là c’est par défaut qu’ils agissent) quelques points significatifs.

1.    Tout d’abord ils montrent, par le seul fait de la démarche de les composer à l’échelle d’un territoire pertinent (local ou régional), l’inanité du maillage actuel de l’enseignement supérieur. En territorialisant la réflexion, la constitution d’un Pres souligne l’absence flagrante de logique d’organisation cohérente de notre système universitaire. Celui-ci s’est instauré sous une double contrainte : celle de l’implosion des universités facultaires après 68 au profit de la constitution de nouvelles entités dont le périmètre a été souvent défini (dans les grandes villes françaises) par d’autres impératifs que ceux liés aux nécessités de la formation et de la recherche ; celle de la hiérarchisation explicite établie en France entre les formations « nobles » (les écoles, les filières sélectives des universités, dont la médecine et dans une moindre mesure les IUT, puis les autres formations à entrées régulées) et les formations viles (toutes celles qui ne sont pas sélectives, donc « universitaires »). Il en a résulté une atomisation qui rend incompréhensible l’ensemble et ce d’autant plus que la massification de l’enseignement supérieur est passé par là, renforçant au passage le mépris des élites pour l’université qui a assuré le plus gros de l’effort nécessaire. Bref, le Pres, en rassemblant sous une même bannière ce qui jusque-là était séparé et se concevait comme radicalement tel, souligne la facticité de ces clivages et appelle à la mise en place d’une nouvelle cohérence. Ils contribuent ainsi à faire passer le message de l’égale dignité de toutes les voies de formation et de tous les types de recherche.

2.    Les Pres sont des instruments qui prouvent la possibilité d’une coopération institutionnelle entre des établissements qui jusque-là s’ignoraient, voire se concurrençaient ostensiblement, et qui trouvent désormais des terrains d’entente autour de projets collectifs. Et ce tout simplement parce que, du fait même de l’évolution des activités d’enseignement supérieur et de recherche, les universitaires, quels que soient leurs établissement d’origine, ont depuis longtemps établi des coopérations fructueuses (ce que montrent bien les évaluations actuelles de l’AERES, site par site). Parce que bien des fonctionnements au jour le jour sont déjà très « métissés » (cf. notamment, un peu partout en France au sein des principaux sites métropolitains, les écoles doctorales, les équipes de recherche, le montage de grands programmes ANR et européens, le fonctionnement des clusters, des activités internationales, des programmes de master, voire de licence, la valorisation etc.) et donc qu’un grand nombre d’établissements partagent de fait des activités et des objectifs nombreux, il semble logique de vouloir et pouvoir franchir une étape et passer de l’informel (qui a certes ses délices et ses avantages) à une formalisation pragmatique! Il paraîtrait même paradoxal de fonctionner quotidiennement de manière transversale et de continuer de croire à la fiction des établissements qui seraient autant de silos clos, sans contacts entre eux. Et d’ailleurs, là où les Pres peinent, c’est presque toujours du fait de rivalités de personnes, de volonté de certains de refuser le partage des stratégies et des moyens d’action, du choix égoïste de rejeter le principe de coopération. Il n’y a dans ces cas pratiquement jamais d’arguments rationnels, mais des rhétoriques identitaires et des discours de clôture et de protection.

3.   Les Pres permettent aussi de montrer tout l’intérêt de revenir à l’idée d’université généraliste (« complète » comme l’on dit dans le monde francophone), là où les partitions des années 1970-80 avaient conduit à l’éclatement en établissements amputés d’une grande part des champs de savoir. On le sait aujourd’hui, composer des universités de sciences expérimentales d’un côté, de sciences humaines et sociales de l’autre, de sciences juridiques au milieu, voire de sciences de la santé ailleurs, fut sans doute confortable pour le corporatisme universitaire et la sanctuarisation des clivages politiques, mais fut une catastrophe pour la dynamique intellectuelle et scientifique de nos universités et pour leur rayonnement social, culturel, économique. Le président de la nouvelle université de Strasbourg, Alain Beretz, née de la fusion de 3 établissements, insiste à raison sur ce bénéfice immense de la création de la nouvelle entité.

4.   Il insiste aussi sur le gain en termes d’image, à la fois localement, nationalement, internationalement. La constitution d’une grande université généraliste, très identifiée à son territoire, renforce puissamment la considération que les acteurs locaux et les citoyens portent à cet établissement. A l’échelle internationale, il est possible de ne plus s’empêtrer dans des explications incompréhensibles pour tenter de faire comprendre à des collègues incrédules la « spécificité » du « modèle » français d’enseignement supérieur et de recherche. Le retour de notre pays au standard mondial de l’université publique pourrait être une des meilleures nouvelles que nous ayons eu à connaître depuis longtemps.

Bien sûr, les Pres ne règlent rien d’un certain nombre de problèmes de fond. Bien sûr, ils ne constituent pas des formes très stabilisées d’établissement. Bien sûr, ils ne sont pas suffisamment connus et appropriés par les personnels et les étudiants. Mais ils ont au moins le mérite de conforter l’idée que d’autres manières de concevoir l’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche, sur la base d’une forte logique territoriale, étaient envisageables. Ce n’est pas un hasard si partout en France, à la faveur des réponses à l’appel d’offre « initiative d’excellence » des grands investissements d’avenir, des projets de nouvelles universités recomposées naissent — qui, si elles étaient créées, feraient logiquement disparaitre les actuels EPCS qui auraient donc catalysé une mutation et seraient en quelque sorte victimes consentantes de leur succès. Le Pres Université de Lyon, que je préside, est ainsi porteur d’une réflexion très originale et stimulante sur la constitution, à l’horizon de 2015, de l’université fédérale de Lyon. Je ne sais ce qu’il en adviendra précisément, mais je suis sûr qu’un mouvement est lancé. Quoi de plus réjouissant que de voir l’université en marche ?

(A suivre…)

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Michel Lussault

Evaluer? Chiche!

Un récent appel à supprimer les notes à l’école élémentaires, lancé à l’initiative de l’AFEV le 22 septembre, à l’issue de la 3ème journée du refus de l’échec scolaire, mérite qu’on s’y attarde quelque peu, ne serait-ce que pour dépasser les réactions à l’emporte-pièce qu’il a suscité. Cet appel, je l’ai signé, avec un certain nombre de mes collègues. Il faut que j’explique la motivation de cette signature, alors que je suis assez souvent rétif à une telle pratique de pétition que je considère en général comme assez vaine. Mais là, tout en restant sans grande illusion sur l’impact de cette démarche, à la fois le pétitionnaire et le thème m’ont paru en valoir la peine, impliquer l’universitaire que je suis et rentrer dans le cadre de ce blog.

M’associer à l’appel est d’abord une manière pour moi de saluer l’AFEV et son travail. Cette Association de la Fondation Etudiante pour la Ville a été créée en 1991 (www.afev.fr). Depuis lors elle n’a pas varié dans son objectif, même si elle a fait évoluer ses actions : elle vise à lutter contre les inégalités scolaires qui minent les quartiers populaires. Le moins qu’on puisse dire, hélas, est que l’actualité de ce sujet n’a pas diminué depuis 1991, bien au contraire. L’AFEV concentre désormais ses forces sur l’accompagnement individualisé des enfants, qui permet de réunir parents, élèves, école, intervenants dans un même collectif de soutien. Ce sont des étudiants volontaires qui assurent cet accompagnement et l’AFEV tente, avec beaucoup d’énergie, de faire reconnaître au mieux l’engagement étudiant de ce type au sein des cursus universitaires.

En ce qui concerne le thème de la pétition, je ne suis pas sûr d’être totalement en accord avec ce qui est demandé, mais il me semble que la question de la notation est une bonne entrée en matière pour tenter de poser le problème plus global de l’évaluation. C’est en ce sens qu’un enseignant du supérieur doit s’estimer concerné par l’objet même du texte de l’appel. Pour moi, il s’agit bien de dépasser le cas de l’école élémentaire et de la pression de la note et de ses pratiques associées — comme celle de la fameuse constante macabre examinée par André Antibi — qui biaisent l’appréciation qu’on peut avoir de l’activité scolaire des enfants. Car je crois qu’il y a là matière à poser globalement le problème de l’évaluation des acquis et compétences, ce trou noir du système de formation français.

En effet, s’il y a bien un domaine sur lequel l’institution éducative fait preuve d’une grande discrétion (de la maternelle au supérieur) c’est bien celui de l’évaluation. La réaction du Ministre de l’Éducation Nationale, Luc Chatel, au texte de cet appel est en soi un modèle du genre. Il a, ainsi qu’on pouvait le prévoir, en un bel exercice de langue de bois, refusé d’envisager toute remise en question des notes, dans la droite ligne du conservatisme qui caractérise aujourd’hui la doxa scolaire française, tout en renvoyant implicitement chaque enseignant à sa propre pratique, dans la droite ligne cette fois-ci du “débrouillez-vous” désinvolte qui est une autre mamelle de notre système. Le tout agrémenté d’un rappel des grandes évaluations nationales de compétences, qui ont au demeurant suscité l’apparition de cadres réglementaires tatillons et de normes envahissantes, en conformité avec notre génie administratif. Le système français mis en scène par cette séquence ministérielle parait ainsi tout à la fois sclérosé, “je-m’en-foutiste” et bureaucratique.

Cela dit, la manière dont ce même ministère a « géré » la question de l’avenir de l’INRP (Institut National de Recherche Pédagogique), en montrant un manque d’intérêt manifeste pour ce que cette structure pourrait et devrait apporter à la réflexion et à l’expérimentation pédagogiques, témoigne bien du désinvestissement intellectuel qui caractérise actuellement notre institution de l’éducation nationale (et sa méconnaissance invraisemblable des tenants et des aboutissants de l’intense débat scientifique et d’expertise d’échelle mondiale sur les questions éducatives, auquel la France ne se donne même plus la peine de vraiment participer). Il est vrai que nous sommes dans un pays où la volonté de pédagogie et/ou le souhait de se montrer pédagogue sont considérés par des hérauts de l’idéologie officielle comme les causes principales de la “crise scolaire” et de la faillite supposée de la pensée française. Je reviendrai dans un prochain billet sur l’avenir de l’INRP, qui heureusement évolue plus favorablement depuis que Yves Winkin, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, a pris en charge la rédaction d’un nouveau projet très stimulant pour cet institut désormais intégré à l’ENS Lyon.

Cela dit, en quoi cet appel est intéressant ? Parce qu’à sa manière il souligne la nécessité, non pas de renoncer à évaluer, comme certains ont cru pouvoir le dénoncer, mais bien au contraire de faire de l’évaluation un des fondements de la réflexion et de l’action sur l’éducation. Celle-ci se construit étape par étape et il faut rappeler là qu’un individu s’élève par l’école.  Le mot élève n’est pas à entendre au sens de l’élevage mais de l’ascension, de la progression continue qu’on doit assurer du début à la fin du processus de formation initiale — et même prolonger par la formation tout au long de la vie. Passant dans le supérieur, l’élève est censé maitriser suffisamment les bases lui permettant de devenir étudiant, nom commun sous lequel perce le gérondif qui dénote l’activité volontaire qui consiste à étudier.

Tout cela est bien sûr largement une fiction. D’abord parce qu’éduquer n’est pas une activité linéaire, ce qui remet en cause l’idée de l’ascension continue de celui qui apprend. Ensuite parce que l’école promeut trop souvent l’élevage-dressage et pas l’élévation, notamment par son usage forcené de la note-sanction, instrument de police particulièrement puissant, par la conception de la hiérarchie absolue entre les filières, certaines dignes d’autres pas, par l’utilisation du redoublement, par l’idolâtrie du concours, par l’obsession sélective précoce. Quant à l’enseignement supérieur, il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont le mythe de l’autonomie active des étudiants se manifeste surtout par l’abandon dont ils souffrent à leur entrée à l’université.

Quoi qu’il en soit, face à ce processus long et itératif de construction de compétences, la question centrale est de savoir comment valider les acquisitions pour qu’un individu évolue continument par l’apprentissage, passe d’un état à un autre, à partir de la mise en tension, dans un cadre collectif, de ses propres potentiels et des activités éducatives. La note issue d’une évaluation sommative permet-elle de convenablement cerner les maîtrises de savoir et de savoir faire? Sans doute est-elle pertinente pour sanctionner certaines compétences simples (de connaissances et de procédure) dont on demande une reproduction mécanique par l’élève. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les chantres du retour à l’éducation d’antan sont à ce point fascinés par les notes. Elles collent parfaitement avec un élevage des enfants et des jeunes qui nie toute expression de singularité intellectuelle, qui aliène volontairement la créativité des individus et leurs potentiels de pensée divergente (voir à ce sujet les travaux très stimulants menés depuis 30 ans par Sir Ken Robinson). Mais, dès que l’on passe à des compétences complexes — et l’intelligence humaine est d’une complexité inouïe et il est inouï qu’on l’escamote au sein du système de formation au profit d’une mécanique éducative digne de la standardisation tayloriste —, la note n’évalue plus rien. Mieux, elle devient l’instrument par excellence de la non-évaluation, l’outil superlatif de l’aliénation, l’instrument d’une formation qui sclérose plus qu’elle ne crée.

Cet appel, je l’ai donc signé non pour refuser d’évaluer les élèves et les étudiants, car en la matière je suis un partisan farouche des pratiques intensives et compréhensives qui font intégralement partie de l’acte éducatif. Lorsqu’évaluer à du sens, cela s’inscrit dans la dynamique des savoirs qu’un élève engrange et transforme. Il faut donc assurer un continuum évaluatif qui permet à la fois d’appréhender réellement ce qu’un individu maîtrise et ne maîtrise pas et d’apporter de la réflexivité. Dans ce cadre la notation n’est pas à proscrire, pas plus qu’elle n’est à considérer comme la seule pratique possible. Accepter d’entrer dans cette voie devrait nous pousser à revisiter de fond en comble l’organisation du système éducatif (jusqu’à questionner le dogme de la structuration en groupe d’âge), la définition des objectifs éducatifs (enseignement supérieur compris), les pratiques pédagogiques et didactiques, la conception de l’orientation et de la sélection et bien sûr la formation et l’évaluation des enseignants. Tout cela est d’autant plus important et urgent que, dans un pays comme le nôtre, la diversité (croissante) des publics scolarisés est grande et que l’idéologie docimologique actuelle ne permet pas d’assumer cette diversité.

Je ne suis pas certain que nous soyons réellement conscients de l’ampleur de la tâche et je le regrette. Mais à tous ceux que cet appel sur la notation a intéressé, je dis : évaluer ? Chiche !


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Michel Lussault

Classer/penser (?) 4 : abordable et/ou accessible.

Un rapport récent publié en octobre par le cabinet Higher Education Strategy Associates est à signaler. Son titre : Global Higher Education Ranking 2010 pourrait laisser penser qu’il s’agit d’un classement des établissements universitaires de plus. Mais le sous-titre : Affordability and Accessibility in Comparative Perspective indique que l’objectif poursuivi par les auteurs ((Alex Usher et Jon Medow) dépasse de loin l’élaboration d’un simple palmarès. Le document est consacré à l’analyse croisée de deux questions. En quoi un système d’enseignement supérieur national est-il “abordable” (Affordable)? Et en quoi est-il “accessible”  (AccessibIe)? Pour les auteurs du texte, qui fait suite à une première édition publiée en 2005, il importe en effet d’analyser mieux et plus précisément les questions d’accès à l’enseignement supérieur. Ils estiment que la plupart des analyses s’avèrent trop schématiques et pas suffisamment appuyées sur des données fiables. Ils tentent donc de comparer “l’abordabilité” (Affordability) et l’accessibilité (Accessibility) des études supérieures dans 15 pays membres de l’OCDE.

Le travail livré (disponible en téléchargement sur le site www.higheredstrategy.com) est particulièrement intéressant et mérite (et impose) une lecture soutenue. Il se fonde sur une problématique claire et comporte un exposé des motifs et une présentation des méthodes très rigoureux. L’idée principale est que le seul examen du caractère économiquement abordable d’un système d’enseignement supérieur ne suffit pas à qualifier celui-ci. Il faut en effet y adjoindre un examen de l’accessibilité sociale du système en question. Et le lien entre les deux aspects est loin d’être linéaire : il n’existe pas un rapport direct entre abordabilité et accessibilité.

La chose peut sembler évidente, mais l’intérêt de ce document est d’apporter des éléments de preuve. Ceux-ci sont bien sûr discutables et les auteurs, très explicitement, mettent en avant des aspects de fragilité de leur analyse, qui tient souvent aux difficultés à construire et à maîtriser des indicateurs fiables de phénomènes, agrégés à l’échelle nationale, qui soient de surcroit comparables entre pays — ce qui explique que, par exemple, un pays comme la Turquie ne figure pas dans cette livraison. Mais dans l’ensemble, je recommande la lecture de ce rapport très stimulant.

Pour mesurer en quoi un système d’enseignement supérieur est abordable, les auteurs privilégient une approche en termes de capacité pour un étudiant à payer (Ability to Pay) les frais inhérents aux études. Il ne s’agit donc pas seulement d’évaluer des coûts (directs et indirects), mais aussi des ressources et d’en déduire un solde. Plus celui-ci est faible, plus le système est abordable. Du côté des coûts, le rapport approche notamment les frais de scolarité et d’étude, les frais de vie (dont le logement), les taxes et charges ; du côté des ressources, sont mis en avant les revenus médians par pays, les bourses et aides, les prêts. Manière de dire que cette question ne se limite pas à celle des frais d’inscription, comme on a trop souvent tendance à le penser en France.

En ce qui concerne l’accessibilité, sont présentés des indicateurs cernant la part d’une classe d’âge inscrite dans l’enseignement supérieur, le taux de réussite aux études, le rapport hommes/femmes, choses assez classiques au demeurant, mais aussi un index d’équité (EEI). Celui-ci, construit par les auteurs, met en exergue la surreprésentation relative dans les diplômés du supérieur des individus issus des milieux sociaux supérieurs (”students from high socio-economics backgrounds“).

Au bout du compte, le classement global des 15 pays en termes d’abordabilité diffère sensiblement de celui de l’accessibilité. Plus exactement, certains pays obtiennent des positions très différentes dans l’un et l’autre. Les systèmes les plus abordables sont ceux des pays scandinaves avec dans l’ordre : Finlande, Suède, Norvège, Danemark ; les moins abordables, de la 11e à la 14e places, sont les Etats-Unis, L’Australie, le Japon, le Mexique. L’Allemagne et la France se situent respectivement à la 6e et à la 8e place. La France n’est donc pas si bien classée que cela car, si les coûts directs sont faibles (mais supérieurs à ceux des pays scandinaves), les coûts indirects sont élevés, notamment ceux du logement, par rapport aux revenus, et les aides minimes.

En matière d’accessibilité, on retrouve aux 4 premières places la Finlande, les Pays-Bas, la Norvège, et… les USA. On constate donc que les Etats-Unis possèdent un enseignement supérieur peu abordable mais, paradoxalement, très accessible, du fait de l’importance des aides aux étudiants et des actions de discrimination positive qui assurent une bonne ouverture sociale. Les dernière places du classement sont occupées dans l’ordre par : La France, l’Allemagne, le Portugal, l’Estonie, le Mexique (ce pays étant à la fois très coûteux et peu équitable).

Le rapport, dans un style sobre quoique impitoyable, décrit en ces mots la situation des pays comme la France et l’Allemagne (où l’enseignement supérieur est moyennement couteux et l’accessibilité médiocre), groupe auquel il faudrait ajouter la Suède, très mal placée en matière d’accessibilité :

“[these countrys] all have relatively mature systems of higher education, but tend to have very weak performance both in terms of participation and in terms of EEI (index d’équité). In effect, they all have smaller, more elite systems of higher education, and their scores reflect that“.

On ne saurait mieux dire. On pourrait toutefois être plus cruel et penser que l’enseignement supérieur français est à la fois pas si bon marché et peu équitable, ce qui constitue une sorte de double peine. A l’inverse, en tête du classement d’accessibilité on trouve des pays comme la Finlande (où le système d’enseignement supérieur est le seul à être à la fois vraiment peu coûteux et réellement très accessible) ou les Pays Bas et la Norvège, qui possèdent un très haut niveau d’index d’équité, donc assurent une très grande ouverture sociale des études. Suivent, après les Etats-Unis les pays du Commonwealth : Australie, Nouvelle Zélande, Canada, Royaume Uni qui, eux aussi, compensent leur abordabilité médiocre par une accessibilité réelle.

Je trouve que ces conclusions doivent nous inciter à réfléchir et à sortir des routines de pensées. Je ne me résous pas à ce que notre enseignement supérieur souffre à ce point de son manque d’ouverture sociale, que d’aucuns continuent de vouloir reconnaître et à camoufler derrière des discours sur l’élitisme républicain et sa grandeur (comme si d’ailleurs la justice sociale ne pouvait se conjuguer à l’excellence). Sauf à adhérer au conservatisme (de droite comme de gauche) qui tend à neutraliser notre capacité collective de débattre de ces questions et des politiques que nous devons construire, il faudra bien que nous nous confrontions à ce type de questions. Et que nous montrions qu’il est possible de concevoir un enseignement supérieur qui concilie équité, qualité et créativité.

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Michel Lussault

Les humanités : pourquoi, pour qui ? 2.

Ce mercredi 10 novembre je suis intervenu comme grand témoin devant l’ensemble des enseignants et des dirigeants de la faculté des lettres de l’université de Neuchâtel — dans le cadre de la journée d’étude annuelle de cette faculté. Le thème de cette journée : “Etudiant-e-s en lettres et sciences humaines : quels défis, quelles attentes dans le marché de l’emploi actuel?”, exprime bien la nature des préoccupations de nos collègues suisses. Dans un contexte de forte instabilité économique (qui concerne grandement un canton comme celui de Neuchâtel), de concurrence accrue entre établissements universitaires, de remise en question des schémas classiques d’employabilité des diplômés du supérieur, de doute sur l’utilité de certains savoirs et de certaines filières, les universitaires tentent de cerner les types de réponses qu’ils pourraient apporter à une interrogation lancinante : que peut être la place des humanités dans la formation supérieure?

J’ai commencé à aborder cette question dans un précédent billet. L’invitation de Neuchâtel (université très dynamique, qui a déjà pris à bras le corps le sujet, et tente notamment de dynamiser les sciences humaines et sociales via des grandes fédérations thématiques, comme par exemple la Maison d’analyse des processus sociaux, ou encore la Maison des sciences du langage et de la communication) me donne l’occasion de poursuivre.

Ce qui me paraît clair, c’est que la question posée par mes  collègues, afin de se donner des éléments d’appréciation de l’évolution de l’activité de leur faculté et du rôle de celle-ci au sein de l’université, nous renvoie très vite aux fondements même de la réflexion sur la finalité de l’enseignement supérieur (en particulier celle de l’adaptation au marché, qui fait d’ailleurs débat). En la matière, tout nous ramène toujours en fait à une série d’interrogations, encore ouvertes et non tranchées, loin s’en faut, sur le rôle actuel  des lettres et SHS dans l’économie des savoirs (fondamentaux et appliqués) et dans la dynamique sociale et politique.

Pour tenter de ne pas me dérober à ce débat, j’ai l’habitude de commencer par distinguer 4 positions « idéal-typiques » par rapport aux sciences humaines et sociales et à leurs finalités, qui pèsent fortement sur les discussion autour de l’enseignement de ces disciplines.

1. La première, patrimoniale et érudite, est celle qui consiste à considérer principalement voire exclusivement les SHS sous leur aspect de savoirs d’érudition et de connaissances académiques pures, constituant un patrimoine à sauvegarder et archiver. Il s’agit là d’affirmer que ces disciplines sont et doivent rester un sanctuaire, hors des turbulences des temps. Et ce, à la fois parce que la connaissance est un absolu et parce qu’elles fondent la culture cultivée de « l’honnête homme » (occidental, qui est donc en général blanc et le plus souvent n’est pas une femme!). Et il est vrai que les humanités constituent un des creusets où se forgèrent l’identité du “sujet” cultivé  “européen”. Ce n’est pas un hasard si les cultures scolaires d’élite de bien des pays européens et des Etats-Unis ont longtemps privilégié les lettres et les humanités. Il reste aujourd’hui encore bien des traces de cette prégnance, même si d’autres formes de distinction sociale que celle permise par la culture classique et d’autres modes d’affirmation du capital scolaire s’imposent. Même si par ailleurs, de leur côté, des courants comme par exemple les Gender Studies, les Subaltern Studies, les Post Colonial Studies etc contribuent à infléchir ce modèle culturel occidentaliste.

Une telle posture (celle de l”‘art pour l’art”, en quelque sorte) assigne aux filières de SHS une double mission essentielle de conservation et de transmission. Celle-ci consiste à former des enseignants et des chercheurs qui pourront reprendre un tel flambeau, assumer la filiation. Cette stratégie de reproduction d’héritiers confronte de facto les universitaires qui y adhèrent à un malaise grandissant, dans les systèmes où la croissance des effectifs étudiants place bon nombre de ceux-ci dans une impasse et semble briser le pacte implicite multiséculaire entre les maîtres et leurs élèves. Ailleurs, c’est moins la massification que la remise en cause radicale de l’intérêt des savoirs d’érudition qui fragilise ce modèle (comme l’a illustré mon premier billet sur la question). Les discussions de Neuchâtel m’ont montré que cette conception était encore importante — quand elle n’est pas redynamisée par l’actuelle crise économique et financière qui semble avoir largement accru la méfiance de beaucoup envers les entrepreneurs.

2. La seconde attitude n’est pas réductible à la première même si elle la recoupe. Elle postule que les SHS constituent le socle de connaissances qui permet d’intégrer et de comprendre (au sens étymologique du mot) tous les autres savoirs et phénomènes du monde. Cette posture, qui réactualise le débat, né au XIXe siècle, au moment de la constitution de l’Université moderne, appelé « conflit des facultés » me semble aujourd’hui comporter deux variantes. La première, que je nommerai variante critique, donne aux SHS un rôle de conscience critique de la société contemporaine. Ces savoirs, inventés et institués en Europe au XIXe siècle en tant que disciplines universitaires et scientifiques, et qui de ce fait même ont elles aussi contribué à définir le profil de l’individu occidental contemporain, comme les humanités ont forgé l’homme classique, serviraient à dévoiler les apparences, à traquer les mirages, à dénoncer les tromperies que les sociétés mettent en avant pour masquer les processus d’aliénation et d’exploitation qu’elles entretiennent. Une telle posture de surplomb est fréquente, et pousse à postuler que les SHS ont une place a part dans la société. Cette attitude repose sur une vision très particulière de l’organisation sociale, qui serait par essence aliénante, et incite à développer un discours « radical », qui se manifeste par une fréquente dénonciation des volontés des pouvoirs en place de museler, voire de faire disparaître des savoirs dangereux pour l’ordre établi. La seconde variante que je baptise réflexive, insiste plutôt sur le rôle des SHS dans l’acquisition par les acteurs sociaux et leurs collectifs d’une réflexivité indispensable à la compréhension tant des ressorts de l’action individuelle que des logiques de la dynamique sociale et de l’action politique. Cette tendance est moins agonistique que la précédente, plus empirique et scientifique ; elle peut même, dans de nombreux domaines, fonder des savoirs d’expertise proposés aux intervenants sociaux. Martha Nussbaum, que j’ai citée dans mon premier billet consacré à cette question, me paraît assez proche de cette position, même si elle la mâtine d’un peu de la position 3.

3 La troisième posture est prosaïque et pragmatique. Elle affecte aux SHS un rôle de cadre de culture générale. Il ne s’agit là ni de se recueillir devant le tabernacle de la culture érudite de l’élite, ni de communier dans la ferveur des grandes messes critiques, ni de réfléchir l’individu et la société, mais de reconnaître que ces savoirs pourvoient des compétences génériques nécessaires à toute personne souhaitant s’insérer socialement et économiquement. Cette attitude, très courante, dans l’enseignement secondaire, comme dans certains systèmes d’enseignement supérieur, tend à faire descendre dans la vie de tous les jours les savoirs des sciences humaines et sociales, alors que les deux précédentes, chacune différemment, les héroïsaient. Elle sous-tend la plupart des démarches qui visent à concevoir les cursus de sciences humaines en fonction d’objectifs d’acquisition de compétences, transférables dans un emploi.

4. La quatrième posture est plus explicitement utilitariste encore que la précédente. Elle confère aux SHS une fonction d’instrument, plus ou moins important, au service d’autres finalités principales. Là encore je distingue deux variantes. L’une fait des humanités le pourvoyeur d’un vernis culturel, d’un supplément d’âme de formations autres, comme celles d’ingénieurs. On tend à nommer ce vernis, souvent sans trop y penser : culture générale — oubliant au passage que la notion de culture générale est tout sauf une évidence anhistorique. Ici les humanités servent d’auxiliaire, comme par exemple ces modules de sciences humaines dans bien des filières médicales, censées apporter une coloration d’éthique au cursus. L’autre prend le parti de considérer que les SHS doivent être les supports d’une ingénierie sociale et économique spécifique et traitent les savoirs dans cette perspective d’insertion professionnelle des étudiants dans des champs de métiers spécialisés. On trouve cette propension dans les disciplines juridiques, économiques, de gestion, mais aussi en matière d’aménagement, de langues, de tourisme, voire de valorisation de patrimoine historique. Une telle pente utilitariste est décelable dans les pays de vieille tradition universitaire, où pourtant les savoirs érudits des humanités, constitutifs de l’épistémè contemporaine et des cultures scolaires et sociales de références, restent présents et où les sciences sociales continuent d’avoir une réelle légitimité réflexive et critique. Là, bien des voix (celles des gouvernements, des entreprises, des familles, des étudiants) se font entendre pour que les SHS prennent le tournant de la professionnalisation.

Des filières nouvelles se développent pour ce faire. Mais fréquemment, ces évolutions fixent la désapprobation des tenants  (enseignants, étudiants) des deux premières positions, qui refusent ce qu’ils considèrent comme une dérive préjudiciable à la dynamique des savoirs « désintéressés », comme une tyrannie de la logique de marché qui menace la liberté de penser et d’étudier.  C’est dans les pays en croissance forte et émergents des continents asiatique, africain et américains qu’on trouve la présence la plus marquée de la conception instrumentale. De très nombreux étudiants y choisissent des parcours de droit, de management, d’économie, de business, de relations internationales, de langues étrangères appliquées, pour leurs capacités, réelles ou supposées, à apporter une formation exploitable rapidement sur le marché national ou/et international du travail. Il n’est pas rare que cette évolution soit accentuée par la méfiance des pouvoirs politiques vis à vis de disciplines de SHS aux registres plus critiques, pouvoirs politiques qui n’hésitent pas à contrôler des appareils universitaires alors soumis à la double pression d’une férule institutionnelle et d’une dynamique concurrentielle du marché de la formation qui pousse à anticiper les désirs de l’étudiant-consommateur.

Il faut noter que les approches érudites et critiques ont plutôt tendance à valoriser la structuration de l’enseignement supérieur, dès après la sortie de l’enseignement secondaire, en filières disciplinaires strictement séparées et à repousser l’idée de proposer des enseignements plus transversaux et mélangés au motif que ceux-ci affaibliraient la science au profit d’une conception utilitaire. Alors que là où les sciences humaines et sociales participent plutôt des positions 3 et 4, les parcours de formation sont beaucoup moins rapidement spécialisés, plus généralistes, comme le montre le cas extrême des universités des Etats-Unis, où la spécialisation, si elle arrive, est très tardive. Du coup, il n’est pas rare que les expérimentations pédagogiques et didactiques soient plus notables dans les filières explicitement professionnalisantes ou de culture générale que dans celles qui revendiquent la qualité et l’autonomie critique de la science. Il y a là, à mes yeux, un paradoxe qui ne compte pas peu dans la désaffection d’une partie du public étudiant pour les parcours les plus académiques, où la nécessité proclamée de l’autonomie de l’élève correspond souvent de fait à un abandon de celui-ci à son sort.

On voit bien que tenter de répondre à l’interrogation sur l’employabilité des étudiants en SHS, c’est immédiatement, compte tenu de ce que sont les sciences humaines et sociales et de leur contribution à la constitution des cadres de références intellectuels des sociétés contemporaines, se projeter à un autre niveau de problèmes, celui de la finalité du système d’enseignement et même de la raison d’être de tout savoir. Et là l’alternative paraît claire : faut-il considérer que le savoir (et donc sa transmission) possède une finalité intrinsèque, qui n’est pas dépendante d’une autre injonction que celle de la libido sciendi (attitude 1 et 2) ? Ou doit-on reconnaître que le savoir ne vaut que pour les services qu’il permet de rendre à la collectivité (attitude 3 et 4) ? Il n’est guère aisé de sortir d’un tel duel, qu’on considère assez spontanément comme caricatural, mais dont pourtant on reprend souvent les termes, faute de mieux.

Pourtant, en ce qui me concerne, je souhaite refuser l’affiliation à l’une ou l’autre de ses postures. Je crois en effet que les sciences humaines et sociales, qui sont tout à la fois des sciences et des productions culturelles, peuvent couvrir avec bonheur l’ensemble de ces quatre registres. Cela dépend des objectifs poursuivis (du destinataire visé et s’il s’agit d’étudiants de leurs propres aspirations). L’utilitarisme peut avoir ses vertus, comme l’érudition possède les siennes. Mais, ce qu’il faut éviter, c’est de figer les positions. On voit que je ne puis me départir de cette épistémologie pragmatique que je trouve toujours particulièrement féconde pour dépasser des oppositions tranchées et trouver de nouvelles voies de pensée des phénomènes sociaux et politiques.

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Michel Lussault

Osons la licence!

La Conférence des Présidents d’Université a décidé de consacrer son colloque annuel 2011 à la question de la licence. Il faut se féliciter ce ce choix. Déjà en 2007, lors de son colloque de Metz (qui se déroulait en février, juste au début de la campagne électorale pour les élections présidentielles), intitulé L’université, Une chance pour la France et dont le texte de synthèse a fixé bon nombre de stratégies poursuivies depuis par la CPU, la conférence insistait sur l’importance du premier cycle. La première des 20 propositions de réforme de l’université française était d’ailleurs ainsi formulée :

“Faire du cycle licence, à l’encadrement renforcé, le vecteur premier de la réussite à l’université”.

En ce qui me concerne, je déclarais lors de mon intervention, alors en tant que vice-président de la CPU :

“En 2006, la crise du CPE a révélé l’angoisse des Français devant le blocage de l’ascenseur social (…). Dans ce contexte, nous [les présidents d’université] demandons que le cycle de licence devienne la référence du post-bac et nous appelons à sa transformation. L’université a vocation et possède les compétences pour former la plupart des jeunes, qu’ils aspirent à préparer les concours, à suivre des études longues ou des cycles courts.” (Actes du colloque de Metz de la CPU, p. 36. http://www.cpu.fr/Actes_de_colloque.260.0.html?&no_cache=1&L=kqsxhlsxbzemlwbe&annee=2008)

Fin 2010, je ne retire rien de cette affirmation, car je me demande si nous avons vraiment progressé, depuis 3 ans, alors même que des évolutions considérables ont été sans conteste enclenchées en matière d’organisation du système d’enseignement supérieur et de recherche? A l’évidence, le plan licence lancé par la Ministre Valérie Pécresse, largement à la demande des présidents d’université, fut une action positive et a permis des initiatives. Mais le récent rapport de l’IGAENR, publié fin octobre, vient nous rappeler, à juste raison, que rien n’est acquis, loin de là.  Derrière le constat que les investissements dans les actions spécifiques du plan licence sont restés en-deçà de ce qui était attendu, le travail précis et documenté de l’inspection pointe du doigt des difficultés structurelles et  “culturelles”. En vérité, la licence n’est pas encore assez au centre de nos préoccupations et les universitaires eux-mêmes ne s’engagent pas suffisamment dans sa refonte. Bref le problème reste majeur.

Pour autant, faut-il se contenter de ne rien faire, ou se réfugier dans des actions cosmétiques comme nous y excellons? Faut-il accepter que le cycle LMD soit fragilisé par la faiblesse de son premier niveau, alors que partout ailleurs celui-ci fonde la qualité d’ensemble du dispositif d’enseignement supérieur? Je ne le pense pas. La question de la licence reste un sujet d’intérêt général majeur ; car il s’agit de définir le rôle qu’on souhaite voir jouer (dans un grand pays comme le nôtre, aux besoins de formation considérables) au premier cycle des études supérieures. Il faut donc l’aborder sans réduire a priori le champ de l’analyse et des propositions et en refusant d’accepter comme pérennes et incontestables les actuels découpages du post-bac.  L’objectif doit être de réfléchir globalement à ce que l’on doit attendre du niveau licence, en matière de savoirs et de compétences transmises,  afin d’engager la mutation nécessaire.

Cela implique qu’on définisse les différents types de parcours légitimes et l’organisation spécifique de ceux-ci, au sein d’un premier cycle mis en cohérence. Ainsi, il est clair que la préparation à l’entrée dans les écoles doit rester une modalité importante de formation. Celle-ci impose sans doute une sélection à l’entrée et une procédure de sortie très particulière. Mais cela ne signifie pas que cet enseignement ne puisse pas doublement évoluer : i. dans sa conception même (et d’ailleurs les travaux actuels autour des changements des concours d’entrée aux écoles, ainsi que les réflexions et les expérimentations menées, de plus en plus nombreuses, autour des cycles préparatoires intégrés montrent que d’ores et déjà les choses changent) ; ii. dans sa relation aux universités.

En la matière, je le redis, il faut que ces cycles préparatoires s’universitarisent. Non parce qu’il s’agirait de régler des comptes ou de pomper des financements, mais parce qu’il est fondamental que les meilleurs élèves du secondaire connaissent dès le départ l’expérience universitaire, ce qu’ils font dans le monde entier, sans en souffrir. Et il est aussi essentiel que cette présence irrigue l’ensemble du système de formation, conformément d’ailleurs à l’idéal républicain de l’émulation. Je sais que cette affirmation hérisse le poil de certains des thuriféraires du système CPGE et de son caractère immuable. Mais, si l’on s’astreint à une véritable réflexion et si l’on ouvre celle-ci à la comparaison entre la France et les autres nations développées, on peine à trouver une justification au maintien du statu-quo actuel qui ne soit pas fondée sur une vision conservatrice et malthusienne de la formation supérieure, réduite alors à la promotion, assez fortement endogamique, des élites. C’est un choix de société qu’on peut assumer : ce n’est pas le mien, ne serait-ce que parce que j’ai une vision ouverte et dynamique de l’élite et de l’excellence.

On peut appliquer ce type de raisonnement à la plupart des filières post-bac (et bien sûr aux IUT, déjà intégrés dans les universités et aux premiers cycles de santé). Des questions se posent, qui concernent, par exemple, les formations en art et en musique, très spécifiques. Cela dit cette spécificité peut s’inscrire dans un cadre universitaire et d’ailleurs ces filières, sous tutelle du Ministère de la culture, ont déjà fait évoluer leur premier cycle dans un sens qui permet la convergence. En revanche, j’avoue que le cas des BTS me semble différent. Je crois qu’il importe plutôt de développer ce cursus, dont les effectifs vont augmenter à mesure que les effets de la généralisation du bac pro en 3 ans se feront sentir, en le maintenant arrimé aux lycées technologiques et professionnels. C’est une belle matière à discuter avec l’enseignement secondaire.

Bref, il faut oser la licence, au sens d’accepter de faire évoluer par ce choix le dispositif dans son entier. Lançons-donc  la réflexion avec l’ensemble des acteurs et partenaires, et obtenons ainsi l’implication de tous et notamment des universitaires. Il ne faut pas voir dans cette démarche le résultat d’un fantasme de domination, mais celui d’une volonté d’améliorer la formation de chacun et du plus grand nombre. Cela exige un réel effort de comprendre les besoins et les apports de chaque type de cursus, de prévoir les passerelles entre ces différents types.

Cela exige aussi de dépasser le sempiternel modèle du “silo disciplinaire” — qui reste dominant, comme le note l’IGAENR. Il faut admettre que la licence constitue un niveau de formation générale et la concevoir de manière plus ouverte, quitte à réfléchir à nouveau à la notion de culture générale (comme l’avait fait en son temps Alain Renaut). Cela impose de concevoir une formation à partir de l’identification de compétences exigibles — fongibles et compensables pour certaines d’entre-elles, mais pas pour d’autres — et de leurs mises en valeur  possibles tant en termes de poursuite d’étude que d’employabilité.

Cela conduit inévitablement à se poser les questions clefs des procédures de sélection et d’orientation — et en la matière il serait utile de ne pas avoir peur de son ombre. S’il n’est pas envisageable de revenir sur l’accès libre après le bac à des filières générales (encore qu’on devrait en profiter pour parler vraiment du bac et de sa valeur!), il n’est pas plus envisageable de renoncer à la sélection ou à l’orientation dirigée pour d’autres —  pas plus qu’il n’est admissible de penser que l’entrée en cursus licence mènerait automatiquement et sans passages évaluatifs probants au diplôme, ce qui doit donner tout son sens à la thématique de la réorientation.

En fin de cursus aussi, la question de la sélection doit être posée et disons le tout net : autant je suis favorable à une entrée majoritairement non sélective en licence, autant je pense que l’accès au niveau master doit être, en règle générale, sélective — pour la formation initiale. Cette position me pousse d’ailleurs a souhaiter que le débat s’instaure vraiment, au sein même des universités, sur le lien organisationnel entre premier et second cycles. Faut-il encore croire au modèle des UFR qui intègre licence et master (et de moins en mois  le doctorat, celui-ci désormais piloté par les Ecoles doctorales). Ou faut-il réfléchir à la constitution d’Instituts universitaires de premier cycle? La question est délicate, mais essentielle.

On pourrait multiplier les exemples de dossiers qu’il faudra ouvrir. Dans tous les cas, il sera nécessaire que l’Etat prenne ses responsabilités. L’on connait mon engagement pour l’autonomie des universités. Mais sur un problème qui engage rien de moins que  l’avenir de notre pays, la formation de la jeunesse, on ne comprendrait pas que l’Etat fût muet. C’est à lui de donner le cap.

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Michel Lussault

Les “humanités” : pourquoi, pour qui ? 1.

Le 17 octobre dernier, le New York Times consacrait un forum (dans sa rubrique internet : Room of Debate) à la question suivante : Do Colleges Need French Departments ? Cela faisait suite à l’annonce de la décision de la State University of New York à Albany (SUNYA) de fermer les programmes de Français, Italien, Russe, Lettres classiques et Théâtre, au motif des coûts trop importants de ces enseignements au regard de la faiblesse du nombre d’étudiants inscrits. Cette annonce confirmait une propension : pour faire face à leurs problèmes budgétaires, des universités, certes pas encore les plus prestigieuses, (des Colleges, plus encore) s’engagent dans des procédures d’allègement de la contrainte financière — alors que la hausse des droits d’inscription ne peut plus guère être utilisée, compte tenu des niveaux records atteints par ceux-ci.

Souvent la fermeture de programmes en langues et humanités apparaît comme une solution facile, notamment parce qu’il s’agit de cours qui accueillent  peu de personnes. Aujourd’hui, la tendance est réelle de privilégier des enseignements plus attractifs, plus rémunérateurs et correspondant même parfois à une attente montante des étudiants, en cette période d’incertitude économique, de trouver des programmes plus clairement en prise avec l’emploi (ce que les américains nomment Vocational Program).

Il s’agit sans aucun doute d’une évolution qui préoccupe, au-delà du cercle des spécialistes ; preuve en est l’écho que le New York Times a donné à l’annonce faite par cette université publique – qui fait partie de l’important « système » de la State University of New York. Dans le cadre du forum organisé par le quotidien, la philosophe Martha Nussbaum dénonce avec force, au-delà du cas d’espèce de SUNYA, un choix plus général des décideurs qui consiste à rogner sur les humanités, choix qui selon elle est dévastateur et contreproductif. En effet, elle ouvre ainsi sa contribution :

« Cuts in the humanities are bad for businnes and bad for democracy. Even if a nation’s only goal were economic prosperity, the humanities supply essential ingredients for a healthy business culture ».

Martha Nussbaum (professeur de philosophie du droit et d’éthique à l’université de Chicago) a publié recemment aux presses de Princeton un livre qui a connu un réel écho dans les milieux cultivés (dans un contexte où la montée en puissance du mouvement Tea Party ne laisse pas d’inquieter lesdits milieux). Non for Profit : Why Democracy Needs the Humanities. Elle y souligne la fragilisation, partout au monde, de l’enseignement des humanités et montre que celles-ci constituent pourtant un des substrats de toute société démocratique ouverte. Dans son article du New York Times, elle reprend cette thèse et insiste aussi sur l’apport des lettres et des sciences humaines à la constitution d’une ambiance propitiatoire à la bonne marche de l’économie. Elle tente de ne pas cantonner son plaidoyer au champ de la défense de la culture pour elle-même, ce qui est tactiquement adroit et stratégiquement fondé.

La plupart des intervenants du forum du New York Times regrettent la décision de l’université d’Albany et déplorent un sournois affaiblissement de l’éducation supérieure, minée par la fragilisation des humanités. Il importe toutefois de signaler que le même New York Times s’émouvait le 26 octobre des médiocres résultats des Etats-Unis aux tests de compétences scientifiques des étudiants de premier cycle universitaire. En effet, les USA apparaissent, selon l’Académie nationale, au 27e rang sur 29 des pays développés en matière de proportion d’étudiants diplômés en sciences et en ingénierie. Et selon le Forum économique mondial, les Etats-Unis arrivent en 48e position (sur 133 pays classés) en ce qui concerne la qualité de l’enseignement en mathématiques et sciences.  Si la disparition de programmes d’humanités inquiète, la faiblesse des connaissances scientifiques ne suscite pas moins d’alarmes. Le système américain, souvent donné en exemple, connaît donc des difficultés de fond, que les problèmes financiers rendent plus aigus encore.

Une des participantes au forum exprimait clairement une telle interrogation fondamentale :

« Goodbye humanities, Hello, vocational education. Unfortunately, there is a difference between higher education and job training » (Ellen Schrecker, professeure d’histoire à l’université Yeshiva).

Cette sentence traduit bien la distance qui existe classiquement aux Etats-Unis entre la formation universitaire, qui se doit d’apporter des bagages intellectuels généraux et qui constitue encore la référence pour le plus grand nombre des américains, et ce que nous nommerions des formations plus professionnalisantes. Ellen Schrecker dramatise sans doute sa prise de position (la notion de profesionnalisation n’étant pas comparable en France et aux Etats-Unis dans un contexte où les cursus supérieurs ne sont pas structurés en silos disciplinaires), mais elle exprime une préoccupation qui gagne du terrain.

Ce forum du New York Times me semble très intéressant : il montre que les questions, liées, de l’enseignement supérieur des sciences humaines et sociales et de l’avenir de celles-ci ne sont pas l’apanage de la France. Martha Nussbaum, dans son livre, souligne même que la plupart des pays aujourd’hui connaissent de tels débats, souvent passionnés.

Schématiquement, on peut estimer que ces débats, quels que soient les pays où ils adviennent, recouvrent trois types d’interrogations – au vrai complémentaires et peu dissociables  :

1. Qu’en est-il précisément de ce domaine de la connaissance nommé sciences humaines et sociales par les uns, humanités par d’autres (ce dernier mot revenant ces temps-ci au goût du jour), lettres pour d’autres encore etc ? Ainsi, le choix d’un intitulé pour circonscrire un tel champ de connaissance n’est pas trivial et cette dispute montre d’ailleurs que l’organisation de ce champ est encore un enjeu. En particulier, lorsqu’on privilégie l’approche en termes de sciences sociales, on participe d’un autre rapport aux objets de connaissance, aux méthodes d’investigation, aux formes de structuration de la recherche que lorsqu’on se place dans la perspective des «humanités ». Un telle question possède une dimension internationale, car les sémantiques ne sont pas les mêmes dans les différentes langues et les traditions académiques sont aussi fort variées.

2. Quelle que soit la nomenclature utilisée, bien des discussions se cristallisent sur le problème des finalités des disciplines ici évoquées. S’agit-il de purs savoirs d’érudition, attachés au seul ciel des idées ? Doit-on y voir des connaissances critiques à fortes implications sociales et politiques, ce qui exigerait qu’on écarte toute préoccupation instrumentale de professionnalisation, de « soumission » à une logique externe, quelle qu’elle soit ? Ou faut-il a contrario insister sur l’employabilité d’un individu dès lors qu’il maîtrise les savoirs et compétences des « SHS » ou humanités. L’exclamation d’Ellen Schrecker, comme le livre de Martha Nussbaum participent de cette dispute.

3. A l’heure où l’évolution de l’enseignement supérieur est, dans de nombreux pays, l’objet de bien des interrogations, notamment du fait des incertitudes sur le financement des universités, comment doit-on aujourd’hui envisager l’enseignement des ces « matières », à tous les niveaux du cursus LMD ? Quels contenus privilégier, quelles méthodes choisir, comment évaluer les étudiants etc ?

Dans un certain nombre de pays où les filières de SHS furent ou sont encore touchées par une massification notable et une augmentation rapide du nombre d’étudiants (comme en Italie, en Espagne, en France, au Maghreb, en Afrique) ce débat prend souvent un tour catastrophiste. On évoque une crise, on dépeint un avenir sombre, voire pas d’avenir du tout ! pour tout ce que l’on rassemble sous la bannière des filières de sciences humaines et sociales. Celles-ci, pas toujours dotées, loin de là, de moyens financier à la hauteur des besoins, accueillant de nombreux jeunes issus de milieux sociaux peu favorisés, apparaissent fréquemment comme de moins en moins aptes à offrir une véritable perspective pour les étudiants et on met en question leur pertinence pour former des individus à trouver leurs voies. Il va de soi qu’une telle approche ne se constate sans doute pas partout, comme le montre le cas américain, où une part des humanités souffre de désaffection du public.

En tout cas, ce sujet doit retenir l’attention, car réfléchir à l’avenir de l’université ne consiste pas à se contenter d’aborder les questions organisationnelles. Il faut aussi pénétrer au cœur du projet éducatif et intellectuel de la formation supérieure.

A suivre.

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Michel Lussault

Brève : Le temps du premier cycle est (enfin!) venu

Je suis frappé de la multiplication, ces derniers temps, des interventions au sujet du post-bac, à la faveur notamment de la publication de rapports, d’enquêtes, d’analyses. Enfin, on semble comprendre que cette question est cruciale et qu’il faut l’aborder en se centrant sur le problème-clef des licences universitaires. Je pense véritablement que l’avenir de notre système d’enseignement supérieur et de recherche se jouera autour du premier cycle. Je sais que d’habitude on estime que les véritables enjeux sont ailleurs : c’est un tort. Si nous voulons que la société française demeure, dans une génération, créative (dans tous les domaines de la vie sociale, politique et économique), alors la qualification du niveau licence devient cruciale, puisque c’est par la refonte réussie de la licence universitaire qu’on obtiendra une élévation globale significative de la formation initiale des français (NB la problématique de la formation tout au long de la vie étant en soi également très importante en la matière).
On le sait, le premier cycle général universitaire reste le parent pauvre de notre système, alors même qu’on lui demande d’assurer une grande part de l’effort de démocratisation de l’enseignement supérieur. L’entêtement historique de notre pays à ne pas réellement considérer la chose et à voir dans le “modèle” des classes préparatoires en lycée l’alpha et l’oméga de la qualité de la formation nous a “provincialisé” à l’échelle mondiale. Et ce alors même que les analyses convergent toutes : notre structure post-bac produit certes une élite, mais elle est étriquée, ce qui n’est pas à la hauteur d’un pays comme le nôtre, de ses besoins d’avenir et des aspirations de ses jeunes. Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner que ceux-ci puissent parler de génération sacrifiée. Quant allons-nous entendre leurs analyses, quant allons-nous sortir de la recette qui consiste à croire qu’en augmentant le nombre de boursier dans les CPGE tout ira pour le mieux? Allons-nous enfin ne plus nous voiler la face et accepter d’aborder de front ce problème? Je crois que nous sommes plus proches que jamais d’y parvenir, car désormais la prise de conscience est réelle, même au niveau de l’Etat.
Parce que ce sujet est vital, j’y consacrerai désormais des billets réguliers (que je regrouperai dans une rubrique spécifique). Je m’appuierai sur les réflexions de ceux que ce problème passionne et je sais qu’ils sont nombreux (cf. parmi d’autres exemples possibles, le blog de Pierre Dubois sur Educpros). J’essaierai de présenter le débat de la manière la plus précise qui soit. Je ne pourrai m’empêcher toutefois, je le sais, de montrer très franchement où vont mes préférences, tant le sujet me passionne.

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Michel Lussault

Penser/Classer (?) 3

Continuons cette petite réflexion sur les classements. Je souhaite préciser à nouveau que les discours de réaction aux classements que j’évoque sont présentés ici de manière schématique, tel des idéal-types. Dans les faits, bon nombre d’acteurs hybrident, dans leurs discours et par leurs choix, ces différentes visions. Car, au-delà des valeurs déclarées et des principes proclamés, les pratiques des individus et des groupes sont, en cette matière comme dans toutes les autres, protéiformes et équivoques.
Mon but ici est donc seulement d’indiquer des grandes orientations discursives, partant du principe, comme je l’expliquai dans mon billet précédent, qu’il est plus intéressant d’examiner la relation entre les classements et leur réception que de se cantonner à la seule analyse des classements — ou à celle des discours qui les accompagnent.

Je mentionnerai deux autres grands questionnements que l’on peut découvrir en examinant la réception des classements et palmarès. Tout d’abord, il faut bien insister sur le fait que les activités classantes mettent particulièrement en exergue la relation complexe entre activités et évaluation. Toute activité d’enseignement et de recherche peut-elle, doit elle être évaluée ? Quelles méthodes choisir ? Doit-on se résoudre à n’exprimer la saisie évaluative que par des indicateurs quantitatifs ? Il est à ce sujet intéressant de constater que ce type d’interrogation vaut autant pour les évaluations d’institution, d’établissement, d’individus. Dans un cas comme dans l’autre les débats sont vifs.
Un des éléments à porter au crédit à la diffusion des classements et palmarès, c’est qu’ils permettent d’aborder de manière large des questions jusque-là traitées au sein d’un cénacle de spécialistes. On notera que, à côté de ceux qui réfutent la possibilité même d’insérer dans un palmarès des données relatives à certaines démarches et activités, des protagonistes (notamment des experts et des universitaires), pourtant parfois très critiques par rapport aux classements actuels, en appellent à une réflexion collective sur les méthodes afin de promouvoir des saisies multidimensionnelles plus fines et pertinentes. C’est même à partir de ce type de démarche que des spécialistes entendent soit améliorer les classements existants, soit en produire de nouveau.
Ainsi, on voit apparaître des tentatives pour coder en indicateurs des saisies plus qualitatives des activités de formation, pour mieux tenir compte des données renvoyant à l’insertion professionnelle (en y insérant notamment des considérations sur la dimension socio-territoriale de cette action, qui n’est pas strictement comparable d’une institution à une autre en fonction du contexte local au sein du quel une université s’inscrit), pour appréhender les problématiques de qualité de vie étudiante, de culture etc….
Ce débat est d’importance et particulièrement complexe. A mon sens, les démarches les plus intéressantes sont toujours celles qui introduisent de la relativité, au sens où elles promeuvent des visions de positions relatives entre institutions ou/et entre activités et non pas des classements apparemment absolus et définitifs. On pourrait donc souhaiter que ce type d’approche soit privilégiée et je crois d’ailleurs que cette tendance a le vent en poupe. La diffusion des grands classements mondiaux, en effet, provoque désormais une intense activité de commentaire et, plus intéressant encore, nourrit de nombreuses propositions d’ébaucher des alternatives. Celles-ci permettent de dépasser certains clivages (et par exemple, comme le fait justement remarquer un lecteur de ce blog, de concilier approche servicielle et approche en termes de bien public), de proposer des classements par type d’établissement, ou/et par type de formation, de recherche. Il reste beaucoup à faire, mais je trouve la tendance intéressante, car elle retient le meilleur de l’activité évaluative — la compréhension fine d’une action.

Une autre tension discursive, repérable dans la réception des classements, manifeste le lien de moins en moins implicite qui est établi, par les palmarès et les classements (et plus encore par ceux qui les utilisent), entre performance quantifiée d’un système éducatif ou d’un établissement et qualité des actions de formation ou/et de recherche. Cette causalité est désormais postulée : elle fonde la production du classement qui, en retour, le renforce. Elle est univoque : mieux on est classé, meilleure est la performance, plus grande est la qualité des activités. Dans ce cadre de pensée, être mal classé voire pas classé du tout (comme c’est le cas de la plupart des universités en France qui n’apparaissent pas dans le classement de Shanghai) marque un établissement ou une pratique du sceau de la médiocrité.
Inférer la qualité d’une institution de « sa » performance quantifiée via un palmarès est un cheminement significatif d’une idéologie dominante actuelle. Une telle inférence n’est pas sans fondements : les universités très bien classées, par exemple, dans les 4 principaux palmarès universitaires sont de fait excellentes (tant au plan éducatif qu’au plan scientifique, sans même parler de la qualité de leur vie étudiante et de leur rayonnement international et culturel), tout en étant, pour la plupart, dotée de programmes très ambitieux et efficaces d’ouverture sociale. De même, les pays dont les scores sont élevés dans les enquêtes Pisa possèdent des systèmes éducatifs obligatoires dont l’analyse plus approfondie confirme souvent tant la qualité et l’efficacité, que de surcroit, là aussi, une assez grande équité sociale. Cela posé, s’il n’est pas illégitime de penser que le bon classement est un indice de qualité, déduire l’inverse : ce qui n’est pas classé, ce qui est doté d’un faible score est médiocre, est en revanche un coup de force argumentatif qu’on doit refuser. Car cela consiste à ne mesurer une qualité qu’à la seule aune d’une conception très particulière et assez dogmatique de la qualité et de sa mesure.
Il serait préférable, tout en conservant ces classements et en réfléchissant à leurs enseignements, de définir d’autres voies, complémentaires, de saisie de la qualité et de l’efficacité des systèmes, établissements, pratiques d’éducation — car il n’est pas illégitime de se poser les questions d’efficacité et de qualité de la formation et de la recherche en y incluant vraiment la dimension de l’équité sociale. En la matière, rappelons-le, les biens classés ne sont pas forcement, loin de là les moins équitables et les moins accueillantes aux différentes « minorités ». Bien des cas nationaux sont de fait marqués par des classements médiocres, en terme de « performance globale » et par une faible prise en compte de la nécessaire ouverture sociale. On peut donc rencontrer des situations où un élitisme endogamique notoire se double d’une médiocre performance globale (c’est le cas de la France, à la fois pour l’enseignement obligatoire et pour l’enseignement supérieur).
Tout cela pour dire qu’il est un peu simpliste de souscrire à une idée qui consisterait à affirmer que les classements et palmarès ne révèlent rien d’avéré ou à une autre qui poserait le principe que ceux-ci ne satisfont que les systèmes et établissements adhérant à un paradigme de l’éducation et de la recherche marchandisées, injuste socialement. Mais, si les classements montrent, rendent visible des faits, pour autant on ne doit pas considérer que ce qui est montré assure de pouvoir juger la totalité d’un système éducatif quelconque. Or c’est ce pas qui est souvent franchi, hélas, par des acteurs, qui se servent alors sans précaution des classements et palmarès pour instruire le procès d’une institution (l’école, l’université).

Il me semble qu’il faut refuser clairement cette inférence, surtout si l’on croit, comme moi, à la valeur des démarches évaluatives. Ce refus ne procède donc pas de la volonté de ne rien vouloir comprendre et de ne jamais accepter quelque classement que ce soit. Mais participe d’un postulat scientifique qui consiste à affirmer que les seules analyses fiables sont relatives et contextuelles. Et à ce sujet, il faut bien souligner que les classements les plus célèbres sont extrêmement critiquables pour une raison simple : ils n’incluent pas de prise en compte des contextes politiques, sociaux, économiques et culturels dans leurs grilles d’intelligibilité. C’est tout simplement aberrant. Comment l’expliquer?

A suivre…