Il est bien un postulat en deux temps qui paraît aujourd’hui peu contestable, une sorte de vérité absolue : il faut professionnaliser les études supérieures ; la fragilité des filières universitaires classiques tient à leur trop faible professionnalisation, à laquelle il importe de remédier par des actions énergiques, essentiellement de mise systématique en situation professionnelle « réelle » des étudiants via des stages. En la matière, toutes les politiques menées depuis déjà 20 ans convergent. J’ai moi même pratiqué quelque temps la méthode Coué qui consistait à voir dans la professionnalisation l’instrument magique qui permettrait de régler la plupart des problèmes. J’en suis aujourd’hui assez largement revenu et je pense même qu’il devient urgent de renoncer à cette vulgate. Car l’obsession professionnalisante, telle qu’elle est aujourd’hui exprimée et déclinée à travers les instruments d’excellence de sa réalisation, notamment le fameux stage en entreprise, est peut être le plus beau piège que nous nous sommes collectivement tendus et dans lequel nous sommes, béats et heureux, tombés.
Au risque de surprendre, je pense donc qu’il faut en finir avec une idéologie dominante qui, comme toute les idéologies dominantes, aliène la pensée. Mon propos n’est pas de nier l’idée que la professionnalisation de certains cursus (ou de périodes de cursus) puisse être utile – notamment pour les filières qui ont légitimé l’empire de celle-ci, celles d’ingénieurs au premier chef, puis d’IUT et de BTS, et enfin les cursus pro des universités. Mais je crois qu’on doit contester la généralisation de celle-ci comme valeur essentielle et de critiquer le registre allégorique qu’elle prend actuellement. On ne résout rien en pariant uniquement sur les voies classiques de la professionnalisation généralisée. Comme en matière de boissons alcoolisées, il est possible d’en goûter le plaisir, mais l’abus est dangereux (et le réveil difficile).
Tout procède en fait d’une erreur de base, qui concerne l’approche d’une des finalités de l’enseignement supérieur. Lorsque j’exerçais les fonctions de vice-président de la CPU, j’avais été très impliqué, à l’été 2007, dans la discussion et la négociation qui présidèrent à la mise en place de la LRU. On sait que celle-ci a ajouté l’insertion professionnelle aux missions des universités. J’étais à l’époque en désaccord, ainsi que mes collègues du bureau de la CPU, avec la formulation choisie, mais les arbitrages ne nous ont pas été favorables. Je pensais et pense toujours qu’on ne pouvait confier aux universités une telle responsabilité. Et ce au premier chef parce que l’insertion professionnelle dépend des employeurs et pas des formateurs. Faire reposer sur ceux-ci la charge totale de l’employabilité des étudiants est un contresens et un leurre.
Le meilleur système de formation au monde, confronté à une économie en panne et/ou un marché du travail bloqué, produirait des chômeurs. C’est une évidence qui ne connaît guère de contre exemple, à ma connaissance. D’ailleurs, dans les pays où les jeunes sont convenablement formés mais confrontés à un verrouillage du marché du travail, la seule solution qui s’offre à eux pour fuir le chômage est l’immigration. Le récent exemple tunisien (la Tunisie étant de loin le pays du Maghreb doté d’une vraie politique de formation supérieure et la révolte des jeunes diplômés a été décisive pour mettre à bas un régime qui mettait en coupe réglée l’ensemble de l’économie, en sus d’instaurer un ordre policier insupportable) devrait à ce sujet nous faire réfléchir.
L’insertion professionnelle des étudiants français, quant à elle et tout le monde le sait, est très liée à l’existence d’un chômage massif structurel des jeunes, y compris dotés de diplômes, que rien depuis 40 ans n’a véritablement réduit, pas même les périodes de croissance les plus notables. Et les difficultés économiques et sociales du moment, depuis 2008, n’ont fait qu’accentuer cette tendance historique. Si l’on ajoute à cela le contexte actuel de diminution organisée de l’emploi public (politique dont on peut saisir, voire admettre, les motivations), alors que celui-ci a longtemps servi à réguler l’insertion professionnelle de bien des diplômés, il est tout simplement insensé de demander aux universités d’assumer à elles seules tant des dysfonctionnements anciens et globaux que des ajustements contextuels du marché de l’emploi ou que les conséquences des impératifs de maîtrise des comptes publics.
Ainsi, plutôt que de persister dans cette voix du raisonnement simpliste qui consiste à imputer en permanence aux formations la charge de la preuve qu’elles sont susceptibles d’insérer les étudiants sur le marché du travail, on ferait mieux d’aborder courageusement toute une série de questions.Tout d’abord celle du rôle que devraient jouer les entreprises (ou les collectivités publiques) dans la professionnalisation, rôle qu’elle peuvent assumer efficacement, comme le montrent les exemples des contrats de professionnalisation ou celui de l’opération phénix, ou encore les actions performantes du Centre national de formation de la fonction publique territoriale.
Cela impliquerait d’abord d’admettre que, quelles que soient les études supérieures poursuivies, il est impossible de livrer un salarié « clef en main » à une entreprise, sauf peut être (et encore) pour des emplois exigeant de faibles qualifications (mais qui devraient ne pas être destinés à des individus ayant un niveau d’étude post bac). Il faut bien admettre que le fantasme du jeune formé « prêt à l’emploi » est encore hélas très répandu. Et d’ailleurs cela explique que nous sommes aujourd’hui furieusement engagé dans la pente de l’utilitarisme des études, ce qui discrédite chaque jour un peu plus tout ce qui ne se présente pas sous les traits de l’applicabilité immédiate. Alors que même les élèves sortant des écoles d’ingénieur, de leur propre aveu et de celui de leurs employeurs, ont encore beaucoup de chose à apprendre et à découvrir lorsqu’ils entrent dans la vie active.
Je pense donc qu’il est nécessaire d’admettre que la formation professionnelle de préparation à l’emploi, qui à mon sens est plutôt à concevoir comme un post cursus, est à développer comme une action partagée des entreprises et des établissements universitaires. Un modèle intéressant en la matière est d’ailleurs celui du diplôme de maîtrise d’œuvre que les architectes doivent obtenir, après leur master en École, au sein d’un cabinet d’architecture. Il y a bien sûr d’autres exemples qui pourraient être utilisés.
Un tel changement d’orientation imposerait aussi, tout à la fois que les entreprises acceptent de modifier leur procédures de recrutement et que les universités soient capables de mieux objectiver les compétences de tout étudiant au sortir des formations. Évoquons le premier point (j’ai traité du second dans un précédent article). Aujourd’hui, les recruteurs plébiscitent les formations professionnalisantes non parce qu’ils pensent que les jeunes embauchés n’ont plus rien à apprendre et sont « prêts à l’emploi » mais parce qu’ils estiment que ces formations sont des gages de sureté dans le choix de la qualité intrinsèque des personnes et dans leur adaptabilité. Et pourquoi ? Tout simplement parce que les formations supérieures professionnalisantes sont toutes sélectives, ou peu s’en faut, et comportent des volumes horaires importants par rapport aux autres cursus. Notons au passage cette situation étrange de notre pays, où tout ce qui est marqué du sceau « pro » est plutôt infamant dans l’enseignement secondaire et gratifiant dans le supérieur. Ce paradoxe est sans doute une des preuves de plus du génie français !
En ciblant ainsi les filières supérieures professionnalisantes, les entreprises assurent de disposer de jeunes recrutés qui ont été, globalement, de bons élèves. Et d’ailleurs la place et le prestige de chaque formation dans la hiérarchie globale des filières est en raison directe avec l’intensité réelle et supposée de la sélection à l’entrée, donc de l’écrémage des individus sur la base de leur aptitude scolaire. On recrute ainsi beaucoup d’élèves de grandes écoles très sélectives et ce faisant on augmente la qualité de l’insertion professionnelle à la sortie des dites écoles, ce qui justifie que celles-ci mettent cette insertion en exergue et réactive la légitimité de la sélection, en un mouvement circulaire infernal dont on ne peut et on ne veut pas aujourd’hui sortir. Dans une certaine mesure, les écoles les plus prestigieuses n’auraient (n’ont ?) pas besoin de développer une bonne formation, puisqu’elles assurent l’essentiel en recrutant les meilleurs élèves.
Le culte de la professionnalisation est donc un faux semblant : celui qui permet de maintenir en l’état le système inégalitaire. C’est le masque hypocrite de la faiblesse des formations universitaires classiques accessibles « de plein droit » et sans grands moyens horaires, faiblesse à laquelle chacun semble consentir. D’ailleurs la récente « révolte des directeurs d’IUT » me semble en dire long sur le mépris dans lequel on tient dans certains cénacles les formations universitaires et leurs étudiants, ainsi que l’attachement de beaucoup aux anciennes rentes de situation.
Je crois qu’il est indispensable de proposer de nouvelles manières de voir et d’agir. Il est bien évident qu’il ne saurait être question de prôner un enseignement supérieur déconnecté des préoccupations de l’employabilité, replié sur la bulle académique, routinier dans ses méthodes, désinvolte dans ses finalités. Ce que j’avais proposé en 2007, et que je continue de défendre, est que les universités doivent préparer à l’insertion professionnelle, ce qui n’est pas du tout la même chose qu’assurer ladite insertion. Et je crois qu’une telle préparation, qui selon moi est une exigence, ne signifie pas que la voie à choisir soit celle que nous empruntons habituellement.
A suivre