Catégories
Michel Lussault

Les humanités : pourquoi, pour qui ? 2.

Ce mercredi 10 novembre je suis intervenu comme grand témoin devant l’ensemble des enseignants et des dirigeants de la faculté des lettres de l’université de Neuchâtel — dans le cadre de la journée d’étude annuelle de cette faculté. Le thème de cette journée : “Etudiant-e-s en lettres et sciences humaines : quels défis, quelles attentes dans le marché de l’emploi actuel?”, exprime bien la nature des préoccupations de nos collègues suisses. Dans un contexte de forte instabilité économique (qui concerne grandement un canton comme celui de Neuchâtel), de concurrence accrue entre établissements universitaires, de remise en question des schémas classiques d’employabilité des diplômés du supérieur, de doute sur l’utilité de certains savoirs et de certaines filières, les universitaires tentent de cerner les types de réponses qu’ils pourraient apporter à une interrogation lancinante : que peut être la place des humanités dans la formation supérieure?

J’ai commencé à aborder cette question dans un précédent billet. L’invitation de Neuchâtel (université très dynamique, qui a déjà pris à bras le corps le sujet, et tente notamment de dynamiser les sciences humaines et sociales via des grandes fédérations thématiques, comme par exemple la Maison d’analyse des processus sociaux, ou encore la Maison des sciences du langage et de la communication) me donne l’occasion de poursuivre.

Ce qui me paraît clair, c’est que la question posée par mes  collègues, afin de se donner des éléments d’appréciation de l’évolution de l’activité de leur faculté et du rôle de celle-ci au sein de l’université, nous renvoie très vite aux fondements même de la réflexion sur la finalité de l’enseignement supérieur (en particulier celle de l’adaptation au marché, qui fait d’ailleurs débat). En la matière, tout nous ramène toujours en fait à une série d’interrogations, encore ouvertes et non tranchées, loin s’en faut, sur le rôle actuel  des lettres et SHS dans l’économie des savoirs (fondamentaux et appliqués) et dans la dynamique sociale et politique.

Pour tenter de ne pas me dérober à ce débat, j’ai l’habitude de commencer par distinguer 4 positions « idéal-typiques » par rapport aux sciences humaines et sociales et à leurs finalités, qui pèsent fortement sur les discussion autour de l’enseignement de ces disciplines.

1. La première, patrimoniale et érudite, est celle qui consiste à considérer principalement voire exclusivement les SHS sous leur aspect de savoirs d’érudition et de connaissances académiques pures, constituant un patrimoine à sauvegarder et archiver. Il s’agit là d’affirmer que ces disciplines sont et doivent rester un sanctuaire, hors des turbulences des temps. Et ce, à la fois parce que la connaissance est un absolu et parce qu’elles fondent la culture cultivée de « l’honnête homme » (occidental, qui est donc en général blanc et le plus souvent n’est pas une femme!). Et il est vrai que les humanités constituent un des creusets où se forgèrent l’identité du “sujet” cultivé  “européen”. Ce n’est pas un hasard si les cultures scolaires d’élite de bien des pays européens et des Etats-Unis ont longtemps privilégié les lettres et les humanités. Il reste aujourd’hui encore bien des traces de cette prégnance, même si d’autres formes de distinction sociale que celle permise par la culture classique et d’autres modes d’affirmation du capital scolaire s’imposent. Même si par ailleurs, de leur côté, des courants comme par exemple les Gender Studies, les Subaltern Studies, les Post Colonial Studies etc contribuent à infléchir ce modèle culturel occidentaliste.

Une telle posture (celle de l”‘art pour l’art”, en quelque sorte) assigne aux filières de SHS une double mission essentielle de conservation et de transmission. Celle-ci consiste à former des enseignants et des chercheurs qui pourront reprendre un tel flambeau, assumer la filiation. Cette stratégie de reproduction d’héritiers confronte de facto les universitaires qui y adhèrent à un malaise grandissant, dans les systèmes où la croissance des effectifs étudiants place bon nombre de ceux-ci dans une impasse et semble briser le pacte implicite multiséculaire entre les maîtres et leurs élèves. Ailleurs, c’est moins la massification que la remise en cause radicale de l’intérêt des savoirs d’érudition qui fragilise ce modèle (comme l’a illustré mon premier billet sur la question). Les discussions de Neuchâtel m’ont montré que cette conception était encore importante — quand elle n’est pas redynamisée par l’actuelle crise économique et financière qui semble avoir largement accru la méfiance de beaucoup envers les entrepreneurs.

2. La seconde attitude n’est pas réductible à la première même si elle la recoupe. Elle postule que les SHS constituent le socle de connaissances qui permet d’intégrer et de comprendre (au sens étymologique du mot) tous les autres savoirs et phénomènes du monde. Cette posture, qui réactualise le débat, né au XIXe siècle, au moment de la constitution de l’Université moderne, appelé « conflit des facultés » me semble aujourd’hui comporter deux variantes. La première, que je nommerai variante critique, donne aux SHS un rôle de conscience critique de la société contemporaine. Ces savoirs, inventés et institués en Europe au XIXe siècle en tant que disciplines universitaires et scientifiques, et qui de ce fait même ont elles aussi contribué à définir le profil de l’individu occidental contemporain, comme les humanités ont forgé l’homme classique, serviraient à dévoiler les apparences, à traquer les mirages, à dénoncer les tromperies que les sociétés mettent en avant pour masquer les processus d’aliénation et d’exploitation qu’elles entretiennent. Une telle posture de surplomb est fréquente, et pousse à postuler que les SHS ont une place a part dans la société. Cette attitude repose sur une vision très particulière de l’organisation sociale, qui serait par essence aliénante, et incite à développer un discours « radical », qui se manifeste par une fréquente dénonciation des volontés des pouvoirs en place de museler, voire de faire disparaître des savoirs dangereux pour l’ordre établi. La seconde variante que je baptise réflexive, insiste plutôt sur le rôle des SHS dans l’acquisition par les acteurs sociaux et leurs collectifs d’une réflexivité indispensable à la compréhension tant des ressorts de l’action individuelle que des logiques de la dynamique sociale et de l’action politique. Cette tendance est moins agonistique que la précédente, plus empirique et scientifique ; elle peut même, dans de nombreux domaines, fonder des savoirs d’expertise proposés aux intervenants sociaux. Martha Nussbaum, que j’ai citée dans mon premier billet consacré à cette question, me paraît assez proche de cette position, même si elle la mâtine d’un peu de la position 3.

3 La troisième posture est prosaïque et pragmatique. Elle affecte aux SHS un rôle de cadre de culture générale. Il ne s’agit là ni de se recueillir devant le tabernacle de la culture érudite de l’élite, ni de communier dans la ferveur des grandes messes critiques, ni de réfléchir l’individu et la société, mais de reconnaître que ces savoirs pourvoient des compétences génériques nécessaires à toute personne souhaitant s’insérer socialement et économiquement. Cette attitude, très courante, dans l’enseignement secondaire, comme dans certains systèmes d’enseignement supérieur, tend à faire descendre dans la vie de tous les jours les savoirs des sciences humaines et sociales, alors que les deux précédentes, chacune différemment, les héroïsaient. Elle sous-tend la plupart des démarches qui visent à concevoir les cursus de sciences humaines en fonction d’objectifs d’acquisition de compétences, transférables dans un emploi.

4. La quatrième posture est plus explicitement utilitariste encore que la précédente. Elle confère aux SHS une fonction d’instrument, plus ou moins important, au service d’autres finalités principales. Là encore je distingue deux variantes. L’une fait des humanités le pourvoyeur d’un vernis culturel, d’un supplément d’âme de formations autres, comme celles d’ingénieurs. On tend à nommer ce vernis, souvent sans trop y penser : culture générale — oubliant au passage que la notion de culture générale est tout sauf une évidence anhistorique. Ici les humanités servent d’auxiliaire, comme par exemple ces modules de sciences humaines dans bien des filières médicales, censées apporter une coloration d’éthique au cursus. L’autre prend le parti de considérer que les SHS doivent être les supports d’une ingénierie sociale et économique spécifique et traitent les savoirs dans cette perspective d’insertion professionnelle des étudiants dans des champs de métiers spécialisés. On trouve cette propension dans les disciplines juridiques, économiques, de gestion, mais aussi en matière d’aménagement, de langues, de tourisme, voire de valorisation de patrimoine historique. Une telle pente utilitariste est décelable dans les pays de vieille tradition universitaire, où pourtant les savoirs érudits des humanités, constitutifs de l’épistémè contemporaine et des cultures scolaires et sociales de références, restent présents et où les sciences sociales continuent d’avoir une réelle légitimité réflexive et critique. Là, bien des voix (celles des gouvernements, des entreprises, des familles, des étudiants) se font entendre pour que les SHS prennent le tournant de la professionnalisation.

Des filières nouvelles se développent pour ce faire. Mais fréquemment, ces évolutions fixent la désapprobation des tenants  (enseignants, étudiants) des deux premières positions, qui refusent ce qu’ils considèrent comme une dérive préjudiciable à la dynamique des savoirs « désintéressés », comme une tyrannie de la logique de marché qui menace la liberté de penser et d’étudier.  C’est dans les pays en croissance forte et émergents des continents asiatique, africain et américains qu’on trouve la présence la plus marquée de la conception instrumentale. De très nombreux étudiants y choisissent des parcours de droit, de management, d’économie, de business, de relations internationales, de langues étrangères appliquées, pour leurs capacités, réelles ou supposées, à apporter une formation exploitable rapidement sur le marché national ou/et international du travail. Il n’est pas rare que cette évolution soit accentuée par la méfiance des pouvoirs politiques vis à vis de disciplines de SHS aux registres plus critiques, pouvoirs politiques qui n’hésitent pas à contrôler des appareils universitaires alors soumis à la double pression d’une férule institutionnelle et d’une dynamique concurrentielle du marché de la formation qui pousse à anticiper les désirs de l’étudiant-consommateur.

Il faut noter que les approches érudites et critiques ont plutôt tendance à valoriser la structuration de l’enseignement supérieur, dès après la sortie de l’enseignement secondaire, en filières disciplinaires strictement séparées et à repousser l’idée de proposer des enseignements plus transversaux et mélangés au motif que ceux-ci affaibliraient la science au profit d’une conception utilitaire. Alors que là où les sciences humaines et sociales participent plutôt des positions 3 et 4, les parcours de formation sont beaucoup moins rapidement spécialisés, plus généralistes, comme le montre le cas extrême des universités des Etats-Unis, où la spécialisation, si elle arrive, est très tardive. Du coup, il n’est pas rare que les expérimentations pédagogiques et didactiques soient plus notables dans les filières explicitement professionnalisantes ou de culture générale que dans celles qui revendiquent la qualité et l’autonomie critique de la science. Il y a là, à mes yeux, un paradoxe qui ne compte pas peu dans la désaffection d’une partie du public étudiant pour les parcours les plus académiques, où la nécessité proclamée de l’autonomie de l’élève correspond souvent de fait à un abandon de celui-ci à son sort.

On voit bien que tenter de répondre à l’interrogation sur l’employabilité des étudiants en SHS, c’est immédiatement, compte tenu de ce que sont les sciences humaines et sociales et de leur contribution à la constitution des cadres de références intellectuels des sociétés contemporaines, se projeter à un autre niveau de problèmes, celui de la finalité du système d’enseignement et même de la raison d’être de tout savoir. Et là l’alternative paraît claire : faut-il considérer que le savoir (et donc sa transmission) possède une finalité intrinsèque, qui n’est pas dépendante d’une autre injonction que celle de la libido sciendi (attitude 1 et 2) ? Ou doit-on reconnaître que le savoir ne vaut que pour les services qu’il permet de rendre à la collectivité (attitude 3 et 4) ? Il n’est guère aisé de sortir d’un tel duel, qu’on considère assez spontanément comme caricatural, mais dont pourtant on reprend souvent les termes, faute de mieux.

Pourtant, en ce qui me concerne, je souhaite refuser l’affiliation à l’une ou l’autre de ses postures. Je crois en effet que les sciences humaines et sociales, qui sont tout à la fois des sciences et des productions culturelles, peuvent couvrir avec bonheur l’ensemble de ces quatre registres. Cela dépend des objectifs poursuivis (du destinataire visé et s’il s’agit d’étudiants de leurs propres aspirations). L’utilitarisme peut avoir ses vertus, comme l’érudition possède les siennes. Mais, ce qu’il faut éviter, c’est de figer les positions. On voit que je ne puis me départir de cette épistémologie pragmatique que je trouve toujours particulièrement féconde pour dépasser des oppositions tranchées et trouver de nouvelles voies de pensée des phénomènes sociaux et politiques.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *