Pourquoi la vulgarisation est-elle si difficile pour les chercheurs ?
Je suis très régulièrement consultée par des journalistes qui souhaitent mon regard (mon expertise ?) sur des sujets auxquels ils travaillent. La conversation commence souvent par : « Je travaille actuellement à un sujet qui est une des grandes tendances du moment » ou « à un phénomène en plein essor » ou bien « une évolution structurelle » ….
Ce peut être « Les fripes en ligne », « La répartition des tâches ménagères chez les jeunes couples », « Le refus du travail chez les millenials », « La création d’entreprise pendant les études », « Les nouvelles valeurs du travail » etc etc etc … Et quand je freine l’enthousiasme sur « le développement », « l’essor », l’ « engouement », et que j’interroge sur les origines de ce sujet, inévitablement deux types de sources :reviennent systématiquement : la première est « d’autres articles » ; la seconde des interviews de personnes témoignant du phénomène étudié.
Si je caricature, cela va de ‘ »Il y a beaucoup d ‘articles et d’études qui disent que … » et/ou « J’ai les témoignages de 5 jeunes hommes qui affirment faire le ménage et les courses », ou « J’ai rencontré 3 personnes qui refusent de travailler parce que le travail n’a pas de sens pour eux« .
On me demande de faire les liens entre les deux sources, donner du sens, et être caution de l’« enquête ». Je ne pense pas être excessive dans mes dires. La démarche même est vertueuse, car on peut aussi imaginer le nombre de d’articles qui « shuntent » ce moment de (fugace) prise de recul.
Les articles sont alors un assemblage entre :
1/ Des références documentaires qui légitiment le propos, d’autant mieux s’il y a des chiffres,
2/ des témoignages qui ont force de preuve et qui incarnent le sujet,
3/ quelques citations d’experts (plusieurs si possible) qui créent les passerelles, donnent du sens, proposent une analyse supplémentaire.
On n’est pas dans la démonstration mais dans l’ « assemblage », et le gros problème c’est que ces « rapprochements fulgurants » dans le sens où ils présentent le visage d’une construction intellectuelle, sont tout sauf une démonstration, telle que l’exige la démarche scientifique.
Ils sont comme le canada dry : ils ont l’allure d’une démonstration, le goût d’une démonstration mais ils n’en sont pas. Au mieux, ils donnent à voir de façon impressionniste le phénomène qu’ils traitent, au pire, ils déforment la réalité pour mieux servir une « intention » de départ, sans forcément la remettre en cause si elle est réfutée.. Je n’entrerai pas dans un débat sur une déformation intentionnelle des faits pour servir une cause par exemple, mais il est vrai qu’un article peut être auto-prophétique,ce qui, pour certains sujets, peut d’ailleurs être une bonne chose !
Je prends un exemple récurrent : quelques portraits d’étudiants-entrepreneurs à succès associés à une enquête montrant que 20 % des étudiants ont l’intention de créer un jour une entreprise peut faire de la France une « start up nation » si on oublie de regarder que moins de 1 % des diplômés des écoles de commerce française créent véritablement une entreprise (qui ne deviendra jamais une ETI : entreprises de taille intermédiaire).
Les journalistes, des passeurs
Ces journalistes font œuvre d’information, ils enquêtent et c’est leur métier. C’est eux que le grand public va lire ou écouter pour avoir accès à des descriptions, des analyses de sujets inconnus, mal connus ou tout simplement « dans l’air du temps ». Ils font œuvre de « vulgarisation », au sens noble du terme, c’est-à-dire qu’ils permettent au plus grand nombre de saisir quelques clés du monde qui les entoure.
Ils sont un premier barrage devant le tsunami quotidien de fake news qui nous submerge chaque matin. Ils sont aussi le contre-poids du phénomène (en essor 😊) du « peer to peer » informationnel, c’est-à-dire l’ensemble des blogs ou forums ou chacun livre son opinion sans aucun filtre.
Avec la pression du « publish or perish » qui est leur lot quotidien, et celle de la concurrence de tous les réseaux sociaux qui donnent de la voix en continu, ces journalistes sont dans l’urgence quasi quotidienne du « toujours plus nouveau ».
Dans ma partie (les sciences de gestion), ils sont souvent déçus de la lenteur avec laquelle des tendances se mettent en place, et notre réticence à les prendre pour acquises. Tous les ans, que dis-je, tous les mois, toutes les semaines, il faudrait quelque chose de nouveau ! Les phénomènes comme celui des MOOC dans l’éducation, ou celui de l’entreprise libérée en management ne se comptent pas par milliers et ne se décrètent pas un beau matin comme « nouveauté » pour être remplacé trois mois après par un autre sujet encore plus « trendy » ! C’est toujours une angoisse pour un-e directeur-trice de business school de répondre à la question de Septembre : « Alors, quoi de nouveau pour cette rentrée ? ». Il y a toujours des réponses, mais seront-elles à la hauteur des attentes médiatiques ?
La question des intermédiaires dans la diffusion de la connaissance scientifique est donc très sensible. Plus il y a d’intermédiaires, plus le risque est grand de voir une déformation des résultats, pas assez parlants, pas assez tranchés, et auxquels on va donner « un petit coup de peps » pour accrocher mieux l’attention du lecteur ou de l’auditeur.
Le monde de la science vs le monde de l’opinion
On bascule ainsi du monde de la science au monde de l’opinion. C’est d’autant plus vrai dans les disciplines dites de « sciences humaines » (la sociologie, l’histoire, la gestion …) qui ont deux handicaps :
1/ leurs productions sont « immatérielles », elles ne peuvent prétendre à vacciner l’humanité ou à permettre de poser un robot sur Mars ;
2/ tout le monde est un expert de leurs sujets, puisque, au quotidien,chacun expérimente les relations sur le lieu de travail, les rapports hommes/femmes, les nouveaux modes de consommation … La frontière entre démonstration scientifique et « café du commerce » est alors très poreuse …
Une solution est donc le « circuit court » comme en agriculture, c’est-à-dire un contact direct entre le scientifique et le grand public, mais n’est pas Michel Serres, Yves Coppens, Eric Orsenna ou Hubert Reeves qui veut ! Leur capacité à rendre simple et intelligible les connaissances les plus complexes est hors du commun de la plupart des scientifiques.
Pourquoi cela ? J’en identifie 3 mais il y en a surement d’autres que des lecteurs attentifs suggéreront :
1/ la première est que la recherche scientifique se concrétise par la découverte certes, mais aussi et surtout par la publication dites « entre pairs », qui n’a pas pour vocation à être accessible aux néophytes. C’est d ‘ailleurs sur ces publications scientifiques qu’ils sont jugés et font carrière. Le vocabulaire est complexe, les démonstrations sophistiquées, la narration laborieuse, les résultats souvent partiels et bridés par les « limites de la recherche ». La vulgarisation n’est pas dans les objectifs des chercheurs, cette vocation ne peut venir que de leurs envies personnelles.
2/ Le chercheur est habité par le doute. Il lui faut « démontrer », ce qui passe par :
- une compilation des écrits antérieurs avec une citation systématique de toutes les sources mobilisées, ce qui rend souvent la lecture de l’article long et indigeste,
- une justification et une description de la méthode de recherche, ce qui donne lieu à des passages très compliqués voire complètement obscurs,
- une analyse critique des résultats obtenus, qui, bien souvent, relativise énormément les « trouvailles ».
Or, la vulgarisation, pour être lue et comprise oblige à ::
- valoriser le résultats et les mettre en premier,
- rendre la méthodologie invisible,
- réduire les références au minimum,
- être assertif,
- faire court
Tout le contraire en termes de posture.
Entrez dans « La Conversation »
Alors, il existe une formule qui me semble tout à fait passionnante et qui permet de « vulgariser » la connaissance sans la trahir. Car c’est bien de cela dont on parle : traduire sans trahir !
Il s’agit de la plateforme « The Conversation » que je vous suggère d’explorer au lien proposé en fin d’article. The Conversation a pour signature : « L’expertise universitaire, l’exigence journalistique ». C’est un réseau issu d’Australie, maintenant mondial et qui est entièrement gratuit pour ses lecteurs, auditeurs ou spectateurs (car il y a aussi des vidéos). Ce sont les institutions membres qui en payant une adhésion abondent les fonds nécessaires au fonctionnement du projet. Le statut est associatif et les dépenses sont essentiellement les salaires des journalistes scientifiques qui constituent « la rédaction ». C’est bien dans cette rédaction dirigée avec brio par Didier Pourquery et Caroline Nourry que réside la réussite du projet. En France, ce sont 13 journalistes qui détiennent cette expertise de « vulgarisation scientifique ». Chacun dans son domaine de compétence, coopère avec des scientifiques pour les aider à une traduction simple et pédagogique de leurs travaux de recherche. Ils doivent faire preuve d’exigence pour ne pas tomber dans l’ « opinion » qui trahit et déforme. Une autre de leur mission est de susciter la curiosité, de transmettre le désir de connaissance, et de créer chez leurs lecteurs le réflexe de distance critique qui fera qu’on distinguera l’information juste, des « fake news ».
Ainsi, les sujets traités peuvent être suggérés par la rédaction avec l’objectif de mieux comprendre l’actualité du moment. Ils peuvent aussi être proposés par les chercheurs eux-mêmes qui souhaitent partager les fruits de leurs travaux.
The Conversation est donc un site à mettre dans ses favoris. Il est utile à tous : les élèves et étudiants pour compléter un cours, préparer un dossier ou un exposé ; les enseignants pour enrichir leur information sur un thème à traiter, les parents et grands parents parce qu’ils ont envie d’être en phase avec leurs enfants ou pour leur culture personnelle, les journalistes qui veulent des idées de sujets, des ressources documentaires ou des sources légitimes, et tous les autres dont des chercheurs qui veulent entrer en relation avec des collègues. Il y a même maintenant une rubrique « junior » avec des questions venant des enfants, et des réponses adaptées.
Je suis depuis quelques mois Secrétaire Générale de The Conversation France et j’en suis très fière. .A l’ heure du tout digital, à l’heure du gavage informationnel, dans ce monde où l’opinion et le ressenti règnent en tyrans, je déclare The Conversation d’ « utilité publique ».Un bel antidote au « fake news » à consommer sans modération !
Et voilà le sésame : https://theconversation.com/fr
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