Quand sera le jour d’après et, quand il sera, que sera-t-il ? Pour être d’actualité, l’interrogation n’en est pas moins vaste … si on commençait plutôt par examiner ce qui est en train de se passer dans l’entre-deux où nous sommes contraints de vivre, avec le seul incertain comme horizon …
« Avant », aller à l’école, au collège, était naturel pour (presque) tous, aller au lycée était une possibilité assez largement offerte, bon nombre de ceux qui y accédaient, rejoignaient ensuite l’enseignement supérieur ; beaucoup d’entre eux se retrouvaient ainsi à l’université.
Survint soudain la crise sanitaire, le confinement et, avec lui, les fermetures des établissements d’enseignement.
Personne ne s’est pour autant imaginé « en vacances » après une année académique « terminée » le 17 mars 2020 à 12h ! Personne, non plus, n’est tout à fait assuré de ce que sera la reprise ni de quand elle sera. Une « activité pédagogique » a été instaurée, en mode distanciel, sur la base des ingéniosités des enseignants.
Pour l’immédiat, la crise sanitaire est toujours en cours. Soit on imagine que la période entre maintenant et, disons, la mise à disposition d’un vaccin et/ou de médicaments pour soigner ce coronavirus, mais aussi ceux qui pourraient le suivre, est une sorte de parenthèse à l’issue de laquelle chacun retournera à l’enseignement universitaire d’avant, soit la crise sanitaire est considérée comme ayant joué le rôle d’un incubateur. Le bilan de cette parenthèse qu’il faudra bien établir, peut ainsi offrir une occasion d’envisager les pistes nouvelles qui pourraient s’ouvrir. Les Etats généraux du numérique éducatif, annoncés par le ministre Blanquer, pourraient être une incitation à une évolution de nos manières d’enseigner, d’un rapport nouveau aux techniques et technologies nouvelles.
Derrière le slogan judicieux mais d’application concrète complexe, du « maintien de la continuité pédagogique », un certain nombre d’éléments d’appréciation font apercevoir dès maintenant, avec la force de l’évidence, les difficultés de l’entreprise, aléas techniques, fracture numérique, déficit de compétences des divers publics quant à la production comme à l’usage des contenus numériques, complexité de tenue de sessions d’examen, a fortiori de concours.
Au-delà de tels constats, il importe de se méfier des fausses évidences. L’hypothèse d’un enseignement en mode hybride, partie à distance, partie dans les locaux universitaires, séduisante à première vue, impose de réelles contraintes matérielles. Des lieux d’accueil des étudiants conformes aux normes de sécurité sanitaire mais surtout adaptés à une forme d’enseignement qui serait complémentaire à l’enseignement donné par voie numérique, vont devoir être déterminés. Va-t-on continuer à avoir recours aux enseignements dans les amphithéâtres ? « L’hybridation des enseignements » correspond en fait à une réinvention du modèle cours magistral / travaux dirigés qui est d’ailleurs loin d’être uniformément répandu à travers les établissements, les disciplines et les niveaux d’enseignement. L’hétérogénéité des publics (notamment en licence) va se doubler de l’hétérogénéité (nouvelle) de la diffusion et de l’assimilation des enseignements, à travers une alternance qui pourrait, en fonction des locaux disponibles, ne pas être en mesure de coïncider avec un rythme de semaines alternées. La question de la nature et du contenu des enseignements va rapidement se poser. Elle devra intégrer les missions convenues où il s’agit de « transmettre » et « armer », diffuser la connaissance et construire l’agilité nécessaire pour que son récepteur sache faire « le meilleur usage » de cette connaissance.
Tant qu’il s’agit de diffusion, un livre, une session « à distance », un cours magistral sans être équivalents, offrent cette caractéristique commune de s’adresser à un grand nombre, simultanément ou pas, pour un coût global maîtrisé. En revanche, pour la discussion, le débat, le dialogue, importants en matière de compréhension sans doute mais aussi de maîtrise de la connaissance, d’assimilation et d’évaluation, la taille du groupe a une importance essentielle. Ce n’est sans doute pas par hasard si l’enseignement « oxbridgien » dont les effectifs sont sans aucune commune mesure avec ceux des universités françaises, intègre des « tutorials » réunissant de 1 à 3 participants tandis que, plus généralement, les universités anglo-saxonnes (celles si souvent données comme modèles, représentées dans les premiers rangs des classements internationaux) fonctionnent avec des groupes de 6 à 8, au maximum de 12 à 16 …. si loin de nos groupes de TD à 30 à 45 … qui peuvent dépasser la centaine, même parfois les plusieurs centaines, dans certaines disciplines. En outre, dans l’enseignement (supérieur) français, la pratique d’une préparation du cours en avance, par exemple adossée à un syllabus diffusé en amont de la période d’enseignement, n’est guère plus répandue que celle de « l’autonomie guidée ». Assez naturellement, l’enseignement à distance mis en place à l’occasion de la crise sanitaire, susceptible donc de participer au futur « enseignement hybride » relève largement de pratiques qui demeurent mimétiques, en ce sens qu’il s’agit principalement de transpositions à distance d’activités qui sont celles de l’apprentissage en présentiel. Le numérique offre alors une forme de compensation de ce qui n’a pas été présenté pendant les cours en présentiel.
En fait, et même s’il est facile d’admettre qu’existent ici ou là de courageux contre-exemples, l’enseignement (supérieur) tel qu’il est pratiqué en France n’est pas adapté à ce fameux mode hybride qui est proposé.
Outre les pratiques qui viennent d’être rappelées, deux autres freins sont mis à son déploiement. Les locaux universitaires alternent amphithéâtre et salles de TD avec peu de salles de travail pour petits groupes, mode tutorial ou mode travail partagé et/ou en autonomie. Le calcul des « capacités d’accueil » les établit selon des ratio où la norme pédagogique n’est pas affranchie du modèle CM/TD. De surcroit, l’université, en France, particulièrement en licence, a une vocation sociale à absorber bien des jeunes qui n’ont pas d’accès au marché du travail à la sortie du lycée, ni d’ailleurs d’ambitions fortes pour les études supérieures. Il y a là une sorte de sas qui s’accommodait d’une gestion par les amphithéâtres. Dès l’instant où l’enseignement va se personnaliser, un investissement de chacun va devenir nécessaire, sauf à reconnaître quasi-officiellement que de larges secteurs de la population étudiante ne sont pas intégrés au système, sur le modèle de l’indifférence actuelle à l’évaporation qui frappe les effectifs entre la rentrée et les période d’examens.
Bref un enseignement qui met en relation non un enseignant et un « groupe classe » (dont les contours peuvent être variables) mais bien un enseignant et un certain nombre de postes informatiques qui seront ou non « activés », la situation va devenir différente !
Non seulement une sorte de « vérité des prix » va s’établir, mais encore la contrainte d’avoir à « faire réussir chaque étudiant » va se partager entre l’enseignant et l’étudiant qui dans ce système doit accéder à la responsabilité et à l’autonomie, ce qui va aussi induire une réflexion sur la mission de l’université. L’enseignement hybride ce n’est ni « simplement » une perte d’une part de la socialisation qui accompagne la fréquentation de l’université, ni un « simple » mode transitoire (rien ne peut contraindre un/des enseignant(s) à enseigner à distance), mais une (intéressante) interrogation des pratiques pédagogiques dominantes.
Pendant le règne de la crise sanitaire nous avons été brutalement mis en face de l’inconnu, confrontés au surgissement de l’inédit et pourtant sommés de faire sens, de faire récit. Dans un contexte d’incertitudes scientifiques, de cacophonie des experts, de myopie des media, voire d’impéritie des conseillers politiques, il fallait pourtant créer de l’adhésion, notamment au respect des mesures barrières. Il n’est pas étonnant que les discours aient évolué, changé, même se soient contredits. L’incertitude, l’insu et l’inédit se combinaient en une même incapacité à discerner le vrai, le stable. De ce monde là on ne savait pas dire la fable, tandis que les affabulations et les défiances multipliaient les injonctions contradictoires sans même les mesurer !
Le monde que la crise sanitaire fabrique aura besoin d’intégrer plusieurs notions qui jusque là étaient ignorées. Il va falloir intégrer pour de bon l’idée que l’émotion est un mauvais guide en matière de décision, que les données ne sont pas nécessairement univoques, que la démocratie est d’abord pensée pour les périodes «ordinaires» ; il va aussi falloir revenir sur le piège d’un
système national centralisé à outrance, et sur le slogan de l’accès « universel » à l’université, au-delà de ce qui est déjà opéré par Parcoursup.
Si nous en venons à revisiter un certain nombre de totems, on pourrait d’ailleurs aussi reprendre la question de la formation initiale et continue des enseignants, mais aussi, comme pour les métiers de la santé, celle de la réévaluation de leurs salaires, notamment pour les débuts et milieux de carrière.
On pourrait enfin se dire que les progrès pour l’enseignement ne passent pas d’abord par une augmentation mécanique des moyens, multipliant l’existant sans innovation, mais par une autre manière d’inter-agir avec des « apprenants » traités comme tels.
L’enjeu dépasse largement celui d’une adaptation à une grave crise sanitaire et à ses lendemains, pour déboucher sur des réflexions abouties et programmatiques.
Le temps du « code Soleil » n’est plus. Le temps de demain est celui des renouvellements et des défis à relever.
2 Responses to Vers un « enseignement hybride » ?