Une « petite annonce » est passée relativement inaperçue en France mais elle fait beaucoup parler d’elle dans le monde anglo-saxon.
De quoi s’agit-il ?
D’une annonce de recrutement, ou plutôt d’un vaste manifeste ayant pour objectif de mobiliser des « gens bizarres, inadaptés, avec des compétences étranges » ! en VO : « Weirdos and misfits with odd skills »
- Qui la lance ? Dominic Cummings, un des principaux conseillers de Boris Johnson pour constituer une équipe à Downing Street !
- Pourquoi ? Parce qu’avec le Brexit, il va falloir changer la façon de faire de la politique et surtout la façon de prendre des décisions.
- Comment ? En recrutant une petite équipe de personnes « différentes » (unusual), avec de vraies différences cognitives, pas seulement diverses en âge ou en sexe.
- Avec quel objectif ? Trouver et exploiter des idées « à fort effet de levier » , ces idées qui sont en général considérées comme mauvaises, et donc écartées.
- Quelles sont les modalités ? Un appel « au peuple » à partir de son blog, « loin des horreurs des Ressources Humaines », sans aucune garantie de réponse « faute de temps ». Il faut alors, si on est un candidat motivé « insister ».
- Les conditions ? L’engagement est de deux années, sans weekend ni vacances (Cummings insiste sur le fait qu’il sera difficile d’avoir une vie amoureuse pendant cette période) avec une vraie mise en garde : celle d’être viré-e après quelques semaines si on ne fait pas l’affaire ! C’est dit !
Au seuil de 2020, on est, au plus haut niveau, dans la complète disruption en termes de « non ? gestion des compétences ». Ne nous y trompons pas, ce qui guide ce projet, c’est bien la quête de performance, pas une simple expérimentation.
Que pouvons nous retenir de cette action pour le moins innovante, qui interpelle forcément les acteurs de la formation et du management ?
Des citations inspirantes
Cummings introduit son propos avec plusieurs citations. J’en retiens trois :
Celle d’Eliezer Yudowsky (expert en IA) : « Il s’agit peut-être du plus gros défaut de conception qui contribue au mauvais équilibre de Nash dans lequel… de nombreux gouvernements sont coincés. Chaque personne compétente et performante sait qu’elle ne peut pas faire beaucoup de différence en étant un visage de plus dans cette foule. »
Et : « Une grande partie de notre élite intellectuelle qui pense avoir« les solutions » s’est en fait coupée de la compréhension des bases d’une grande partie du progrès humain le plus important.» Michael Nielsen, physicien.
Ou encore : « Des gens, des idées, des machines – dans cet ordre.» Colonel Boyd.
Une autre façon de prendre des décisions politiques
Cummings ne revient pas sur la présence de personnes brillantes dans la fonction publique et la politique mais il est convaincu que la façon dans les décisions sont prises n’est plus adaptée et le sera encore moins dans le contexte du Brexit où tout sera bouleversé.
Pour lui, il faut savoir travailler à l’intersection de l’éducation et de la formation, des sciences de la prédiction et la science des données, de l’intelligence artificielle et des technologies cognitives.
Le constat est formel : « nous n’avons pas le type d’expertise nécessaire pour soutenir le premier Ministre et son gouvernement ». Pour cela, « Nous voulons embaucher un ensemble inhabituel de personnes avec des compétences et des antécédents différents pour travailler à Downing Street avec les meilleurs fonctionnaires ».
Il s’agit de scientifiques des données et développeurs de logiciels, d’économistes, d’experts politiques, de chefs de projet, d’experts en communication, de chercheurs débutants, de gens « bizarres et inadaptés avec des compétences étranges ».
Les catégories énoncées (exceptée la dernière) ne semblent pas particulièrement décalées, c’est dans les descriptifs qu’émergent la vision disruptive.
Des profils « inhabituels »
- Ainsi, les « mathématiciens, physiciens, informaticiens, informaticiens » seront « inhabituels » (unsusual).
Ils doivent avoir des « qualifications académiques exceptionnelles dans l’une des meilleures universités du monde » ou « avoir fait quelque chose qui démontre des talents et des compétences équivalentes (ou supérieures). Par contre, le doctorat n’est pas obligatoire, un Msc en mathématique ou physique suffit si les compétences sont « exceptionnelles ».
Pour illustrer son propos, Cummings cite des articles qui illustrent son projet. On peut retenir :
Un article paru dans la revue Nature « Early warning signals for critical transitions in a thermoacoustic system,» (1) qui , examine les systèmes d’alerte précoce en physique qui pourraient être appliqués à d’autres domaines, de la finance aux épidémies. Ou : « Complex Contagions : A Decade in Review, 2017 (2). Un article qui examine un grand nombre d’études sur «ce qui devient viral et pourquoi?». Ou encore : « On the frequency and severity of interstate wars, 2019.» (3) avec une interrogation (un « mystère profond ») portant sur la stabilité du nombre absolu et de la taille des guerres interétatiques malgré les énormes changements connus par la population humaine, le nombre d’Etats, la santé publique, les modes de communication …
Cummings présente son cahier des charges à ces spécialistes : « Vous devrez être en mesure d’expliquer à d’autres mathématiciens, physiciens et informaticiens les idées contenues dans ces articles, discuter de ce qui pourrait être utile pour nos projets, synthétiser des idées pour d’autres scientifiques des données et les appliquer à des problèmes pratiques. » Les développeurs de logiciels « inhabituels » devront « aimer travailler sur ces idées, créer des outils et travailler avec des gens formidables ».
- Les économistes « inhabituels » devront avoir « un dossier exceptionnel d’une grande université »,
Il leur faudra « comprendre les théories économiques conventionnelles », « être intéressés par des arguments à la pointe du domaine – par exemple, des travaux de physiciens … », « avoir envie de travailler avec des mathématiciens, des physiciens et des informaticiens ».
Il décrit le candidat idéal : « (Il) pourrait, par exemple, avoir un diplôme en mathématiques et en économie, travailler au LHC un été, travailler avec un fonds quantitatif un autre été et écrire des logiciels pour une startup YC un troisième été!
- Les chefs de projet devront être « great » (géniaux ? ), être des promoteurs de succès !
Cummings rappelle qu’il « est possible de quantifier les leçons des échecs de projets tels que les projets ferroviaires à grande vitesse car presque tous échouent donc il y a un échantillon suffisamment grand pour faire des comparaisons statistiques, alors qu’il ne peut y avoir aucune analyse statistique des succès car ils sont si rares ».
Le premier projet consistera à améliorer les personnes et les compétences déjà présentes.
- Cummings veut aussi des chercheurs, mais des chercheurs « débutants »,
Des chercheurs « TRÈS intelligents, tout droit sortis de l’université, avec une extrême curiosité et une capacité de travail acharné ». L’expérience est obsolète. Cummings veut « des gens beaucoup plus brillants que moi qui peuvent travailler dans un environnement extrême ». Il faut aussi des « communicants » mais pas de ceux qui savent «parler aux lobbies». Sont attendus des experts du cinéma, des campagnes publicitaires, qui font des « choses bizarres ».
- Les experts politiques doivent être de « classe mondiale ».
Ils devront avoir des compétences générales bien sur mais surtout des expertises approfondies dans des domaines spécifiques. Car l ‘« un des problèmes de la fonction publique est la façon dont les gens sont mélangés de telle sorte qu’ils n’acquièrent pas d’expertise ou qu’ils sont déplacés hors de leurs domaines de compétences. Un vendredi, X est en charge des besoins éducatifs spéciaux, la semaine suivante, X est en charge des budgets. »
- Enfin, Cummings veut recruter « des cinglés super talentueux » ! avec une «vraie diversité cognitive», pas seulement une diversité « de type bla bla».
« Nous avons besoin de véritables jokers, d’artistes, de gens qui ne sont jamais allés à l’université et se sont battus pour sortir d’un trou d’enfer épouvantable », comme « ce coureur libre sino-cubain d’une famille criminelle engagée par le KGB » car « Si vous voulez comprendre ce que les personnes autour de Poutine pourraient faire, ou comment les gangs criminels internationaux pourraient exploiter les failles de notre sécurité frontalière, vous ne voulez pas plus de diplômés anglais d’Oxbridge qui discutent de Lacan lors de dîners avec des producteurs de télévision et diffusent de fausses nouvelles sur fausses nouvelles ».
Une belle interpellation ?
Depuis le temps qu’on lit et qu’on écrit qu’il faut « casser les silos », travailler à l’intersection des champs disciplinaires, construire des équipes « diverses », mobiliser des intelligences différentes, emprunter des chemins intellectuels innovants, ne répétant pas le passé… Il semblerait qu’une expérience inédite soit menée en 2020 chez nos amis brexiteurs.
A suivre avec attention !
(1) Early warning signals for critical transitions in a thermoacoustic system, E. A. Gopalakrishnan, Yogita Sharma, Tony John, Partha Sharathi Dutta & R. I. Sujith, Scientific Reports volume 6, Article number: 35310 (2016)
(2) Complex Contagions: A Decade in Review Douglas Guilbeault, Joshua Becker and Damon Centola* Annenberg School for Communication
(3) On the frequency and severity of interstate wars, Aaron Clauset
Je suis intéressée par ce nouveau concept