Cracking the management code

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Fière d’être chercheur en sciences du management !

La lecture de l’article d’Educpros : « Les secrets d’une progression fulgurante en recherche » m’a laissée dégoûtée et révoltée. Un tel témoignage ne peut rester sans réponse. C’est en tant que chercheur en sciences de gestion que j’essaie de comprendre comment on a pu en arriver là, et que je veux montrer que d’autres voies sont possibles.

L’erreur fondamentale : confondre recherche et publication

Publier n’est pas faire de la recherche, et cet article est l’aboutissement d’une confusion qui dure depuis des années. Sous le prétexte que les publications sont l’indicateur de la qualité et de la vitalité d’une recherche, qu’elle soit individuelle ou d’équipe, on s’est enfermé dans l’idée que ceux qui publiaient étaient les meilleurs chercheurs.

L’erreur fondamentale est qu’on confond recherche et publication. Le rôle de la recherche est d’éclairer la réflexion stratégique des entreprises et des organisations. Celui de la publication s’est peu à peu réduit à la promotion des chercheurs.

Il y aurait des secrets de fabrique en recherche !

Arrêtons avec cette fable : s’il y a des techniques qui sont mises en avant dans cet article pour publier, il y a des « méthodes » pour faire de la recherche. Tout chercheur digne de ce nom, éthique, sait que le chemin de la construction d’une méthode et de l’accès à des données est long, très long. Ce n’est pourtant qu’à ce prix que les résultats obtenus, souvent insatisfaisants et limités, seront robustes.

Tous les chercheurs le savent : les données ne sont jamais données, elles sont construites, par le chercheur en interaction avec le terrain, et souvent dans la douleur et la frustration. Mais l’honnêteté et la fiabilité des résultats est à ce prix.

Le management ne se réduit pas  la finance !

Vive la finance ! Mais le management, dans sa pratique, comme dans ses recherches ne se réduit pas à ce domaine ! Les dérives financières du management des organisations ont été suffisamment dénoncées, les dégâts d’une gouvernance purement financière sont trop visibles pour que la recherche tombe dans les mêmes dérives.

Le management, c’est aussi la stratégie, les ressources humaines, le marketing, la supply chain, la comptabilité, le contrôle de gestion, l’audit … pour rester aux grands champs fonctionnels des organisations…et j’en oublie !

Là aussi, le désir de tout compter, de classer à tout prix, a laissé de côté les recherches privilégiant le « mou », c’est-à-dire l’humain !

On peut l’expliquer facilement. Le complexe fondamental des sciences de gestion de ne pas être suffisamment « scientifique » les a conduit aux mêmes dérives qu’a connu avant elle l’économie avec le glissement maintenant dénoncé de l’ « économétrie ».

Au lieu de rénover les critères classiques de la scientificité construits au fur et à mesure des siècles par les sciences « dures » (mathématiques, physiques, chimie …), la gestion a déporté peu à peu sa scientificité sur la méthode. C’est ainsi que les recherches quantitatives, fondées sur les chiffres, les équations, les indices de toutes sortes, ont pris le haut du pavé, privilégiant les domaines où les données chiffrées sont plus évidentes.

La Finance est alors devenue le chainon entre le management et l’économie, entrant plus facilement dans les exigences des revues « rankées » en économie, bien plus nombreuses, bien plus anciennes, bien plus structurées ! La boucle était bouclée.

De l’internationalisation à la McDonalisation de la recherche en management

Une couche supplémentaire est arrivée avec l’injonction de l’internationalisation de la recherche. Ce qui est une excellente chose en soi devient un vrai casse-tête quand on ne manipule pas des chiffres ou des termes scientifiques issus du latin ou du grec.

En effet, les mathématiciens ou les physiciens ou les chercheurs en sciences du vivant peuvent échanger en  « globish » sans rien enlever à l’excellence de leur recherche, car l’essentiel de leurs travaux s’expriment dans un langage global : les chiffres, les termes scientifiques..

Il en va tout autrement quand on travaille sur l’expression des personnes, leurs « verbatims » et où chaque traduction devient trahison, tant les mots comptent, comme le contexte dans lequel ils ont été dits.  Les recherches dites « qualitatives » ont peu à peu été distancées dans la course à la publication, car tellement difficiles à traduire en anglais, sans que soit remis en cause leurs résultats.

Le risque est grand de dériver de l’internationalisation, exigeante et généreuse, à la McDonalisation de publications aseptisées et lues uniquement par le microcosme.

Vive la recherche-action et la recherche-intervention

Je pratique depuis 20 ans maintenant la recherche-action, la recherche-intervention et j’observe qu’elles  peinent toujours autant à être légitimes dans les milieux de la recherche.

Faire de la recherche-action, c’est accepter de travailler sur le temps long, ce qui veut dire que les publications devront attendre. C’est choisir d’aller sur le terrain, c’est-à-dire en entreprise, avec le défi d’avoir accès aux personnes, et ne pas travailler sur des bases de données préfabriquées, ce qui requiert de l’obstination et de la confrontation. C’est prendre le risque de voir sa recherche interrompue, par la volonté d’un dirigeant. C’est aussi travailler à des sujets importants pour les entreprises, et qui ne correspondent  peut être pas aux thèmes attendus par les numéros spéciaux des revues rankées. La simple confrontation des « hot topics » des entreprises avec les thèmes de recherche mainstream montre bien la disjonction.

Il est alors désespérant pour des chercheurs qui mènent leurs  recherches avec et dans les entreprises de s’entendre dire à longueur de temps que la recherche est absconse et inutile !

Les entreprises et les organisations ont droit à une recherche digne, pas à des usines à publications

Si nous voulons stopper ce désamour entre » le monde qui pratique » et « le monde qui cherche », il faut absolument éviter les dérives décrites par le journaliste d’Educpros dans « Les secrets d’une progression fulgurante en recherche » !  Même si elles sont exagérées, le simple fait de pouvoir les exprimer est terriblement inquiétant pour les chercheurs comme pour les managers.

Les organismes accréditeurs qu’on accuse souvent d’avoir conduit à ces dérives, nous rappellent régulièrement que ce sont les « contributions intellectuelles » qui sont attendues et valorisées, pas uniquement les papiers catégories 1 ou 1 +, réservée à un microcosme d’experts.

Il faut que tous les chercheurs en soient convaincus et joignent leurs actes à leurs déclarations d’intention. Il faut aussi que tous les appareils à classement remettent à plat leurs critères de sélection. La FNEGE a beaucoup œuvré dans ce sens, mais le chemin est encore long.

En finir enfin avec le « publish ou perish » !

On entend régulièrement que la recherche coûte trop cher aux écoles de management, que plus les chercheurs sont publiants, moins on ose les mettre devant les étudiants ou les entreprises ! La plus belle récompense des chercheurs pour leur publication serait  d’être déchargés de leur cours, comme si la pédagogie était une punition !

Ce n’est pas la recherche qui est en cause, c’est la vision dévoyée qu’on en a à travers le prisme déformant de la course aux publications.

Les entreprises ont besoin des chercheurs pour éclairer leurs analyses, pour décrypter un environnement complexe et incertain, pour les aider à innover … Les managers doivent agir et réagir vite ! Ils n’ont pas ce temps long et ce recul qui sont la richesse du chercheur. Ils sont bien sûr demandeurs d’études chiffrées, d’analyses numériques, de résultats définitifs…  Mais ils ont aussi un besoin vital d’échanges collaboratifs, d’espaces de dialogues, de co-constructions , de co-élaborations. Tout cela est apporté par une recherche plus contingente, plus lente, moins prescriptive fondée sur des méthodes qualitatives qui privilégient l’observation, l’expression des personnes aux chiffres.  Une recherche invisible car moins publiante !

Pour le pratiquer depuis des années, seule ou en équipe, je suis convaincue que cette recherche à visée compréhensive et interprétative est d’une richesse incroyable pour les managers. Elle leur permet d’être mieux armés face aux défis qu’ils ont à relever. Nous sommes loin des trucs et des astuces, loin du souci des classements et du « toujours plus ». Nous sommes alors dans une recherche qui privilégie avant tout les attentes des entreprises.

Je veux rappeler que cette recherche, recherche-action, recherche-intervention, recherche qualitative, interprétative, quel que soit le nom qu’on lui donne, existe et qu’elle est une formidable proposition, malheureusement trop méconnue, pour le monde du management.

Mon vœu est que  les dérives racontées dans l’article d’Educpros puissent mettre un coup de projecteur sur ce qu’est véritablement la recherche en management dans toute sa diversité et toute sa richesse !  Puissions-nous en finir une bonne fois avec le « publish or perish » qui domine la recherche depuis tant d’années !

A lire : les Carnets du management, le nouveau magazine de l’EM Strasbourg fondé sur les travaux menés par ses enseignants-chercheurs.