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Michel Lussault

Effondrement-2

Après les résultats de l’enquête Pisa 2009, je souhaite aborder un phénomène très différent, mais qui me semble aussi témoigner d’un effondrement de nos certitudes, de nos modes d’organisation de la formation supérieure et de nos pratiques actuelles. Au risque de surprendre, je partirai des récentes et turbulentes manifestations d’étudiants anglais contre l’augmentation spectaculaire des droits d’inscription (Tution Fees annuels qui passeraient d’environ 3200 Livres Sterling à un plafond de plus de 9000 Livres en 2012 !!) programmée par le gouvernement de David Cameron en Angleterre (L’Ecosse et le Pays de Galles possèdent un système spécifique). Selon moi, même si cet évènement possède des caractéristiques spécifiques liées à la nature même du système universitaire britannique, il donne la possibilité d’aborder un problème majeur : aujourd’hui, la question de l’avenir du financement des études supérieure est particulièrement cruciale et on doit penser que nous devrons instamment inventer de nouvelles solutions en la matière.

La colère des étudiants et de leurs familles s’explique d’abord par l’importance inédite de la hausse et surtout le fait que celle-ci vient en compensation de coupes claires dans le financement des activités de formation des universités. Le gouvernement, tout à son plan drastique de rigueur, a décidé de diminuer radicalement le budget alloué à l’enseignement supérieur (mais pas à la recherche, dont les fonds sont maintenus au nom de la compétitivité, attitude dissymétrique sur laquelle je reviendrai dans un prochain billet). La hausse des droits ne correspondra donc pas à une volonté d’améliorer le financement global, mais simplement à celle de maintenir son niveau actuel, par substitution de la contribution des familles à celle de l’Etat. L’assurance donnée par le gouvernement que les étudiants les plus pauvres continueront d’être soutenus (et même mieux aidés), le recours à l’argument traditionnel que l’investissement dans l’éducation rapporte à un individu et que celui-ci peut légitimement s’endetter pour y contribuer, l’idée qu’une telle augmentation améliorerait l’offre éducative d’universités stimulées par la concurrence, l’antienne que les étudiants eux-mêmes, compte-tenu des coûts, seraient plus motivés et impliqués dans leurs études, rien de cela n’a apaisé la colère de nombreux étudiants et citoyens. La loi a été votée, certes, mais ce vote a causé des dégâts durables dans l’opinion. Notons au passage le revirement des libéraux démocrates, membres importants de la coalition gouvernementale, qui avaient durant la campagne électorale défendu le principe de la diminution du coût des études (voire de leur quasi-gratuité). Cette volte-face a accentué la colère de membres des classes moyennes urbaines diplômées se sentant promptement trahis par une formation politique qui avait su attirer la sympathie d’une partie non négligeable de cet électorat.

En fait, à lire les contributions de différents protagonistes dans la presse britannique, à écouter ce que les médias (notamment la BBC qui a couvert avec beaucoup de rigueur et de précision ce dossier) en ont rapporté, on s’aperçoit d’une chose. Ce qui s’est effondré, c‘est la confiance que les familles des groupes sociaux intermédiaires avaient dans l’idée que l’investissement éducatif était “rentable”, donc qu’il pouvait être acceptable de payer pour celui-ci.

Cet effondrement est lié à trois facteurs.

1. La prise de conscience brutale que le retrait de l’État signifiait que la puissance publique renvoyait désormais de plus en plus l’éducation supérieure et son financement à la seule sphère privée. Or, si les britanniques sont traditionnellement très à l’aise avec le principe d’un fort engagement des individus dans la production des “biens communs”, on a constaté que, dans cette affaire, nombre d’entre-eux (et encore une fois au premier chef, notons le, les citoyens des classes moyennes, pour une raison que j’expliquerai en point 3) estimaient que l’État ne pouvait pas ainsi se dégager si facilement de l’éducation supérieure.  Et ce d’abord parce que celle-ci profitait à la société toute entière et pas seulement aux individus pris isolément. On a donc vu se diffuser des argumentaires sur le caractère de “public goods” des savoirs et sur la nécessité de maintenir une présence forte du financement d’État dans l’enseignement supérieur, même en période de restriction budgétaire. En d’autres termes, contre l’exclusivité du postulat que l’éducation est d’abord rentable pour un individu, s’est imposé le principe qu’il s’agit aussi d’un investissement collectif bénéfique à la société tout entière, à sa dynamique, à son équilibre. Dès lors, la question du partage du coût des études devient ipso-facto politiquement  fondamentale. Ce que la plupart des manifestants et des opposants réclamaient d’ailleurs, était que ce problème soit réellement débattu dans toutes ses implications et non que le point soit traité de manière expéditive par un seul vote parlementaire (très peu demandant la gratuité des études, notion assez étrangère aux britanniques).

2. Si les précédentes augmentations (très substantielle, ces dernières années) des Tuition Fees avaient été acceptables et acceptées, c’était en raison du maintien de la croyance dans l’employabilité des diplômés de l’enseignement supérieur. Il paraissait possible de payer si l’on avait l’assurance de pouvoir rapidement rembourser les emprunts contractés (pratique très courante outre-manche dans les classes moyennes) pour les études grâce à un emploi rémunérateur rapidement obtenu à la fin des études. Mais cette idéal vole en éclat avec la mutation des systèmes productifs et des marchés de l’emploi, mutations que la crise économique précipite. Aujourd’hui, c’est bel et bien l’employabilité des diplômés qui est globalement mise en question et l’idée d’une corrélation stricte entre niveau de formation et niveau d’emploi et de rémunération est de plus en plus battue en brèche.

3. Les ménages des classes moyennes ont le sentiment de devenir les victimes des processus de déclassement. Ce sentiment était jusque là compensé par la relative assurance de pouvoir insérer leurs enfants dans des positions professionnelles solides et de niveau équivalent ou meilleur à celles des parents, via les études. Or on vient de souligner que la chose est désormais remise en cause. Dès lors, l’idée du déclassement s’accentue et devient insupportable car elle manifeste la possibilité d’une inversion de tendance intergénérationnelle. Les classes moyennes se sentent prises en étau entre des groupes sociaux plus démunis, qui bénéficieront encore de l’aide aux études, et des plus dotés qui, quant à eux, peuvent jouer de tous les atouts de leurs réseaux sociaux pour assurer à leurs rejetons les bonnes places tant à l’université que sur le marché du travail ou que dans les sphères de pouvoir. Les groupes sociaux intermédiaires se sentent souvent abandonnés par l’Etat, qui apparaît replié sur la politique sociale (plus ou moins compassionnelle et moralisatrice) et sur le soutien à la compétitivité des entreprises, qui passe notamment par le maintien des aides publiques à la recherche. L’idée de l’injustice était très présente dans les cortèges de manifestants anglais et chez les contempteurs de la réforme.

Le cas anglais n’est pas isolé, loin de là ; je crois que les 3 facteurs ici très schématiquement présentés pourraient être retrouvés ailleurs. En vérité, partout au monde, la question du financement des études supérieures se pose avec acuité et le problème des frais d’inscription est un bon indicateur de la difficulté du dossier. En effet, l’envolée des tarifs est constatable en de nombreuses contrées, notamment là où l’argumentaire classique anglo-américain de l’investissement rentable pour la personne est de mise. Dans de nombreux cas toutefois, le niveau atteint par les droits d’inscription pose de plus en plus de problèmes, notamment parce qu’il met désormais en difficulté les ménages aux revenus moyens. Tout le monde reconnaît aujourd’hui (même aux États-Unis) que l’on est proche d’atteindre le plafond des niveaux de contribution de l’individu, plafond au-delà duquel le financement direct parait difficilement envisageable pour le plus grand nombre. Pourtant, on fait souvent comme si de rien n’était, notamment dans les pays (nombreux) où domine de manière quasi obsessionnelle la doxa qui consiste à considérer a priori que la charge fiscale des ménages ne peut jamais être alourdie. De ce point de vue, on le sait, les citoyens de nombreux pays sont souvent schizophrènes : demandeurs de l’intervention publique, dénonciateurs de l’impôt. D’ailleurs, en Grande Bretagne, les opposants à la réforme des conservateurs ne se sont pas empressés d’admettre que le maintien de l’engagement de l’Etat pouvait nécessiter une fiscalité révisée à la hausse.

Je pense quant à moi que si nous voulons consolider un système d’enseignement supérieur digne de ce nom, ouvert au plus grand nombre, à la hauteur des enjeux de construction des sociétés de la connaissance, nous devrons faire des choix déchirants en matière de financement (en sachant que les besoins en la matière seront massifs). Face à ce problème, les deux mythologies antagonistes de l’utilité personnelle (l’individu-investisseur est le financeur principal) et de la gratuité sont à renvoyer dos à dos. Le pur utilitarisme individualiste est un leurre (qui ignore la dimension sociale de l’acte éducatif et qui occulte en général que celui-ci est toujours soutenu par des fonds publics), tout comme l’idée, séduisante mais naïve, de la gratuité (tout a un coût et il faut toujours trouver des payeurs, qui en dernière instance sont les ménages). Ces deux “dogmatiques” obscurcissent la question et empêchent que le véritable débat politique naisse et se déploie.

Alors qu’il faudrait aborder ce problème le plus collectivement possible, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle mondiale (car le savoir est un bien commun de l’humanité et la formation un droit universel). Et ce faisant, tenter d’arbitrer et de réaliser des choix qui permettraient à chacun des 4 contributeurs possibles de fixer leur part directe respective à cet effort collectif. A savoir : l’État, qui devrait à mon sens rester et de loin le principal bailleur de fonds ; les collectivités locales (au premier chef les régions et les agglomérations) qui devraient  assumer un rôle financier majeur, à la hauteur du rôle des universités dans les dynamiques territoriales ; les entreprises, qui n’ont pas encore assez pris conscience de leurs responsabilités particulières en ce domaine, et qui devraient réaliser un effort sans souci d’utilité immédiate, comme une contribution à la prospérité générale, sans se limiter à une vision étroite du retour sur investissement technologique ou en termes de main d’œuvre ; les citoyens, enfin, qui outre l’impôt peuvent dans certaines conditions admettre de financer directement telle ou telle activité supérieure.

Un tel dispositif de financement croisé explicite et explicité supposerait la capacité de conclure, à chaque fois, un véritable pacte social national et exigerait des universités une responsabilité accrue et une qualité plus effective de ses prestations. Cela peut paraître illusoire, mais sans cela, c’en sera bientôt fini du modèle d’enseignement supérieur ouvert et de qualité auquel il nous faut pourtant encore croire.

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