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Michel Lussault

Penser/Classer (?) 3

Continuons cette petite réflexion sur les classements. Je souhaite préciser à nouveau que les discours de réaction aux classements que j’évoque sont présentés ici de manière schématique, tel des idéal-types. Dans les faits, bon nombre d’acteurs hybrident, dans leurs discours et par leurs choix, ces différentes visions. Car, au-delà des valeurs déclarées et des principes proclamés, les pratiques des individus et des groupes sont, en cette matière comme dans toutes les autres, protéiformes et équivoques.
Mon but ici est donc seulement d’indiquer des grandes orientations discursives, partant du principe, comme je l’expliquai dans mon billet précédent, qu’il est plus intéressant d’examiner la relation entre les classements et leur réception que de se cantonner à la seule analyse des classements — ou à celle des discours qui les accompagnent.

Je mentionnerai deux autres grands questionnements que l’on peut découvrir en examinant la réception des classements et palmarès. Tout d’abord, il faut bien insister sur le fait que les activités classantes mettent particulièrement en exergue la relation complexe entre activités et évaluation. Toute activité d’enseignement et de recherche peut-elle, doit elle être évaluée ? Quelles méthodes choisir ? Doit-on se résoudre à n’exprimer la saisie évaluative que par des indicateurs quantitatifs ? Il est à ce sujet intéressant de constater que ce type d’interrogation vaut autant pour les évaluations d’institution, d’établissement, d’individus. Dans un cas comme dans l’autre les débats sont vifs.
Un des éléments à porter au crédit à la diffusion des classements et palmarès, c’est qu’ils permettent d’aborder de manière large des questions jusque-là traitées au sein d’un cénacle de spécialistes. On notera que, à côté de ceux qui réfutent la possibilité même d’insérer dans un palmarès des données relatives à certaines démarches et activités, des protagonistes (notamment des experts et des universitaires), pourtant parfois très critiques par rapport aux classements actuels, en appellent à une réflexion collective sur les méthodes afin de promouvoir des saisies multidimensionnelles plus fines et pertinentes. C’est même à partir de ce type de démarche que des spécialistes entendent soit améliorer les classements existants, soit en produire de nouveau.
Ainsi, on voit apparaître des tentatives pour coder en indicateurs des saisies plus qualitatives des activités de formation, pour mieux tenir compte des données renvoyant à l’insertion professionnelle (en y insérant notamment des considérations sur la dimension socio-territoriale de cette action, qui n’est pas strictement comparable d’une institution à une autre en fonction du contexte local au sein du quel une université s’inscrit), pour appréhender les problématiques de qualité de vie étudiante, de culture etc….
Ce débat est d’importance et particulièrement complexe. A mon sens, les démarches les plus intéressantes sont toujours celles qui introduisent de la relativité, au sens où elles promeuvent des visions de positions relatives entre institutions ou/et entre activités et non pas des classements apparemment absolus et définitifs. On pourrait donc souhaiter que ce type d’approche soit privilégiée et je crois d’ailleurs que cette tendance a le vent en poupe. La diffusion des grands classements mondiaux, en effet, provoque désormais une intense activité de commentaire et, plus intéressant encore, nourrit de nombreuses propositions d’ébaucher des alternatives. Celles-ci permettent de dépasser certains clivages (et par exemple, comme le fait justement remarquer un lecteur de ce blog, de concilier approche servicielle et approche en termes de bien public), de proposer des classements par type d’établissement, ou/et par type de formation, de recherche. Il reste beaucoup à faire, mais je trouve la tendance intéressante, car elle retient le meilleur de l’activité évaluative — la compréhension fine d’une action.

Une autre tension discursive, repérable dans la réception des classements, manifeste le lien de moins en moins implicite qui est établi, par les palmarès et les classements (et plus encore par ceux qui les utilisent), entre performance quantifiée d’un système éducatif ou d’un établissement et qualité des actions de formation ou/et de recherche. Cette causalité est désormais postulée : elle fonde la production du classement qui, en retour, le renforce. Elle est univoque : mieux on est classé, meilleure est la performance, plus grande est la qualité des activités. Dans ce cadre de pensée, être mal classé voire pas classé du tout (comme c’est le cas de la plupart des universités en France qui n’apparaissent pas dans le classement de Shanghai) marque un établissement ou une pratique du sceau de la médiocrité.
Inférer la qualité d’une institution de « sa » performance quantifiée via un palmarès est un cheminement significatif d’une idéologie dominante actuelle. Une telle inférence n’est pas sans fondements : les universités très bien classées, par exemple, dans les 4 principaux palmarès universitaires sont de fait excellentes (tant au plan éducatif qu’au plan scientifique, sans même parler de la qualité de leur vie étudiante et de leur rayonnement international et culturel), tout en étant, pour la plupart, dotée de programmes très ambitieux et efficaces d’ouverture sociale. De même, les pays dont les scores sont élevés dans les enquêtes Pisa possèdent des systèmes éducatifs obligatoires dont l’analyse plus approfondie confirme souvent tant la qualité et l’efficacité, que de surcroit, là aussi, une assez grande équité sociale. Cela posé, s’il n’est pas illégitime de penser que le bon classement est un indice de qualité, déduire l’inverse : ce qui n’est pas classé, ce qui est doté d’un faible score est médiocre, est en revanche un coup de force argumentatif qu’on doit refuser. Car cela consiste à ne mesurer une qualité qu’à la seule aune d’une conception très particulière et assez dogmatique de la qualité et de sa mesure.
Il serait préférable, tout en conservant ces classements et en réfléchissant à leurs enseignements, de définir d’autres voies, complémentaires, de saisie de la qualité et de l’efficacité des systèmes, établissements, pratiques d’éducation — car il n’est pas illégitime de se poser les questions d’efficacité et de qualité de la formation et de la recherche en y incluant vraiment la dimension de l’équité sociale. En la matière, rappelons-le, les biens classés ne sont pas forcement, loin de là les moins équitables et les moins accueillantes aux différentes « minorités ». Bien des cas nationaux sont de fait marqués par des classements médiocres, en terme de « performance globale » et par une faible prise en compte de la nécessaire ouverture sociale. On peut donc rencontrer des situations où un élitisme endogamique notoire se double d’une médiocre performance globale (c’est le cas de la France, à la fois pour l’enseignement obligatoire et pour l’enseignement supérieur).
Tout cela pour dire qu’il est un peu simpliste de souscrire à une idée qui consisterait à affirmer que les classements et palmarès ne révèlent rien d’avéré ou à une autre qui poserait le principe que ceux-ci ne satisfont que les systèmes et établissements adhérant à un paradigme de l’éducation et de la recherche marchandisées, injuste socialement. Mais, si les classements montrent, rendent visible des faits, pour autant on ne doit pas considérer que ce qui est montré assure de pouvoir juger la totalité d’un système éducatif quelconque. Or c’est ce pas qui est souvent franchi, hélas, par des acteurs, qui se servent alors sans précaution des classements et palmarès pour instruire le procès d’une institution (l’école, l’université).

Il me semble qu’il faut refuser clairement cette inférence, surtout si l’on croit, comme moi, à la valeur des démarches évaluatives. Ce refus ne procède donc pas de la volonté de ne rien vouloir comprendre et de ne jamais accepter quelque classement que ce soit. Mais participe d’un postulat scientifique qui consiste à affirmer que les seules analyses fiables sont relatives et contextuelles. Et à ce sujet, il faut bien souligner que les classements les plus célèbres sont extrêmement critiquables pour une raison simple : ils n’incluent pas de prise en compte des contextes politiques, sociaux, économiques et culturels dans leurs grilles d’intelligibilité. C’est tout simplement aberrant. Comment l’expliquer?

A suivre…

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