Au cours de la pandémie, la lutte contre la précarité étudiante s’est imposée comme une priorité absolue. Dégradation de leurs ressources financières, fragilisation de leur santé, difficultés académiques, manque de perspectives quant à l’accès à l’emploi … les conditions de vie, les conditions de travail sont devenues particulièrement difficiles, générant du mal-être et le sentiment d’être délaissés. Alors que la crise les a affectés au niveau psychologique, financier ou affectif, leur capacité à « tenir le coup », pour reprendre la formule récemment employée par le président de République, s’amoindrit d’autant plus que les perspectives demeurent sombres au-delà de la fin des restrictions que promet la généralisation de la vaccination.
Une récente enquête initiée par la Fage (Fédération des associations générales étudiantes) a conduit à un rapport intitulé «Un an après : l’urgence d’agir pour ne pas sacrifier la jeunesse» et invitant à tirer un bilan après un an de pandémie. Sont traités divers points d’actualité imposés par le covid, ainsi le décrochage dans les études et les limites du distanciel, mais aussi la santé mentale et les conditions matérielles d’existence des jeunes.
Il est pourtant un point d’attention qui est rarement évoqué, une étudiante, un étudiant n’est pas tout à fait un « jeune » comme les autres, et ceci est d’autant plus vrai en France qu’un jeune qui poursuit des études après le baccalauréat ne fréquente pas nécessairement l’université. Il en est qui sont scolarisés dans des classes de BTS ou en classes préparatoires, d’autres sont intégrés dans des Ecoles, plus ou moins « grandes » … En outre, et la pandémie l’a rendu particulièrement visible, certains jeunes qui poursuivent des études doivent, pour pouvoir être étudiants, accomplir divers types de « petits boulots » ou, parfois, de boulots « tout court » … et d’autres pas. La pandémie n’a pas créé ces Tanguy intermittents que l’on décrit parfois, mais des étudiantes et des étudiants qui n’ont d’autre solution qu’un « retour au nid » faute de ressources pour se loger, voire plus basiquement s’alimenter, sans oublier les recours, plus fréquents encore qu’à l’accoutumée, aux divers dispositifs de solidarité, ni, plus cruellement encore, celles et ceux pour qui cette option de « retour au nid » n’est pas accessible.
Alors qu’il est de plus en plus question de revenu universel, parfois nommé revenu de base ou revenu citoyen, il serait éclairant de penser au cas particulier des étudiants, distinct de « la jeunesse »..
A cette autre époque où elle s’attachait à construire un point de vue syndical sur la condition d’étudiant, l’UNEF avait préparé, adopté puis promu la notion de l’étudiant comme « jeune travailleur intellectuel » qui ne pouvait donc plus être considéré comme un enfant à la charge de ses parents mais au contraire était « un jeune travailleur en formation doit avoir la possibilité matérielle d’y consacrer le temps nécessaire ». Cette exigence correspond à l’article 4, de la déclaration adoptée au congrès de Grenoble de l’UNEF (1946); pour le texte complet de cette « déclaration de Grenoble », voir ce lien : http://www.germe-inform.fr/?p=1824.
Jeune, travailleur, intellectuel, un cadre est donné qui pose un droit à la possibilité matérielle de se consacrer à des fonctions dont le déploiement ne manque pas ensuite de ruisseler sur l’ensemble de la population. En même temps, une distinction est posée … tous les jeunes ne seraient donc pas semblables ? L’hydre de l’inéquité redresse ses nombreuses têtes, en ce compris celle de l’opposition travailleur manuel/travailleur intellectuel !
Comment et pourquoi ce qui était souhaité en 1946 pourrait être considéré comme choquant aujourd’hui ? La question de la solidarité ne peut pas faire oublier celle de l’inégalité devant la poursuite d’études. Que l’on veuille, fort légitimement, repenser les outils de redistribution et de solidarité ne doit pas amener à négliger la réflexion sur l’université et ce qu’elle est en train de devenir. Interroger la question de l’héritage et l’inégalité structurelle qui en découle, ne devrait pas faire disparaître la question du mérite ni celle de la méritocratie, notamment républicaine.
Le point central, même s’il n’est que rarement objet d’analyses politiques, demeure qu’en France, l’université devient le lieu où toute une génération est réputée prise en charge, vaille que vaille, tandis que la formation des élites est mise à l’abri de la fréquentation de la masse non-discriminée qui échoue (et la polysémie du terme est frappante) dans les universités. Pendant un temps, à côté des héritages en biens matériels, furent évoquées les modalités de transmission des héritages culturels, fabriquant une nouvelle noblesse. Cette « noblesse d’Etat » se définissait largement par le sous-titre du livre éponyme de Pierre Bourdieu, paru en 1989, « grandes écoles et esprit de corps ». L’enjeu était celui d’une exclusion organisée. Un temps, « choc » du classement de Shanghai aidant, certains ont pu rêver à une redistribution des cartes inventant des universités dotées de libertés et de responsabilités.
Seulement voilà, une autre tentation a pris par le travers cette possible évolution. Le débat a porté sur le mérite, non pas sur les conditions de réalisation d’un mérite mais sur le principe même de l’existence d’un quelconque mérite. Aujourd’hui, bon nombre de ces « usagers de l’université », comme on dit, pour désigner indistinctement des étudiants, des enseignants, des enseignants chercheurs, repoussent l’interrogation sur l’émergence des reconnaissances, encouragent un refus de la possibilité de distinguer, mettent en place la dénonciation de l’excellence. Ce faisant, ils contribuent à la perte des repères et, de fait, tracent un chemin favorable aux populismes. Sans doute peut-on imaginer qu’il y ait une part de « tyrannie » dans l’usage de la notion de mérite. Michael Sandel, philosophe américain, y invite dans son ouvrage récemment publié, en français, chez Albin Michel (première parution, en anglais, The Tyranny of Merit, 2020). Il s’agit pour lui de dénoncer l’arrogance d’une élite estimant devoir ses privilèges à son travail, qui, par là même, déstabilise nos démocraties. Le débat mérite naturellement un espace plus vaste que celui qu’offre ce simple blog (on trouvera une intéressante présentation du livre dans cet article du Guardian : https://www.theguardian.com/books/2020/sep/06/michael-sandel-the-populist-backlash-has-been-a-revolt-against-the-tyranny-of-merit) … qu’il suffise néanmoins, dans le présent cadre, de faire remarquer que, particulièrement en France, si le mérite est souvent accompagné de l’adjectif « républicain » c’est sans doute qu’il a fallu un principe de légitimation qui justifie la fin des privilèges féodaux et la montée en puissance de la bourgeoisie. L’apparition du « mérite » et son usage comme outil de distinction sont aussi une conséquence de la déclaration qui affirme que les hommes naissent libres et égaux en droit (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,1789). Aussi, et même mieux, c’est un effet du principe qui énonce que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » (Déclaration universelle des droits de l’homme 1948). Il est alors posé que la réussite n’est plus déterminée par la naissance mais par les efforts de chacun. Les conditions d’efficience de ces efforts restent à établir, elles sont effectivement variables. Faut-il renoncer à ces principes pour autant ? Faut-il s’en remettre à la chance, aux rencontres, à la Providence ?
Le débat est d’autant plus essentiel, d’autant plus politique, qu’émerge fortement aujourd’hui une hypothèse alternative qui prône la nécessité d’être « woke » (manifester son éveil face aux injustices subies par les minorités), la « cancel culture » (dénoncer et ostraciser ceux dont les comportements sont considérés comme discutables), et l’intersectionnalité (afficher la convergence entre la cause de la race et celle du genre). La notion clef devient alors celle du « respect » de l’autre qui tout à la fois exacerbe la notion d’individu (aux dépens de la promotion des idées) et remet en cause l’universalité de la République. C’est aussi au nom du respect de l’autre et de l’étonnant détour du libéralisme dont il témoigne, que se répand une tolérance envers les signes religieux, il s’agit de ne pas offenser le croyant, que s’affirme, sous forme de défense de la liberté individuelle, la proclamation du droit à refuser le vaccin anti-covid ou le port du masque, que se brouille la frontière entre l’expression d’une opinion et l’expertise ou la charge de la preuve.
Oui le combat de l’UNEF de 1946 alors que beaucoup rêvaient d’un autre monde, était essentiel ! Défendre la possibilité que tout étudiant, simplement parce qu’il est étudiant, ait les moyens matériels de ses études, est un combat d’aujourd’hui ! Oui il faut « tenir le coup » pour, par exemple, que les propos de Barack Obama dans un discours de 2013 « If you don’t have a good education, then it’s going to be hard for you to find a job that pays the living wage », ne soient pas moqués par une part importante de la gauche américaine (ainsi Michael Sandel) et que toutes celles et tous ceux qui visent une formation de qualité, le puissent effectivement, à l’abri de la précarité comme des dépendances. La démocratie participe du consentement éclairé des citoyens et de l’acceptabilité des politiques mises en œuvre.