En 2003, Sauvons la Recherche, trouvant un écho massif dans la communauté, s’opposait à une réforme majeure de l’ESR. Elle aboutira au rapport des Etats Généraux de la Recherche en 2004. Cette même année, et en totale opposition sur le fond et la forme, le rapport « Éducation et croissance » de Aghion et Cohen proposait une stratégie de contournement de ces oppositions.
On retrouve de nombreuses traces de cette stratégie dans les réformes de l’ESR depuis 15 ans. Elle est aussi une explication sensée à l’action actuelle des universitaires en opposition à leurs valeurs et intérêts. Aujourd’hui, la plupart des transformations envisagées dans la loi de 2003 et le rapport Aghion-Cohen sont en bonne voie de réalisation.
Cependant, cette victoire pourrait bien ne pas avoir que des conséquences positives…
Pour résumer le bilan de l’été, on peut identifier trois traits communs aux transformations actuelles de l’ESR en général et de l’Université en particulier :
- l’échec des mesures à atteindre leurs objectifs fixés ;
- l’action des universitaires en opposition à leurs valeurs et intérêts ;
- le mauvais traitement réservé aux plus jeunes.
Ces trois traits caractéristiques des transformations en cours, mis bout-à-bout, semblent tant irrationnels que même des leviers puissants ne suffisent à les expliquer, comme la pression budgétaire ou les intérêt individuels. Sans prétendre tout saisir, nous devons réunir des connaissances nous permettant progresser dans la compréhension de cet état de faits.
A bien y regarder, c’est comme si nous étions en train de changer les missions de l’université, de réinventer l’université française en revenant sur ce qui en a fait la spécificité historique, mais sans donner l’impression de remettre en cause ses fondements, comme si ses acteurs réclamaient eux-mêmes les mesures, pris dans une ingénierie de la réforme basée sur une démarche inductive, exploitant le levier européen du LMD, et mobilisant les incitations qui permettent de les mettre en mouvement.
Aghion-Cohen
Toutes ces phrases se retrouvent dans le rapport « Éducation et croissance », de Philippe Aghion et Élie Cohen pour le Conseil d’Analyse Économique, en 2004.
[#VeilleESR #Archive] Éducation et croissance, par
Philippe Aghion et Élie CohenUn rapport de 2004 qui permet de mieux comprendre les 15 dernières années.
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— Julien Gossa (@JulienGossa) August 1, 2019
Les auteurs de ce rapport expliquent comment tourner entièrement notre système d’enseignement supérieur et de recherche vers la production de croissance économique. Surtout, ils expliquent l’échec relatif des précédentes réformes par « la maigre considération accordée aux problèmes de mise en œuvre ». Ils proposent en conséquence une « réforme incrémentale » relevant du nudge, c’est-à-dire qui ne dévoile jamais l’objectif final, par l’accumulation de réformes ciblées « afin d’éviter les blocages habituels ».
« La vertu du système est de conduire ses acteurs à réclamer eux-mêmes les mesures qui les affranchiront et les feront entrer de plain pied dans ce nouvel univers. »
C’est là une clé d’explication sensée des points 1. et 2. :
- les mesures, fragmentées, prises indépendamment, échouent à atteindre leurs objectifs puisque l’objectif n’est pas fragmenté, mais global ;
- les acteurs agissent contre leurs valeurs et intérêts puisqu’ils sont pris dans un système de réforme dont la principale caractéristique est de faire l’économie de leur consentement.
Les Etats Généraux de la Recherche
La date, 2004, n’est pas neutre : la rédaction de ce rapport coïncide avec l’organisation des Etats Généraux de la Recherche. Ces derniers résultent d’une formidable opposition à la réforme de l’ESR de 2003, laquelle poursuivait des buts très similaires à ceux recherchés dans ce rapport, et qui dû être abandonnée face à l’ampleur de la mobilisation.
[#VeilleESR #Archive] Rapport des Etats Généraux de
la recherche – 2004.« La sagesse politique voudrait que les conclusions du document soient prises en compte par le gouvernement ». Et elles le furent, mais…
Allez, je te raconte l'histoire ⬇️https://t.co/khO6XVxiJb pic.twitter.com/IxnKOs3StO
— Julien Gossa (@JulienGossa) August 18, 2019
Les Etats Généraux de la Recherche témoignent de la pugnace volonté de réformer des universitaires, mais pour réaffirmer, renforcer, les valeurs historiques de l’Université, et non pour les « remettre en cause » comme le propose le rapport Aghion-Cohen. Il faut se demander à quel point Aghion et Cohen ont écrit en réaction à ces Etats Généraux de la Recherche, expliquant comment contourner non seulement ses résistances, mais surtout cette volonté de développement d’une Université attachée à ses valeurs.
Un guerre idéologique menée sur le terrain de la mise en œuvre
Avec le recul historique, ce passage du rapport Aghion-Cohen, décrivant le scénario retenu par les auteurs, est tout à fait intriguant :
Il préconise de renoncer aux réformes fondamentales auxquelles s’opposent les Etats Généraux de la Recherche… Mais parce que « l’acquis », subtilement exploité, permettra de les réaliser sans les énoncer. 15 ans plus tard, le constat s’impose :
- la sélection à l’entrée a été acceptée avec la loi ORE en 2018 ;
- la différenciation salariale progresse lentement mais sûrement avec la dérégulation et la démultiplication des référentiels de tâches, des primes et des statuts locaux. Elle devrait encore prendre un tournant dans le sillage de la loi de transformation de la fonction publique ;
- l’autonomie intégrale, au moins sur le papier, a fortement progressé avec la LRU, le passage aux responsabilités et compétences élargies (RCE) et les dévolutions de la masse salariales puis du patrimoine ;
- le CNRS poursuit son « déclin relatif » par « attrition démographique » ;
- l’université se fait de plus en plus payante…
Toutes ces choses inacceptables pour la communauté il y a seulement 15 ans, auxquelles les dirigeants ont dû « renoncer », se sont progressivement réalisées sans heurts, ou presque, surtout depuis les 10 dernières années, après que la digue de « l’autonomie » a cédé avec la LRU.
L’efficacité du « nudge »
Pour caricaturer l’approche préconisée par Aghion et Cohen : si vous souhaitez privatiser l’Université, ne parlez surtout pas de de privatisation de l’Université ! Étalez plutôt, dans le temps, fragmentées, l’expérimentation de tout ce qui caractérise une privatisation : encouragez la contractualisation et la différenciation salariale ; incitez la vente des formations aux étudiants ; favorisez la mise en concurrence entre les établissements ; appuyez les prises de participations financières…
Et ça marche ! Parlez maintenant de « privatisation » dans un conseil d’université, et vous serez outrancier… Mais quelques minutes plus tard, on approuvera l’externalisation d’un service ou un nouveau statut dérégulé pour les personnels… On constituera des groupes RIFSEEP aux revenus différenciés… On validera ensuite les tarifs d’une formation auparavant gratuite… Puis on se félicitera des performances face à tels autres établissements… ou encore des résultats de telles filiales ou de tels placements financiers.
Et s’y opposer sera vain : dans la discussion, face à un seul de ces points, la vision globale semblera démesurée et hors de propos… Une mesure isolée paraîtra toujours bénigne. Même en les mettant en relation, vous donnerez l’impression de « tout mélanger », ce qu’on vous reprochera souvent.
En ce sens, c’est en 2004 que s’est joué une bataille idéologique, entre une vaste communauté souhaitant renforcer les valeurs universitaires pour tourner encore plus le système vers la production et la diffusion des connaissances au plus grand nombre, et un petit groupe souhaitant abandonner ces valeurs pour tourner entièrement le système universitaire vers la croissance économique.
Avec le recul, ils apparaît clairement que c’est ce petit groupe qui, jusqu’ici, a gagné, non pas sur le terrain des idées ou de la rationalité, mais sur le terrain de la mise en œuvre. Quels en sont les conséquences ?
Analyse SWOT
Essayons-nous à un exercice managérial : l’analyse SWOT, pour Strength, Weakness, Opportunity et Threat (force, faiblesse, opportunité, menace) du retournement essentiel de l’Université vers la croissance économique.
- Forces : un véritable engagement des gouvernements, dans la continuité, depuis au moins 20 ans ; une compatibilité certaine avec l’idéologie dominante ;
- Faiblesses : aucun engagement, voire une ignorance organisée, d’une majorité des acteurs ; une contradiction aux valeurs historiques de l’Université ;
- Opportunités : le développement du marché de l’éducation supérieure, avec des échanges monétaires nouveaux, l’émergence de nouveaux acteurs et éventuellement de la spéculation ; une éventuelle amélioration des capacités d’innovations des entreprises ;
- Menaces : un éventuel surendettement de la jeunesse et une bulle financière ou spéculative ; une mauvaise mise en œuvre par des acteurs ignorants les objectifs ; une fracturation de la communauté universitaire et un désengagement des acteur les plus concernés ; les conséquences imprévisibles sur le reste de la société de l’affaiblissement des valeurs universitaires.
Il s’agit d’un inventaire basique et incomplet, duquel j’ai volontairement omis, des opportunités, le « tournant vers la qualité » grâce à l’« effort des familles », prôné notamment par T. Coulhon, mais sans fondement à ma connaissance. J’ai également omis, des risques, la longue histoire des privatisations ou pseudo-privatisations françaises, dont on peut penser que peu ont finalement rapporté aux usagers.
Des risques inconsidérés ?
Difficile de savoir si les opportunités vont se concrétiser… Enfant des années 80, j’ai fini d’espérer que puissent un jour porter leur fruits les recettes inlassablement répétées depuis ma naissance. Je me suis lassé d’attendre en vain le retour d’une croissance, véritable obsession des dirigeants, mais dont je ne suis même plus sûr de comprendre l’intérêt. Je ne doute pas, en revanche, que quelques acteurs bien informés sauront en tirer profit. Mais cela ne fait pas une prédiction.
Supposons cependant que ces opportunité se réalisent, et regardons les risques en vis-à-vis, en se concentrant sur les moins évidents. Pour bien les saisir, il faut, je crois, faire une hypothèse audacieuse : les dirigeants des universités ne seraient ni meilleurs, ni pires que les universitaires dirigés. Tous auraient, notamment, le même attachement aux valeurs et intérêts universitaires. Cette hypothèse écarterait de fait toutes les analyses, trop fréquentes, basées sur l’individualisme des dirigeants, qui n’auraient que leur carrière pour soucis, quitte à sacrifier la structure et les collègues dont ils ont la responsabilité. Elle écarterait également, sans les juger, tous les cadres explicatifs autour de l’accès au pouvoir, du type de la médiocratie chère à Alain Deneault.
Comprenons-nous bien, je ne nie pas que la divergence organisée des intérêts individuels et collectifs soit à l’œuvre, et je ne nie pas qu’elle s’exprime d’autant plus fort que les responsabilités sont hautes. Je propose simplement de les écarter pour mieux saisir les conséquences.
Fracturation de la communauté universitaire et un désengagement des acteur les plus concernés
Thématique classique de la « conduite du changement », l’adaptation des acteurs est toujours une grande difficulté face à des réformes d’une telle ampleur. Cette difficulté est apparue de façon éclatante dans la mise en œuvre des frais d’inscription différenciés pour les étudiants extra-communautaires, trop visiblement contraire aux valeurs universitaires : alors que la base exprimait son opposition, les têtes tergiversaient, faisant apparaître une fracture ouverte entre ceux prêts à s’opposer et ceux prêts à accepter.
Hausse des frais d’inscription des étudiants étrangers : fracture ouverte
Cette fracture me conduit à proposer un modèle simpliste de l’effet des réformes sur une communauté, qui, s’il n’est pas trop inexact, décrit l’accroissement des tensions au sein de la communauté universitaire, et un impact massivement négatif sur les relations entre dirigeants et dirigés.
Hausse des frais d’inscription pour les étudiants extra-communautaires : une victoire à la Pyrrhus.
Cette accroissement des tensions peut avoir, et a probablement déjà, des conséquences dramatiques, non seulement sur les acteurs, mais sur l’exercice de leurs missions… Elles affaiblissent aussi bien la capacité à gouverner des dirigeants, que l’entrain au travail des praticiens. Or, les universités n’ont les moyens ni de remplacer, ni de se passer de « ceux qui n’arrivent pas à s’adapter ». Les risques sont innombrables, que ce soit en terme de risques psycho-sociaux, ou en terme de qualité des missions.
Mauvaise mise en œuvre par des acteurs ignorants les objectifs
Hormis les impacts sociaux, un des inconvénients d’une approche nudge est que les acteurs, inconscients de leurs objectifs réels, peuvent agir de façon sous-optimale. Cet inconvénient est exacerbé dans un milieu où ces acteurs sont réputés libres et indépendants, et dans un contexte où on les pousse à agir contre leurs valeurs et intérêts. Les acteurs cherchent alors des compromis, qui peuvent être défavorables en tous points de vue.
Ainsi, la sélection de la loi ORE ou la différenciation salariale tournent à minima et pourront mettre longtemps à se déployer réellement. Mais surtout, des décisions dangereuses peuvent être prises.
Ainsi, la différenciation salariale compromise par les valeurs du fonctionnariat peut conduire au stress des personnels, mais à des écarts de revenus trop minces pour les motiver. C’est ce que l’on a constaté, par exemple dans mon université, lors de la constitution des groupes RIFSEEP : plusieurs mois de travail collectif et des centaines de réunions, sans compter les milliers d’entretiens reconduits chaque année, ont été nécessaire pour fixer des différences salariales dont certaines ne dépassent pas quelques dizaines de centimes nets par mois.
On peut aussi prendre pour exemple les hausses des frais d’inscription, telles que celles des CMI. Perçues comme une contrainte, elles ne conduisent pas les acteurs à fixer le « juste prix » du marché. Compromises par l’esprit de service public, elles se fixent autour du prix coûtant (souvent inférieur à 1000€), ce qui peut représenter un désavantage dans un marché en pleine expansion, où des concurrents directs n’hésitent pas à faire payer plusieurs milliers d’euros un produit équivalent. Jouer le jeu du marché sans en avoir pleinement conscience est extrêmement risqué !
Ajoutons les difficultés inhérentes à l’histoire : hormis celles en construction, les universités occupent un territoire et héritent de missions de service public. Cela peut poser d’énormes problèmes lors des transformations envisagées par les pouvoirs publics.
On pensera, par exemple, à la concentration des moyens et du lien enseignement-recherche à des cursus dédiés, détachés des cursus dit de professionnalisation. Quand bien même se révérait-elle en « grande université de recherche », une université historique ne pourrait pas se débarrasser de tous les bacheliers n’ayant pas vocation à faire un doctorat. Atteindre la pyramide LMD « inversée » (avec beaucoup plus de MD que de L) des Ivy League américaines est donc purement illusoire. On en vient donc à faire des montages coûteux et incompris, comme les Ecoles Universitaires de Recherche, mimant sans conviction les graduate schools pour recréer une telle pyramide au sein des établissements… Mais cela ne fera pas disparaître les futures cohortes de bacheliers.
Concertation sur la professionnalisation du 1er cycle post-bac : deux esquives majeures
Conséquences imprévisibles de l’affaiblissement des valeurs universitaires sur le reste de la société.
A ces deux conséquences, sur les acteurs et sur leurs décisions, il faut ajouter les conséquences sur la société tout entière.
On pense bien sûr aux problèmes croissants d’intégrité scientifique, que l’on voit mal être diminués par la concurrence et l’impératif de gain économique. Mais il me semble que les conséquences les plus dures pourraient être sur les étudiants, moulés par leur expérience éducative et universitaire.
Qui peut prédire ce que sera l’impact sur les futurs citoyens de l’affaiblissement de la mission d’émancipation de l’Université, au profit de sa fonction de création de croissance économique ? Du remplacement progressif de la formation au doute par la formation professionnelle ? Ou encore du tri systématique, et pas toujours juste, opéré entre tous les bacheliers dans Parcoursup ? Ou de la relégation d’une part croissante d’une tranche d’âge, dans des établissements ou des filières dédiés ? Ou pire, des évictions sèches, quand bien même seraient-elles amorties par la possibilité de passer devant une commission d’accès à l’enseignement supérieur ?
Qui peut prédire les conséquences de la rupture de ce contrat social, qui structure notre éducation depuis si longtemps : tout bachelier à le droit de s’inscrire dans la filière universitaire de son choix ?
Conclusion
C’est là le plus grand reproche que l’on pourra faire aux auteurs du rapport « Éducation et croissance », Aghion et Cohen : s’ils semblent parfaitement percevoir l’humain dans les manières de contourner les oppositions pour imposer leurs préconisations, ils semblent en revanche totalement aveugles à l’humain dans toutes ses autres dimensions.
A quoi bon changer les missions de l’Université si c’est au prix d’une fracturation de sa communauté ? A quoi bon réussir à faire adopter des mesures si une part substantielle des acteurs ne saura ou ne voudra pas s’en saisir ? A quoi bon améliorer la croissance si c’est pour affaiblir la citoyenneté et la stabilité sociale ?
Cependant, ce serait une erreur de trop pointer du doigts Aghion et Cohen. Deux hommes seuls, même géniaux, ne peuvent être à la seule origine d’un tel changement. De plus, le point 3. de notre mystère original, le mauvais traitement réservé aux jeunes, n’a encore pas trouvé de réponse raisonnable.
Il faudra donc encore poursuivre l’enquête.
(A suivre)
Photo de couverture par James Pond sur Unsplash
de la rupture de ce contrat social