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#insight2020 : la tour de Babel de la science du « développement humain »

Dans la Tour de Babel qu’est devenue la recherche en éducation, il apparaît clairement un objectif encore peu explicite, celui de contribuer à l’émergence d’une nouvelle science commune : la science du « développement humain ». Je m’en explique.

Un foisonnement de recherches avec un point de connexion : le développement humain

 Depuis quelques années, on assiste à un foisonnement des recherches de champs disciplinaires très nombreux et divers et qui s’interrogent toutes sur le développement humain. Que pouvons-nous constater ?

  • Les champs disciplinaires présents sur le sujet sont de plus en plus nombreux: on peut aller des plus anciennes sur le sujet aux plus récemment apparues dans le champ :  la psychologie, la sociologie, l’économie, les sciences de l’éducation, les sciences de gestion, la philosophie, l’histoire, les neuro-sciences, l’informatique avec la gestion des données massives (ou data science) … et la liste est loin d’être exhaustive.
  • Les méthodologies sont également très diverses: cela va du « chemin de vie » ou de la méthode des cas qui s’intéressent à quelques personnes ou à quelques organisations de façon très contingente au traitement des données massives et à la mobilisation de techniques jusque-là réservées au monde médical.
  • La mobilisation de l’interdisciplinarité est de plus en plus évidente : des chercheurs en neurologie vont travailler d’évidence avec des chercheurs en sciences de l’éducation pour comprendre les comportements d’apprentissage, ou des chercheurs en ingénierie vont collaborer avec des psychologues sur les nouveaux outils de formation …
  • Les épistémologies se côtoient sans trop se heurter avec une forme de convergence vers un constructivisme modéré ou de positivisme aménagé, les plus quantitativistes admettent l’importance de comprendre les émotions comme les plus ancrés dans le qualitatifs voient l’enjeu de travailler sur les grands nombres.
  • Les appels à projet encouragent ces mouvements en sollicitant des équipes interdisciplinaires pour une capacité à explorer les phénomènes de façon globale.

MAIS :

  • Les langages restent très différents, avec des incompréhensions, un psychologue et un informaticien observent le même phénomène mais avec des lunettes différentes, et les dialogues restent difficiles, et peuvent donner le sentiment de ralentir les projets.
  • Les objectifs sont divergents, il s’agit pour certains d’optimiser telle ingénierie de formation pour gagner en capacité d’apprentissage, pour d’autres, le défi est de comprendre des parcours de vie sans enjeux de préconisations.
  • Les idéologies ne sont pas partagées et pas toujours explicites : la formation doit-elle rechercher le ROI (retour sur investissement) ? Doit-elle rester un monde en soi, étanche aux cahots du monde extérieur ?
  • Les publications restent très disciplinaires, n’encourageant pas les carrières fondées sur la transdisciplinarité

Ce foisonnement, cette multiplicité de langages et de points de vue fait qu’on peut évoquer une Tour de Babel. Tous œuvrent ensemble à un projet commun mais avec des échanges sporadiques et souvent insuffisants.

 

La Tour de Babel de la science du développement humain

Les convergences sont nombreuses et concourent à l’édification du « développement humain ».

Un point important est que les institutions de formation sont très souvent parties prenantes de ces recherches. Ne serait-ce que parce que les chercheurs sont aussi des formateurs et mobilisent leurs propres institutions pour mener leurs recherches. Toutes ces recherches correspondent donc à des expérimentations en termes de formation, à la mise au jour de réussites ou d’échecs de propositions mises en œuvre sur le terrain.

Que ces recherches soient in vivo ou encore théoriques, toutes concourent, à leur façon à une quête du « développement humain ». Cette quête est aussi ancienne que l’apparition de l’Homme sur Terre, mais elle s’est considérablement accélérée avec le formidable développement de la technologie et particulièrement de ce qu’on nomme l’« Intelligence artificielle ».

Le monde la formation, de l’éducation ne pouvait l’ignorer, il est donc devenu le terrain de la construction de cette nouvelle science, avec l’édification d’une fragile pyramide qui, bon an, mal an prend de la hauteur.

Quels en sont les questionnements communs ? Avec quelles convergences dans les lignes directrices ? 

  • La continuité dynamique : Comment apprendre à apprendre ? Comment apprendre tout au long de la vie ? Comment capitaliser sur ses réussites et ses échecs ? La question de l’insertion est à intégrer à ce chapitre avec le maintien de l’employabilité à tous âges. On n’arrête pas d’apprendre avec le diplôme, on continue à se former en continu. L’émergence des « blocs de compétences » et le nouveau geste de consommation du Compte Individuel de Formation en sont un des signaux forts.
  • L’omnicanal  : Comment apprendre ou transmettre dans l’omnicanal avec un parcours « sans couture » entre la salle de classe en présentiel, le e-learning, le webinar, les learning expéditions, l’intégration des outils et des méthodes d’apprentissage le plus divers ? Il y a longtemps que l’on sait qu’il n’y a pas de « clé magique » en matière de formation. L’outil est neutre mais il est aussi structurant. On ne peut l’ignorer. L’heure est à l’assemblage et il y a encore beaucoup à progresser sur ce chemin étroit entre la technologie et le rapport au sachant.
  • L’apprentissage optimisé dans le respect de la diversité : comment avoir un meilleur apprentissage dans le respect des spécificités de chacun-e ? La montée en puissance des recherches sur le handicap est une manifestation de cet enjeu. L’idée que nous avons tous des talents très différents et que nous avons à les faire fructifier, en faisant fi de lois universelles, fait son chemin, certes lentement, mais c’est une telle révolution.
  • L’ouverture aux parties prenantes : la transmission et la formation ne peuvent se centrer sur le seul apprenant et son institution de formation. Elles doivent prendre en compte tous les partenaires en présence : l’institution de formation, les entreprises, les organismes de recherche, les familles, les institutions politiques. On quitte (à regret pour certains) le colloque singulier de la salle de classe, la porte s’ouvre et cela convoque la capacité à créer des liens et ériger des passerelles pour abandonner les silos.
  • L’expérience : elle s’impose avec l’intégration des émotions, des valeurs, de la vie personnelle, de l’histoire de la personne. La mise en avant du ressenti et de la satisfaction de l’apprenant sont une évidence, avec toutes les difficultés que cette vision impose.
  • Le capital personnel : on quitte la notion de qualifications et d’aptitudes pour les compétences métiers (dites dures) et surtout le « boom » des compétences relationnelles et personnelles (ou soft skills). L’employabilité est importante, mais elle n’est plus suffisante. La réalisation de soi est l’objectif, avec toutes les nuances qui s’imposent.

 

Chacun entre, avec ses outils, ses lunettes, ses méthodes, dans cet immense chantier dont la cartographie demande encore à être affinée. Mais il est clair que nous convergeons tous vers l’objectif d’un développement humain, face à celui, exponentiel du développement des « machines intelligentes ».

2020 sera une année essentielle dans cette dynamique !

 

 

 

 

 

 

 

Quoi de neuf ? La recherche-intervention !

 

Pourquoi faire de la recherche-intervention ?

J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises ces derniers temps de témoigner de ma pratique de la recherche-intervention, et je constate qu’il y a une demande forte de la part de nombreux collègues de cette façon de mener des recherches (1).

Pourquoi cela ? Mon hypothèse est que la recherche-intervention (RI) converge depuis quelques années avec les évolutions de la société, des chercheurs, du management et des business models des organisations scientifiques.

Tout cela à la fois ? Il me semble bien que OUI.

Un peu d’histoire pour comprendre le désamour de la RI

La recherche-intervention existe depuis fort longtemps et même avant d’avoir été nommé ainsi. En effet, si on relit les premiers papiers considérés comme relevant des sciences de gestion (on peut citer Fayolle, Taylor, Maslow, Lewin ….), on ne peut que constater qu’elle a été au départ de ce qu’on considère maintenant comme une discipline scientifique installée. Quels sont les attributs de cette installation ? Une communauté de chercheurs, un numéro de section (le 6) à l’Université, un concours d’agrégation, des associations savantes ….

Seulement, comme discipline (encore) jeune (le premier concours d’agrégation la portant sur les fonds baptismaux universitaires date de 1976), comme discipline creuset, elle a longtemps été source d’introspection et de controverses quant à sa scientificité, d’un point de vue épistémologique.

Il a donc fallu, pour se rassurer, trouver deux grands parachutes : le premier a été d’envoyer les premiers enseignants chercheurs en sciences de gestion aux USA, à une époque où tout ce qui était made in America ne pouvait être que bon ! le second a été la mathématisation, l’hypothético -déductif, et la mise en équations (structurelles) de phénomènes pourtant purement humains, et portant donc une grande part d’irrationalité.

La messe était dite ! Les quelques pionniers voulant obstinément promouvoir la recherche-intervention se condamnaient à une forme de marginalisation, sinon même de discrédit.  Revendiquer une méthode d’essence française ET une recherche qualitative, ancrée dans la pratique de entreprises, ne pouvait que porter atteinte à la scientificité tant désirée de la discipline gestion.

J’ai mené ma recherche doctorale au début des années 90 (soutenance en 94) au sein de l’ISEOR et je ne peux que témoigner (avec mes collègues de l’époque) de la forme d’ostracisme que nous avions à vivre.

Il est donc extrêmement intéressant et sympathique de voir que la roue tourne et que la recherche-intervention connait maintenant un intérêt qui n’est pas que de la curiosité.

Elle répond maintenant à des grandes attentes.

Rencontre avec l’évolution de la scientificité

Comme l’ont analysé de grands épistémologues, et tout particulièrement Kuhn avec sa notion de « paradigmes », la science est un construit sociétal : ce qui est science est ce qui correspond, à un moment donné, à une conception du cadre de référence d’une communauté de scientifiques. Les phénomènes observés sont explicables avec ce cadre jusqu’à un certain moment, et, la connaissance avançant, ce cadre (ce paradigme) devient invalide et se superpose un nouveau cadre de référence. C’est comme cela que la mécanique quantique s’est installée en lieu et place de la mécanique newtonienne.

En sciences de gestion, nous avons longtemps été soumis à l’obsession de la modélisation, avec la construction de modèles selon des règles hypothético-déductives avec des validations statistiques.

La recherche-intervention propose une autre vision d’une connaissance d’intention scientifique des phénomènes : elle postule de l’inachèvement théorique. Son principe est la variation maîtrisée de l’objet de recherche, c’est-à-dire la conduite du changement dans une organisation pour comprendre comment et pourquoi l’organisation évolue, plus particulièrement dans les interrelations entre personnes, et dans les relations entre personnes et objets de gestion (process, outils, locaux etc …).

Elle interpelle en cela la notion même d’hypothèse : elle inscrit l’hypothèse dans une dynamique de compréhension, sans chercher à vouloir la valider ou l’invalider. Le « corps d’hypothèses »  en recherche intervention bouge, évolue, jusqu’à la fin de la recherche. C’est très orthogonal aux critère de la scientificité tels qu’ils ont toujours été vus car issus des sciences dites dures.

En recherche-intervention, ce qui compte c’est le chemin, même si, paradoxalement, il y a obligation de réussite pour l’organisation qui a accepté cette méthodologie, car le chercheur-intervenant doit être capable de tenir ses promesses. Et ces promesses sont contractualisées avec l’organisation au début de la recherche : aller vers une organisation « idéale », en tous les cas meilleurs, où les dysfonctionnements seront moins nombreux, où la performance économique ne chassera pas la performance sociale.

Or, cette vision du « chemin » est de plus en plus celle qui inspire la science et les organisations. Avec la postmodernité, ou l’hypermodernité, on a bien compris que le « grand soir » de la découverte n’était qu’une chimère. Le progrès n’est plus vu comme un Graal, mais comme un équilibre précaire.

En cela la recherche-intervention incarne pleinement une nouvelle vision du geste scientifique dans son acceptation de l’inachèvement théorique.

Rencontre avec les nouvelles compétences en management

Un autre point important sont les compétences que mobilise toute recherche-intervention. Quelles sont-elles ?

  • La capacité à conduire le changement en toute responsabilité, c’est-à-dire à dessiner une vision,
  • Le talent de mobiliser des équipes diverses et pas toujours partantes,
  • L’aptitude à mener des projets de façon abductive, c’est-à-dire à garder une forme d’agilité d’esprit qui évite de prédire le futur avec les éléments du présent mais bien à imaginer l’avenir,
  • Le chercheur-intervenant développe aussi ces soft skills si recherchées : la résilience, l’opiniâtreté, l’empathie, la reliance … surtout la réflexivité. Plus que dans tout autre dispositif, conduire une recherche-intervention oblige à faire et à se regarder faire au sens d’exercer son sens critique pour apprendre et apprendre à apprendre en continu.

Rencontre avec la légitimité des organisations scientifiques

De façon plus pragmatique, mais il faut aussi considérer la science en action, la recherche-intervention rencontre le besoin de légitimité de nombre d’organisations scientifiques. On peut le voir de deux façons :

  • La première est le financement que peut motiver facilement la recherche-intervention. En effet, répondant à des attentes des entreprises, leur proposant un résultat et des livrables (ce qui n’exclut pas l’objectif de production de connaissances), elle est légitime aux demandes de financement. Elle est crédible dans le sens où il y aura un ROI.
  • La seconde façon est la légitimité qu’elle apporte à des organisations qui se voient de plus en plus comme des acteurs « en société ». La recherche-intervention est éligible à la mesure d’impact sur la société, elle permet de faire « bouger les lignes » de façon lisibles pour les parties prenantes, ce qui est source d’une attente forte des laboratoires de recherche de l’Université, des Grandes Ecoles. J’ajoute que si cela va plus ou moins de soi dans les sciences de la vie ou les sciences dites dures, est plus difficiles avec les sciences comme la gestion qui évoluent dans l’immatériel.

Les chercheurs -intervenants sont définitivement des talents. La preuve en est que de très nombreux docteurs passés par cette voie sont considérés comme des potentiels à forte valeur ajoutée par les entreprises.

Rencontre avec un monde gorgé de fake news

Dernière rencontre d’importance, la recherche-intervention introduit dans les organisations où elle est pratiquée des réflexes de réflexivité. Dans sa pratique quotidienne, elle oblige les acteurs des entreprises à se positionner différemment vis-à-vis des phénomènes qu’ils vivent ou qu’ils observent. Ils ne deviennent pas tous chercheurs mais adoptent des capacités de décryptage que ne leur donne pas d’autres méthodes ou le chercheur est « en dehors » de l’organisation. Etant co-producteurs de la connaissance, ils sont alors mieux à même de distinguer ce qui est du domaine de l’opinion et de prendre le nécessaire recul avec les fake news.

 

J’en arrive à la conclusion d’une démonstration qui va certainement être battue en brèche par nombre de chercheurs. Cette réflexion relève de l’affirmation et de la conviction amis elle est nourrie par 20 ans d’enseignements d’épistémologie en master recherche et école doctorale, de mon expérience de chercheuse et de directrice de recherches doctorales en recherche-intervention.

« Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie » disait Kurt Lewin. Il n’y a rien de plus inspirant qu’une recherche-intervention. Son seul défaut est d’entrer difficilement dans les canons de la publication « main stream » mais là encore, les lignes bougent, et ces mouvements viennent d’outre-Atlantique, le pays du « publish or perish ».

Les planètes s’alignent pour les chercheurs qui souhaitent être des intervenants ! 

 

(1) je signale l’excellent stage organisée par la FNEGE et animé par mon collègue Laurent Cappelletti Professeur au CNAM, qui témoigne de cet intérêt.

 

 

Je me souviens … de mes 25 années à l’Université

Le premier Juillet, je quitte l’Université pour rejoindre INSEEC U. , groupe d’enseignement supérieur privé qui accueillent 25 000 étudiants. Ce n’est pas passer de l’autre côté du miroir (ce sera l’objet d’un autre billet), ce n’est pas aller très loin, et je suis enchantée de démarrer un nouveau projet.

Comme pour toute transition, et j’en ai connu beaucoup dans ma vie professionnelle, c’est l’occasion de regarder par-dessus son épaule, de jeter un regard en arrière (25 années à 3 mois près, puisque je suis entrée à l’Université le 1er Septembre 1993). J’ai enseigné du bac+1 au bac +8, en IUT, en école doctorale, en STAPS, en faculté de sciences éco, en IAE, en fac de droit, en IEP ….

C’est l’occasion des « Je me souviens …», avec tendresse, avec émotion, avec amusement, avec un peu de distance … mais sans regret, ni remord ! Et ces « Je me souviens » sont aussi des petits instants de vie universitaire qui résonneront certainement chez bien d’autres.

Alors, c’est parti ! Je me souviens …

Je me souviens des « transparents » qu’on posait sur des gros rétroprojecteurs qui surchauffaient,

… des escaliers sans fin, des couloirs sombres et dédalesques à parcourir pour trouver la salle de cours,

… des panneaux d’affichage qui annonçaient au dernier moment l’absence inopinée du prof,

… des kilos de repros à porter en plus du rétroprojecteur portable pour assurer son cours.

Je me souviens des bureaux de scolarité fermés aux heures de pause, des bureaux exigus que se partageaient 5/6/10 enseignants …

Je me souviens des discussions sans fin pour le recrutement d’un étudiant en IUT, et des entretiens de 10 minutes pour le recrutement d’un maître de conférences à vie.

… des débuts d’Internet, avec des collègues passionnés qui rêvaient de « cyber-soutenances » !

… de mon premier modem (en 1995) qui me permettait de rester « connectée » !

Je me souviens de réunions où nous critiquions le comportement des étudiants en cours « hypnotisés par leur Facebook », en pianotant sur nos smartphones…

Je me souviens des soutenances de tous mes doctorants, ce moment qui termine des années de compagnonnage, la fierté et le soulagement que j’ai ressentis pour chacun d’eux. Je me souviens tout particulièrement d’Abdelmourhit qui a soutenu, alors qu’il était en fin de vie.

Je me souviens des cérémonies de remises de diplômes, où l’on rencontre tous ses regards heureux, et résolument tournés vers l’avenir,

… de la première fois où j’ai revêtu la robe universitaire pour la cérémonie Honoris Causa d’Issey Miyake.

Je me souviens de ces lettres, puis de ces mails qui commencent par « cher collègue » et qui se terminent par « bien cordialement » alors qu’ils distillent des horreurs,

… de toutes ces résolutions prises en réunion pour être revues dans les couloirs,

… de ces collègues qui se connaissent, se côtoient, se détestent ou s’adorent depuis des décennies

Je me souviens de toutes les premières promos de diplômes que j’ai créés ou dirigés …

Je me souviens de ce DESS du département Tourisme qui ne pouvait accepter que 17 étudiants parmi des centaines d’excellentes candidatures car la salle qu’on lui avait attribuée n’avait que 17 chaises !

Je me souviens de cours de management dans des salles de chimie avec les becs Benzène devant le visage des étudiants, des amphis alors qu’on a prévu des travaux de groupes, des salles sans prise alors qu’on veut projeter des slides, des salles sans wifi alors qu’on veut travailler en ligne …des techniciens qui n’arrivent pas, de « L’étudiant-expert » qui va trouver la solution….

Je me souviens des applaudissements à la fin des cours, des élèves qui s’endorment pendant que l’on enseigne, de ceux que l’on découvre le jour de l’examen, de ceux qui vous sollicitent systématiquement …

Je me souviens des réunions, des comités, des commissions en tous genres, pour un oui ou un non, comme celle où nous avons passé une après-midi à répartir un budget de façon équitable pour nous rendre compte qu’on parlait de 12,50 euros par personne !

…. Des enseignants-chercheurs qui sont en poste là où ils ont fait leurs études,

Je me souviens des commissions incendie avec le regard accablé des pompiers qui nous expliquent que le bâtiment est un « gruyère » ! Et des profs qui refusent de sortir de leur salle ou de leur bureau pendant l’exercice d’alerte.

Je me souviens des innovations pédagogiques : les business games, les classes inversées, les cours en ligne … avec leurs joies et leurs peines !

Je me souviens des mots de ceux et celles qui vous remercient, et qui vous disent que vous avez changé leur vie !

Je me souviens de ce professeur d’économie, directeur d’UMR qui ne comprenait pas « pourquoi l’Etat n’avait donné qu’une subvention de 20 millions d’euros et non de 40 » pour la rénovation d’un bâtiment universitaire !

Je me souviens des distractions improbables offertes par les asso, qui agaçaient prodigieusement les « collègues » … tout particulièrement la venue du dromadaire et les mails irrités disant que « l’Université n’est pas un cirque » !

Je me souviens des votes systématiques, au nom de la « collégialité »

Des turbo-profs,

Des acronymes en tous genres : UMR , EA, JE, JO, UFR, PR,STAPS, COMUE, SOSIE, SIFAC, UPR etc etc ….

Des diplômes et des composantes disparus  : DESS, DEA, IUP …

Je me souviens des fusions, des groupements, des dégroupements … des regroupements

Des procédures complexes, des systèmes d’informations improbables,

Des jeunes Maîtres de Conférences sous-payés et surchargés de responsabilités,

Des colloques dont on sort plus intelligents, de ceux où on se demande ce qu’on fait là,

Des classements, des classements, des classements,

Des équipes administratives hyper engagées quand les profs rechignent,

Je me souviens des horloges arrêtées, du premier article paru, du premier livre édité,

25 ans, c’est long et c’est très court aussi ! A suivre ….

 

Pourquoi je candidate à la direction de Sciences Po Paris

Vous avez été nombreux et nombreuses à m’adresser des signes d’encouragement pour ma candidature à la direction de Sciences Po Paris et je vous en remercie.

Je souhaite ardemment mettre mes compétences et mon expérience de manager, d’enseignante, de chercheuse, de mère de six enfants au service de ce projet.

Je propose de décrire ici en quelques lignes le projet que je porte pour Sciences Po Paris, et qui s’inscrit dans ma vision de l’enseignement supérieur.

Pourquoi candidater

Ma candidature connait plusieurs motivations :

La première est de saisir l’opportunité de contribuer au développement d’une institution emblématique de l’enseignement supérieur français. La fonction de directeur-trice ( ?) de Science Po s’inscrit pleinement dans le prolongement de mes engagements dans l’enseignement supérieur. Sa « marque », son histoire, son rayonnement, ses moyens sont exceptionnels, et lui donne la possibilité mais aussi le devoir de l’exemplarité, et d’être une tête de proue de l’enseignement supérieur.

La seconde motivation procède de l’exercice démocratique, au sens du débat dans l’Agora. En candidatant, je pensais m’inscrire dans un échange à plusieurs voix portées par de nombreuses candidatures. Il me semble que l’idée d’un Forum autour de la destinée d’une institution aussi emblématique permet de faire rayonner des idées diverses, de créer des controverses apprenantes, et de contribuer à la vision à 10, 20 ans de l’enseignement supérieur.

Enfin, et c’est une motivation plus personnelle, il me semble que c’est important d’oser ! Pourquoi pas une femme universitaire à la tête de cette institution de bientôt 150 ans ?

Ce que je souhaite de grand et beau à Sciences Po Paris

Je reprends les points saillants de mon projet qui décrivent ma vision de l’enseignement supérieur à 5, 10 ans et même au-delà …

Voici ce que je souhaite pour Sciences Po Paris, que je souhaite à tous les étudiants et les équipes qui les accueillent dans leur formation :

Mon projet s’intitule : « Un temps d’avance dans un monde à construire »

 Il vise à porter l’exigence d’avoir toujours « un temps d’avance », non dans un esprit stérile de compétition mais bien dans le dépassement de soi, car les esprits libres portent en eux une capacité d’innovation et de régénération constante. Ce temps d’avance traduit la responsabilité d’une institution que l’on écoute, d’une vigie du monde contemporain qui analyse les grandes évolutions politiques, socio-économiques, technologiques avec la profondeur de l’histoire et l’excitation d’un futur qu’elle contribue à façonner. Ce temps d’avance se décline dans toute la chaîne de valeur de Sciences Po : la recherche bien sûr qui doit être forte d’une capacité prospective, l’éducation dans ses contenus et ses méthodes, l’impact sur la société par ses innovations, les liens tissés à travers le monde avec les talents les plus prometteurs, jusqu’à la vie-même de l’institution qui devra garantir à chacune et chacun bien-être, développement de soi, et en attendre engagement et implication.

Les propositions sont au nombre de 10 :

1/ Se donner les moyens d’une politique de recherche rayonnante

Les sujets à l’ordre du jour dans le débat public sont autant d’occasion de mettre en avant les travaux académiques et la qualité des chercheurs de l’institution : l’« éclairage Sciences Po » doit devenir un réflexe médiatique pour prendre de la hauteur dans les turbulences de l’actualité d’un monde toujours plus complexe.

L’objectif est de mettre en avant une identité intellectuelle de Sciences Po à partir des objets de recherche transdisciplinaires : mondialisation, mutations du travail, développement urbain, inégalités et discriminations

2/ Former des esprits agiles capables de s’insérer sur un marché du travail en pleine mutation

Dans un monde ouvert, où l’emploi migre en fonction de la disponibilité des talents, il est vital pour une université de former ses jeunes aux métiers d’avenir. Puisque les carrières ne sont plus linéaires et que les métiers changent extrêmement vite, le maître mot est d’entretenir la capacité d’apprentissage. A fortiori alors que se dessine une perspective inédite pour les étudiants, celle de la mise en concurrence de leurs capacités cognitives avec des intelligences artificielles, qui s’imposent progressivement sur toute la gamme des débouchés actuels de Sciences Po (métiers du droit, de l’audit, du conseil, de la finance, du journalisme, etc.). L’intelligence artificielle ne sera pas seulement exécutive et technique : à mesure que le temps passera, elle sera créative et humaine. Pour tenir la distance, il faut résolument faire le pari de l’esprit critique, de l’ouverture, de l’adaptabilité et autres soft skills, appuyés par une solide culture générale.

 3/ Affiner la stratégie de développement international pour importer davantage de talents et exporter davantage de savoir-faire

Les alliances académiques sont un pilier essentiel de la compétitivité des programmes, qu’illustrent notamment les doubles diplômes internationaux. Ils offrent de la visibilité et permettent de se faire reconnaître dans le cercle des meilleures universités. Sciences Po doit désormais s’assumer pleinement comme une université-monde et une tête de pont dans les meilleurs réseaux internationaux à l’heure où la compétition internationale en matière d’enseignement supérieur et de recherche s’intensifie. L’institution doit œuvrer à la constitution d’une grande alliance universitaire pan-européenne qui permettra d’atteindre des tailles critiques, de rivaliser avec les principales universités anglo-saxonnes et asiatiques, et de disposer d’une meilleure capacité de projection pour créer un campus commun à l’étranger.

L’avenir de l’enseignement supérieur se joue sur d’autres continents que le nôtre, à commencer par l’Afrique qui constitue autant un vivier de talents qu’un véritable laboratoire en matière de dynamiques géopolitiques et socio-économiques.

4/ S’appuyer sur la mutation structurelle du modèle économique pour enclencher un cercle vertueux

Le modèle économique de Sciences Po s’est considérablement transformé à mesure de son développement. D’abord, par un poids économique global qui ne cesse de croître et dépasse aujourd’hui les 200 millions d’euros. Ensuite, par une évolution profonde de la structure budgétaire qui sera manifestement amenée à se prolonger dans le mesure où le soutien public ne cesse de s’effriter. Dans un contexte de rigueur budgétaire de l’Etat, il convient de redoubler d’efforts pour préserver a minima le niveau de financement public, tout en restant lucide sur les risques d’une baisse éventuelle à moyen terme.

Pour autant, il n’est plus question d’augmenter les droits de scolarité en formation initiale, qui ont désormais atteint un plafond au-delà duquel les effets d’éviction seraient préjudiciables. Dans un contexte de faible inflation persistante, un gel des frais d’inscription en valeur absolue pendant quelques années aurait au contraire une portée symbolique forte : en décidant de ne pas alimenter une spirale de l’endettement étudiant qui commence à être décriée dans les pays anglo-saxons, Sciences Po ajouterait une nouvelle corde à son arc d’université responsable.

Le défi est de taille pour assumer un financement toujours plus volontariste de l’effort de recherche, une stratégie d’expansion internationale, une politique d’aide sociale généreuse et un investissement de haut niveau en capital humain. Ces priorités sont au fondement d’une dynamique vertueuse dans la mesure où le succès et la visibilité de Sciences Po alimentent en retour la croissance des ressources de l’établissement.

 5/ Réussir la transformation digitale de l’institution

Le numérique change la donne pour l’ensemble des métiers de Sciences Po, oblige à repenser le fonctionnement des campus et l’enseignement du futur. Pour autant, il n’écarte pas du tout le présentiel ni le facteur humain : les gains de productivité réalisés sur les tâches administratives, par exemple, sont une opportunité pour que chacun se recentre sur son cœur de métier, car c’est là que se trouve la véritable valeur ajoutée. Il n’est pas non plus nécessaire de suivre tous les exemples à l’extérieur mais il faut rester ouvert. C’est avant tout une culture de l’expérimentation (test and learn), du collaboratif et du do it yourself qui doit se diffuser à l’échelle de l’établissement. Sciences Po doit être en capacité d’inventer ses propres façons d’utiliser les outils numériques dans sa pédagogie, sa recherche et son organisation.

6/ Faire fructifier le potentiel considérable des alumni

D’une part, leur soutien financier est indispensable pour le développement de l’institution. D’autre part, leur valorisation en termes de relations humaines et d’expertise est au moins aussi essentielle que les apports financiers : en matière d’insertion professionnelle, ils peuvent être de véritables catalyseurs d’opportunités pour les étudiants.

Sciences Po doit avoir pour préoccupation majeure de développer l’affectio societatis des anciens élèves pour leur université, en tissant une relation émotionnelle et intellectuelle fondée sur un rapport de reconnaissance (« give back ») au regard de ce qu’ils y ont reçu.

7/ Réinventer l’expérience Sciences Po à partir du projet Campus 2022

L’implantation du nouveau campus au cœur de Saint-Germain-des-Prés permet de capitaliser sur un héritage intellectuel revitalisé du quartier et d’ancrer l’institution dans une mémoire spatiale commune. Sciences Po deviendra alors le centre névralgique d’un vaste espace de circulation des idées et de la culture au cœur de la métropole parisienne. En réunissant dans un même lieu de vie collective les centres de recherche, les salles d’enseignement, les bureaux, la bibliothèque, des logements sociaux étudiants et des offres de restauration, ce campus « oxfordien » favorisera le brassage intellectuel, l’interdisciplinarité et la créativité, accroîtra le potentiel d’innovation et l’attractivité de l’institution.

En dépit de l’ampleur du projet parisien, les campus en région ne devront pas être laissés pour compte : ils sont autant de témoignages de la décentralisation réussie de Sciences Po, de leviers pour accompagner le dynamisme des métropoles régionales et de racines territoriales dans lesquelles l’institution puise ses talents pour projeter ses ambitions internationales.

8/ S’affirmer comme une université responsable et engagée

Sciences Po se doit de répondre au double défi de l’excellence et de l’exemplarité, parce qu’elle est la vitrine de son propre savoir-faire. Son volontarisme en matière de responsabilité sociale et d’initiatives d’intérêt général donne une portée concrète à son propre effort de recherche et appuie la stratégie de marque en se positionnant comme une référence sur des enjeux au cœur du débat public : promotion de la diversité et de l’égalité des chances, déontologie et transparence, égalité entre les femmes et les hommes, accessibilité pour les publics en situation de handicap, lutte contre le harcèlement et les discriminations, dialogue social, développement durable, valorisation de l’engagement civique. Cette responsabilité particulière de Sciences Po est au fondement de la fierté d’appartenance qui anime chaque membre de sa communauté, d’où l’importance de l’entretenir constamment.

9/ Être en conversation avec son environnement économique

Parce qu’une université incarne la transition vers le marché du travail et se constitue en haut lieu d’innovation, elle se positionne structurellement comme un hub en interaction toujours plus étroite avec le monde de l’entreprise. Ainsi, une intégration en amont des entreprises aux projets éducatifs de Sciences Po offre la meilleure préparation possible aux étudiants en garantissant l’adéquation de leur formation à l’emploi visé. Cette proximité autorise aussi une connaissance mutuelle facilitant la mobilisation de managers souhaitant témoigner ou enseigner dans les différents cursus de Sciences Po. Elle permet également de créer des réflexes de formation tout au long de la vie, d’accueil de stagiaires et d’alternants. Elle offre enfin des opportunités pour mener des recherches-action amorçant ainsi le cercle vertueux de création de connaissance actionnable et de publications pour les chercheurs de l’institution. L’enjeu est donc d’imaginer des modalités concrètes de collaboration pour transformer utilement ces structures productives en véritables acteurs de la formation et partenaires de recherche.

10/ Cultiver un esprit convivial d’université à visage humain

Une université est avant tout une communauté vivante de femmes et d’hommes, toutes et tous engagés dans un projet commun organisé autour de trois axes qui s’enrichissent mutuellement : créer de la connaissance dans des domaines dédiés, former des apprenants, diffuser le savoir dans la société. La recherche en sciences humaines et sociales, l’enseignement et toutes les activités de transmission constituent un capital immatériel à nul autre pareil. Les expertises, les procédures, les outils de reporting sont indispensables mais insuffisants car ce sont les personnes sur le terrain au quotidien (les enseignants-chercheurs, les intervenants professionnels, les équipes administratives) qui sont garantes de l’excellence des formations, qui portent l’image de l’institution, qui font sa notoriété et son attractivité.

Aussi, le premier devoir d’un directeur de Sciences Po est-il naturellement d’animer ces communautés, d’être au contact et en dialogue constant avec elles, d’accompagner leur développement et de s’assurer de leur bien-être, en trouvant le juste équilibre entre bienveillance et exigence. Cet aspect de la mission est essentiel et garantit l’engagement de celles et ceux qui aiment et font Sciences Po.

 

Ne dites pas à mes collègues que je dirige des thèses, ils croient que je corrige des copies !

Il y a quelques jours, j’ai vécu ma première soutenance de thèse de doctorat (en science de gestion) « nouveau protocole ». Le directeur de thèse était seulement invité à la délibération par le jury si celui-ci l’acceptait ; le cas échéant, il n’avait qu’une voix consultative, et in fine ne pouvait apposer sa signature sur le compte rendu de soutenance.

Nous avons tous eu un sentiment très désagréable et une gêne véritable s’est installée à la lecture de ces nouvelles règles dûment rappelées à l’écrit par l’école doctorale, relayant en cela le texte national.

Après 4 années d’accompagnement de son thésard, notre collègue se retrouvait sur un strapontin au moment de l’évaluation finale de ce travail doctoral. C’est une nouvelle vision du travail de direction de thèse qui s’imposait à nous, et il me semble intéressant de voir ce que cela implique et les questions qui se posent.

 

La direction de thèse : un chemin de plus en plus semé d’embûches

 

Sans revenir plus de 40 ans en arrière, période où les premières thèses de doctorat en sciences de gestion ont été soutenues (1974), force est d’observer que diriger un travail doctoral est de plus en plus compliqué.

La première difficulté est de trouver des candidats à la thèse. Dans notre discipline, ils sont de moins en moins nombreux à vouloir choisir cette continuation d’étude après un Master qui leur offre un accès qualitatif et rémunérateur au marché du travail. Malgré la (toute relative) déqualification des Masters, l’emploi à bac +5 en management reste attractif.

Même si le doctorat ne conduit pas automatiquement au métier d’enseignants chercheur dans la fonction publique, rappelons que le salaire à la sortie d’un étudiant d’IAE ou de business school se situe autour de 35 000 euros par an alors qu’un Maître de conférences après son doctorat, sa qualification et la course au poste démarre à 25 000 euros annuels …

Le nombre de vocations s’est encore réduit avec la suppression des Masters Recherche qui permettaient de tester pendant une année la motivation du thésard comme son potentiel à poursuivre vers le doctorat.

C’est maintenant dans les Masters Pro qu’il faut aller chercher des candidats qui n’auront pas bénéficié de cette année de « banc test » qui permettait de murir un projet pourtant si impliquant.

La deuxième difficulté s’est installée récemment, c’est le rejet de la liberté du directeur de thèse de choisir ses futurs thésards, et plus largement de la latitude laissée au tandem de se constituer. Il est vrai que les critères étaient souvent personnels, fondés sur la relation plus que la raison, et pouvaient paraître opaque à l’entourage. Mais quand on est amené à collaborer durant 4 années en moyenne (parfois plus), il n’est pas aberrant de penser que l’envie de travailler ensemble compte au moins tout autant que des critères durs comme la moyenne des notes de master.

L’installation de comités dans les laboratoires et dans les écoles doctorales qui évaluent le potentiel du candidat au doctorat évacue l’engagement d’un binôme au profit d’évaluations critérisées par des enseignants chercheurs ayant certes l’Habilitation à Diriger les Recherches mais l’ayant souvent peu ou pas pratiqué, méconnaissant de fait, ce travail de longue haleine, et par essence impossible à standardiser.

L’inscription en thèse devient elle-même un véritable défi, qui peut décourager plus d’un directeur de thèse comme plus d’un étudiant.

La difficulté est encore amplifiée avec un « principe de précaution » implicite mais maintenant bien ancré dans beaucoup d’écoles doctorales.

 

La recherche doctorale soumise au principe de précaution

 

On le savait, les doctorants en CIFRE, les professionnels en emploi, et, tous les profils atypiques, étaient plus tolérés que véritablement acceptés par la communauté des enseignants -chercheurs. Combien de fois avons-nous entendu ces petites phrases qui pointaient la « spécificité » de ces impétrants et de leurs recherches ? Ils font pourtant le lien entre le « terrain » de recherche et l’académie, mais souffrent d’une incompétence présumée en théorisation, certainement du fait de leur investissement opérationnel.

Le principe de précaution sur le « fond de la thèse » s’accompagne maintenant de celui sur le financement. Se généralise l’exigence du financement des 3 années de recherche doctorale « hors financement personnel », ce qui exclut de facto tous les doctorants n’ayant pu avoir accès à une bourse ou à un contrat CIFRE, ou à un emploi (sachant que démarrer emploi et thèse en même temps est mission quasi impossible).

Ce financement « a priori » devient vite une course d’obstacles pour le candidat et son directeur de thèse. Prenons l’exemple du contrat CIFRE : le dossier n’est retenu administrativement qu’accompagné de l’accord du laboratoire et celui de l’école doctorale à accueillir le candidat (outre celui de l’entreprise bien sûr), mais il faut 3 mois de délai administratif (qui devrait être réduit à 2 …) pour le traitement du dossier, qui peut en outre,se solder par un refus.

Le candidat doctorant doit donc attendre décembre ou janvier (s’il a réussi à finaliser son dossier en septembre) pour savoir s’il pourra être inscrit, l’école doctorale suspendant son inscription à ce financement… Il faut être sacrément motivé pour résister à de telles incertitudes, d’autant plus quand l’Ecole Doctorale souhaite une inscription avant mi Décembre.

Le chemin le plus sûr est alors celui des bourses doctorales qui sont bien sûr en nombre inférieur au nombre de candidats, ce qui alimente le jeu de la concurrence et surtout celui de la normativité car les critères d’évaluation sont standardisés. L’effet malthusien est garanti. Et la diversité, pourtant source de richesse et de créativité n’est plus au rendez-vous. On se prive de talents qui, passée la première année sur fonds personnels, continuaient leur recherche sous contrat de moniteur ou d’ATER. Pour améliorer le taux de soutenances (les abandons ayant un coût quasi nul étant donné qu’il n’y a aucune rémunération pour le suivi doctoral), on refuse aux doctorants hors-système la chance d’une intégration, certes plus longue, mais souvent réussie au final.

On peut aussi ajouter l’exigence de plus en plus forte des écoles doctorales pour le suivi de séminaires obligatoires pendant les trois années, qui sont de véritables casse têtes pour les doctorants ayant une activité professionnelle.

Ces filtres de plus en plus puissants mis bout à bout découragent les vocations tant du côté doctorant que direction, et obligent à quitter l’idée que la recherche doctorale en sciences de gestion est un compagnonnage.

 

L’abandon du compagnonnage

 

La mise à l’écart du directeur de thèse pendant la soutenance n’est que la face émergée de l’iceberg de sa mise à distance programmée. Le doctorat évolue vers un diplôme d’Ecole Doctorale où le collectif doit prendre le pas sur le compagnonnage.

Cette évolution est justifiée par la recherche d’excellence et une plus grande homogénéité du doctorat. On oppose aux critiques des exemples de « copinage », d’endogamie dans certaines équipes, de manque d’exigence avec des doctorats accordés sans être au niveau attendu.

Il y a certainement eu quelques abus comme dans tout dispositif basé sur la confiance, mais il y toujours eu une régulation par les pairs.

Tout directeur de recherche doctorale sait que la thèse est loin d’être un long fleuve tranquille. La prédiction de réussite est très difficile : un doctorant plein de potentiel au démarrage peut s’effondrer la dernière année, comme un doctorant moins brillant au départ peut soutenir une excellente thèse.

C’est une des grandes difficultés de la direction de thèse : admettre que le chemin est fait d’essais-erreurs, d’alternance de succès et d’échecs, la route vers la thèse n’est pas rectiligne et le directeur de thèse est souvent là pour remotiver, recadrer, relancer le processus. Sans lui, beaucoup de thésards abandonneraient.

 

Joies et peines de la direction de thèse

 

En m’appuyant sur mon expérience personnelle (j’ai fait soutenir 11 thèses depuis 2012) et de nombreux échanges avec des collègues lors de jurys de soutenance, je peux dresser un petit panorama des joies et des peines de la direction de thèse  (pour les raisons de faire une thèse : relire mon post : http://blog.educpros.fr/isabelle-barth/2013/06/10/ne-dites-pas-a-mes-parents-que-je-suis-doctorant-en-management-ils-croient-que-je-cherche-un-emploi/ )

 

Les joies de direction de thèse sont nombreuses, je peux citer :

  • Celle de travailler avec des personnes intelligentes, ayant soif de savoir et qui vous challengent au quotidien,
  • l’acquisition de nouvelles expertises grâce à cette fréquentation assidue des thésards,
  • le sentiment de faire grandir des personnes,
  • et un vrai compagnonnage dans la recherche, la construction de la thèse, et la co-publication de communications et d’articles.

 

Les peines sont nombreuses aussi :

  • La direction de thèse ne se limite pas à l’expertise en épistémologie ou méthodologie, c’est souvent être à la fois père, mère, psychologue, coach
  • Il faut aussi accepter d’être patient, quand le doctorant se trouve dans un « pot-au noir » et n’avance plus, ou qu’il ne vous donne aucune nouvelle pendant des semaines,
  • c’est aussi se mobiliser pour des rendez vous souvent fort longs où rien n’avance, sur la base de documents qui ont été envoyés quelques heures à peine avant le rendez vous, ou entièrement réécrits alors que vous aviez travaillé sur la version précédente,
  • le plus difficile est certainement l’ingratitude du thésard (pas toujours …) qui préfère penser qu’il ne doit sa réussite qu’à lui-même, et oublie la part de son directeur de thèse,
  • il y a enfin les collègues, dans le laboratoire, ou dans les différents séminaires doctoraux qui ne ménagent pas leurs critiques ou leurs réserves sur le travail en cours, en oubliant de souligner les points positifs. Ces collègues qui ignorent qu’un propos d’étape d’une recherche doctorale ne peut être évalué comme un article.

 

Ce mélange doux-amer rebute bien des Professeurs et HDR qui préfèrent garder leur temps et leur énergie pour leurs propres recherches et leurs propres publications. Ce sont souvent ceux-là qui sont les plus critiques et les plus exigeants avec les doctorants … des collègues !

Pourtant, diriger des thèses est essentiel pour le développement de la discipline scientifique « gestion ».

 

La direction de thèse : la survie d’une discipline scientifique

 

On compte les thèses à l’observatoire des thèses de la FNEGE et on observe que depuis des années, le nombre de thèses soutenues en science de gestion reste autour de 350 par an. Ce nombre a d’ailleurs plutôt tendance à diminuer légèrement alors que notre discipline est interpellée par des attentes de plus en plus nombreuses des entreprises.

Cette incitation au développement d’une discipline ne suffit pas, elle peut même être contreproductive quand  on regarde les sujets retenus par les thésards (et leurs directeurs), tant ces sujets sont éloignés des préoccupations des managers.

Pourtant, diriger des thèses a deux effets indispensables à la survie-développement de notre discipline :

  • L’élargissement du vivier d’enseignants-chercheurs, sans quoi, l’avenir de notre discipline semble être bien compromis,
  • la contribution à la construction du savoir, puisqu’une thèse, par définition développe une valeur ajoutée en théorie qui doit contribuer à l’édification de la théorie et bénéficier au plus grand nombre.

 

Diriger des thèses, c’est affronter ces défis et ces difficultés. Beaucoup l’acceptent encore volontiers et avec enthousiasme. On peut craindre que, si la reconnaissance même de ce travail est balayée par des nouvelles dispositions comme la mise à l’écart du directeur de thèse, il devienne difficile de maintenir la motivation.

Certains vont m’opposer la PEDR (Prime d’Encadrement et de Recherche) qui est une reconnaissance certaine, mais qui ne tient pas longtemps devant le volume d’heures qu’implique une direction de recherche doctorale. D’ailleurs, de nombreux directeurs de thèse ont commencé se tourner vers les DBA ou es PHD, plus souples, sans cet excès de normalisation, et beaucoup plus rémunérateurs.

Au nom de la collégialité, au nom de l’égalité de traitement, au nom de l’excellence, on décourage peu à peu les projets qui finalement ne se construisent que sur l’envie, l’initiative personnelle et la prise de risque.

 

Bref, ne dites pas à mes collègues que je dirige des thèses, ils me croient en train de corriger des copies ! C’est plus rassurant !

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Previews de la rentrée universitaire française vue des USA

La plus forte tendance de la rentrée, même si elle n’est pas la plus visible et la plus affichée, est celle de la rotation de la matrice des diplômes vis-à-vis de l’emploi.  Les études ne préparent plus aux métiers pour lesquels elles avaient été conçues.  Elles ont longtemps été des « filières » préparant à un diplôme qui permettait de déboucher sur un emploi. C’est encore le cas en France, du moins tel que cela apparaît dans les discours des établissements d’enseignements.

Tournez manège ! Inventer de nouvelles formations d’urgence

En vérité, toute cette mécanique bien huilée depuis des décennies, très «vingtième siècle », est complètement bousculée par la mondialisation de l’enseignement supérieur et l’émergence de nouveaux métiers.
Les nouveaux métiers sont là, déjà avec le raz de marée de la digitalisation, mais ils ne disent pas leur nom (qu’ils ne connaissent d’ailleurs toujours pas) et n’entrent dans aucune nomenclature établie. Pour les pratiquer, il faut des compétences inédites que bricolent les entreprises et les étudiants avec l’aide d’enseignants soucieux de faire avancer les sujets, mais ce mouvement encore timide est en début de chantier. On constate aussi que, sous l’alibi de l’innovation, on retombe rapidement dans des cursus fermés qui reproduisent les vieilles habitudes du passé, sous la pression du « prêt à l’emploi ». Mais ce ne sont plus des diplômés « prêts à l’emploi » que veut le marché du travail. Il attend des personnes en capacité d’apprentissage et d’innovation.
Comment s’opère cette rotation de la matrice des diplômes ? Aujourd’hui, des politiciens grandissent dans des écoles de management, des créatifs viennent de sciences po, des entrepreneurs sortent d’écoles d’ingénieurs, des experts marketing ont fait des études de maths ou d’informatique …

Ce n’est plus tendance d’être diplômé

Des  chiffres récents aux USA montrent que la création d’emplois profite plutôt aux non-diplômés, depuis 4 ans. Ils obtiennent des postes peu qualifiés, parmi les métiers de la relation client, essentiellement dans le tourisme, la restauration, l’hôtellerie … Encore plus fort, les entreprises américaines observent que ces non-diplômés peuvent déployer de grandes compétences et garantissent une meilleure stabilité dans leur emploi, car moins encombrés de désirs d’évolution.
Nous voyons arriver en France l’idée que les diplômes peuvent être généralistes (comme l’emblématique Bachelor « Liberal Arts »). Cette capacité à l’interdisciplinarité séduit de plus en plus les étudiants qui ont compris que les compétences techniques ne sont plus complètement le sujet pour leur avenir. On se rend compte que, comme aux USA et pour bien des métiers, le diplôme et les études peuvent être contre-productifs, tant ils formatent les esprits et les compétences, et tant ils peuvent être des usines à générer de la frustration quand le premier emploi est sous-qualifié par rapport au niveau de diplôme.

Aux États-Unis, c’est bien sûr Mr Trump qui a lancé le pavé dans la mare en se présentant comme le « candidat des sans-diplôme » et en valorisant l’évolution professionnelle « sur le tas ». Il faut dire que la mare ne demandait qu’à éclabousser l’ « élite » américaine.
En France, le phénomène est encore très timide pour la bonne raison que le cadre est radicalement différent. En effet, autant les études supérieures sont très chères aux USA, autant en France, elles sont à très faible coût (à l’Université s’entend). Et notre pays chérit le diplôme qui est lié au statut, statut social qui constitue notre cadre culturel majeur.
Mais, si on y regarde de près, il existe bel et bien une mise en cause des élites dans l’interpellation de la légitimité des grandes écoles, qui « coûtent cher à la nation », « préservent la reproduction sociale », et « produisent des grosses têtes inaptes à la vraie vie ».

Changer le business model de l’enseignement supérieur

Toujours outre-atlantique, les démocrates – avec le challenger de Hillary Clinton, Bernie Saunders, – donnent des coups de boutoir dans le « business model » de l’enseignement supérieur. On sait depuis longtemps que la « bulle éducative » que représentent les remboursements des frais de scolarité américains est à haut risque pour l’économie toute entière.
On sait aussi que le ROI (le retour sur investissement) des études supérieures n’est plus à la hauteur des attentes des diplômés et de leurs familles. La campagne présidentielle permet de dire les choses, et il y a maintenant une très forte attente dans le pays sur la question des universités publiques gratuites et des baisses des frais de scolarité en règle générale.
A ce jour, seule la demande de cohortes d’étudiants asiatiques et notamment chinois, qui sont très attachés aux diplômes, camoufle aux yeux de ceux qui veulent se rassurer le caractère inéluctable de cette évolution.
Le modèle du « tout gratuit » à la française, en ce qui concerne l’université, relève du même déni, tant l’effet ciseau se confirme, avec des étudiants qui trouvent inacceptables les conditions dans lesquelles ils étudient, surtout quand ils comparent avec d’autres pays, et la baisse constante des financements publics.
La préoccupation, partout, est de trouver de nouvelles sources de financement sans risquer des hausses tarifaires impopulaires et intenables. Compte tenu de l’état des finances publiques, seules les entreprises peuvent être une source crédible de financement. Mais cela amène à reconsidérer fortement les attendus du métier des enseignants-chercheurs. Dans quelle mesure sont-ils prêts à cette reconfiguration de leurs ancres de carrière ?

La fin du « publish or perish » pour une recherche en co-construction avec les entreprises

Quand on observe ces évolutions, on ne peut que prédire, comme le font régulièrement les conférences dédiées à l’enseignement supérieur international, la remise en cause radicale des business models de l’enseignement supérieur payant.
Il n’est plus sérieusement possible de ne compter que sur les frais de scolarité des étudiants (qui pèsent souvent pour 80 % des budgets des écoles de management en France). Les subventions publiques baissant, c’est vers le monde économique qu’il faut se tourner pour obtenir les subsides manquants. Mais les entreprises attendent un retour sur leurs investissements, et un retour rapide ! Elles cherchent aussi la valeur concurrentielle non substituable de l’enseignement supérieur qui reste la recherche.
On ne peut en déduire qu’une chose : il va falloir abandonner petit à petit une vision de la recherche fondée sur les envies du chercheur et son objectif de publication, pour une recherche opérationnelle, répondant aux attentes des entreprises. Cela n’empêchera pas la publication mais la ré-orientera, et permettra de doter l’enseignement supérieur de moyens financiers compensant les baisses de frais de scolarité.
La section Management Consulting de l’Academy Of Management (association comptant 20 000 chercheurs internationaux en management et disciplines associées) travaille dans cette direction et mène ce qui est bien un combat, tant la démarche, pourtant de bon sens, est à rebours des pratiques des chercheurs. Un groupe trans-thématique s’est constitué et a présenté lors du dernier congrès d’Août 2016 sous l’égide du Pr Denise Rousseau la matrice de ces nouvelles pratiques de chercheurs avec des témoignages sur les thèses de professionnels et les DBA (Doctorate of Business Administration). L’idée que le savoir peut être co-construit avec des « praticiens », que la recherche ne se limite pas à la publication dans des journaux académiques et que le savoir doit être actionnable, fait son chemin.
Cela se passait certes aux USA mais les Français avec l’ISEOR et sa capacité à déployer de la recherche-intervention, étaient force de proposition, avec de nombreux travaux menés aux USA.
Parions que ces sujets seront des Trending Topics de la rentrée 2016 de l’enseignement supérieur en France, comme partout dans le monde. L’importance qu’ils ont pris aux USA préfigurent des mouvements forts.

Parions aussi qu’ils seront encore présents en 2017 tant le changement est structurel !

Entre publier et procréer : surtout ne pas choisir !

La dernière édition du baromètre Educpros sur le moral des professionnels de l’enseignement supérieur et de la recherche pointe la grande difficulté des femmes à concilier vie personnelle (et particulièrement leur vie de mère de famille) et vie professionnelle, surtout dans ses aspects de promotion et de carrière. Beaucoup y arrivent « malgré tout », mais le prix à payer est élevé : fatigue, sentiment de frustration, renoncement ou décalage dans le temps d’un projet d’enfant, censure dans les projets de carrière.

Cette situation de dilemme permanent est une charge mentale et psychologique importante à laquelle sont soumises trop de femmes, quel que soit leur métier ou leur secteur d’activité. Ce baromètre confirme que  les métiers de l’enseignement et la recherche ne sont pas exemptés de ce problème.

Au-delà de la diversité des profils, des réussites et des échecs des unes et des autres, de l’immense variété des situations, le fond du problème est que c’est à la femme de construire sa trajectoire personnelle, en se fondant sur ses ressources propres, qu’elles soient intellectuelles, physiques, financières ou relationnelles.

On retombe toujours sur les mêmes résultats, il faut être diplômée de façon à avoir le choix optimal d’une entreprise et d’une fonction permettant cette conciliation vie privée vie professionnelle, une bonne résistance physique (pas besoin de beaucoup de sommeil !), des moyens financiers pour alléger les contraintes logistiques liées aux enfants ou aux contraintes professionnelles, un compagnon (ou une compagne) prêt à prendre sa part de responsabilités et de charges, et des parents ou des amis pouvant servir de relais en cas de « coup dur » ! Chacune se reconnaitra dans cette image parfaite, que seules quelques happy few peuvent revendiquer !

L’impact de l’exclusion des femmes

Et pourtant, ce n’est pas aux seules femmes d’affronter ce double rôle de productrice et de reproductrice (encore une expression peu sympathique), mais bien à la société entière ! La femme n’a pas à construire seule sa double vie professionnelle et familiale.

Des sociétés ont résolu la question en réduisant les femmes à leur rôle de mère et en leur interdisant l’accès aux espaces professionnel et public. On commence à en voir les dégâts, comme dans la société japonaise où la relégation de plus de la moitié de la population est actuellement questionnée tant le bilan économico-démographique est dramatique. Mais bien d’autres pays sont amenés à faire des constats identiques. En effet, quand il faut choisir entre avoir des enfants et avoir un rôle social, c’est aller assurément vers la baisse du taux de la fécondité dans nos sociétés dites avancées. En témoignent à leur corps défendant toutes ces Espagnoles, Italiennes, Allemandes qui renoncent à la maternité ou la mettent entre parenthèse jusqu’à la quarantaine pour ne pas se retrouver au « foyer » !

Au-delà des aspects strictement numériques, les sociétés se construisent et évoluent en étant amputées dans leur circuits décisionnels économiques, politiques, de l’autre « moitié du ciel » comme le disait Mao. Nul n’est besoin d’être un politologue ou un économiste pour constater l’immense gâchis qui en résulte.

Des compétences « augmentées »

Pour ne pas rester au stade du constat et de l’interpellation, et pour avancer un peu dans la réflexion, je propose de valoriser tout ce qu’une femme peut apporter à une organisation, à une entreprise et dans notre cas à l’enseignement supérieur et à la recherche, si on lui donne le soutien nécessaire à ce double objectif de travailler et d’avoir une vie de famille. En le cas d’espèce, de « publier ET de procréer ».

Je partirai d’une théorie qui est celle du « temps augmenté », en l’élargissant à l’idée de compétences augmentées. L’idée de départ est que savoir concilier une vie personnelle épanouie et une vie professionnelle exigeante mobilise et développe des compétences très spécifiques et à haute valeur ajoutée, que les entreprises et les organisations devraient savoir reconnaitre pour mieux les valoriser et en tirer profit.

Avec la théorie du temps augmenté, on renonce à voir les temps personnel et professionnel  comme des vases communicants, on abandonne l’idée que le temps passé avec les enfants est du temps volé au travail et vice-versa. Ce fonctionnement repose sur une vision très linéaire de son organisation qui bute très vite sur des dilemmes impossibles à gérer.

De la même façon, je propose de partir de l’idée que l’interpénétration des deux mondes personnel et professionnel est une source de valeur augmentée.

C’est la démonstration au quotidien de la capacité à gérer concomitamment  deux projets hyper-complexes, à variables multiples, sur du temps long et sans pause possible. En effet, la vie familiale et la recherche ont ceci en commun de mobiliser entièrement l’esprit, en temps continu, faisant appel à des ressources multiples et à gérer dans un jeu de contraintes nombreuses.

Il n’est pas possible de les  séquencer, de leur imprimer son rythme propre, de les mettre en attente. La recherche comme la vie familiale exigent toutes deux une immersion totale.

Quelles sont les clés pour réussir à « tout faire » ? J’en propose quelques-unes, sans aucune prétention à exhaustivité.

Clé n°1 : Renoncer à la perfection

C’est difficile à entendre, mais les femmes doivent renoncer à être parfaite et se défaire du « syndrome de la bonne élève » qui les atteint toutes ! Paradoxalement, il faut renoncer à être une mère parfaite, une compagne parfaite, une chercheuse parfaite … pour réussir ! Une devise : « la qualité est souvent de la surqualité ! »

Clé n°2 : Faire confiance

Le corollaire du renoncement à la perfection est de savoir faire confiance à son entourage, tout particulièrement à ses enfants et ses collègues. Les enfants sont capables de faire beaucoup plus de choses en autonomie que leur mère ne le pense et cela les aide à grandir ! De même, un mari, époux, compagnon, compagne peut s’investir dans le quotidien et prendre des tâches en main : les courses au supermarché, le repassage, les devoirs … de façon différente, peut-être pas aussi merveilleuse, mais suffisante certainement ! Dans le milieu professionnel, des collègues, des collaborateurs peuvent aussi contribuer positivement à toutes sortes de missions, cela s’appelle la délégation. Une devise : « Ce qui est fait est bien fait ».

Clé n°3 : Mobiliser les méthodes professionnelles dans la vie familiale…et vice versa

Il faut savoir mettre sur le même plan et traiter avec le même professionnalisme la leçon de violon et la réunion de travail, le goûter d’anniversaire et le déjeuner professionnel, l’accompagnement aux devoirs et la rédaction d’un article.

Utiliser les méthodes professionnelles pour la vie privée aide beaucoup en efficacité. Tenir un agenda avec la même rigueur pour les deux vies est une façon de ne pas dériver et de se retrouver débordée avec des ajustements de dernière minute. De la même façon, on apprend énormément de choses dans une vie familiale qui relève souvent de la gestion d’une TPE. L’enjeu est  de décoder ces compétences acquises sans qu’on s’en rende compte et les mettre au service de la vie professionnelle.

 Clé n°4 : Garder des zones tampons

Il faut du « tiers temps » pour éviter les passages frontaux d’un monde à l’autre. Les temps de transport sont d’excellents moments pour faire des transitions pas simples. Il vaut mieux marcher et arriver un peu plus tard à la maison le soir avec l’esprit plus libre que d’arriver tôt sans avoir eu le temps de se débarrasser des soucis professionnels.

Evidemment, il est très important de pouvoir se garder du temps « à soi », comme des petites bulles d’oxygène pour reprendre sa respiration dans le rush. Ces moments aussi doivent être inscrits dans l’agenda pour ne pas disparaître pour cas considérés comme de forces majeures ! Une devise : « je le vaux bien … aussi ».

 Clé n°5 : Apprendre la fluidité

Passer l’aspirateur est un excellent moment pour réfléchir à sa prochaine publication ! Une réunion ennuyeuse est un très bon créneau pour dresser une liste de lieux de vacances ou tenir ses comptes. Cela ne s’oppose pas à la clé numéro 2 et rejoint la clé n°3…

Autant l’agenda doit être béton, autant il faut savoir se saisir de toutes les opportunités pour avancer ! Plus les dossiers sont instruits et préparés, moins le cout d’entrée est important. La fluidité est essentielle pour mener tout de front.

De l’énergie et une organisation sans faille

Une conviction en forme de conclusion : il est absolument possible de publier et de procréer. Mais cela demande en effet une mobilisation d’énergie et une organisation sans faille, qui doivent être reconnues à leur juste mesure pour être valorisées et soutenues.

Cela signifie très clairement qu’il faut évaluer le dossier de publications ou de carrière d’une mère de famille avec d’autres critères : pas seulement celui de la performance classique à l’instant T, mais celui du potentiel qui se déploiera dans les années à venir, quand les enfants auront grandi.

Ce qui est formidable, c’est que leur carrière prendra toute son envergure à un moment où ceux et celles qui auront moins investi dans la double vie seront dans un désir de retrait. PUBLIER et PROCREER,  surtout ne pas choisir !

Le « business des Business Schools » : pourquoi tant de méfiance ?

S’il est un sujet qui revient chaque année dans les conférences internationales de directeurs de Business Schools et qui fait un consensus universel, c’est le sentiment d’être « une sale espèce » au sein du monde de l’enseignement supérieur. Être à la fois la « cash cow » de son université et considéré comme le lieu  de la marchandisation du savoir, peut en effet, créer un certain mal-être.

Comme le monde a longtemps été organisé entre Dieu et le Diable, il est maintenant partagé entre les pro et les anti-marchandisation. Et c’est bien tout le sujet quand on soulève la question du business des écoles de commerce. Mais on se donne rarement les moyens de l’analyser correctement. En effet, l’amalgame est courant entre la question des métiers  du commerce et celle de la façon dont les business school développent leur activité de formation. Il y a deux sujets dans le sujet, et ces thèmes méritent d’être traités séparément.

Je propose d’analyser le débat avec un peu du recul que peut donner la recherche.

Le commerce, une activité mal aimée

« Ulysse vole, pille tue, mais il ne commerce pas », Homère (Odyssée, VIII, 166), « Mercator Deo placere non potest : le marchand ne peut plaire à Dieu » (adage médiéval), « Le commerce est par essence satanique » (Baudelaire), « Vendre, c’est manger l’autre » (Sartre).

Autant de penseurs, autant d’époques et, à chaque fois le même regard plein de soupçon, de méfiance voire de haine à l’endroit du commerce et du marchand. L’illégitimité du commerce semble acquise et perdurer au cours des siècles. Pour quelles raisons ?

1) Le commerce : un métier d’improductifs

Le marchand pendant des siècles n’a pu être considéré comme un travailleur. Il n’existait simplement pas dans les castes de la Cité grecque, déclinée par Platon avec les gardiens, les agriculteurs et les gouvernants. D’ailleurs le mot négoce vient du latin negotium, qui se traduit par « qui n’a pas de loisir », c’est donc une simple occupation, par opposition à la véritable production. Le marchand transmet, il vit sur le travail du producteur.

 2) L’argent qui souille

Le contact le plus évident, le plus invoqué quand il s’agit de répondre à la question qui nous préoccupe est celui avec l’argent. La relation marchande est fondamentalement transactionnelle et liée à la monnaie. Or, l’argent est entaché d’un soupçon originel. Il n’est pas comme la violence, la tyrannie, l’injustice, l’objet de dénonciation, de protestation, d’indignation ou de combat. Avec l’argent, on quitte le registre du tragique pour celui du mépris nous dit Henaff dans son excellent ouvrage « Le prix de la Vérité ».

 3) L’étranger qui inquiète

La sphère marchande est celle du flux et de la circulation, et le marchand est nomade, éternel étranger aux groupes qu’il relie. La place du marchand « est dans les intermondes », selon Marx. Le marchand comme l’étranger transportent en eux le monde extérieur. Ils sont porteurs de nouveautés et d’idées, ils acquièrent une certaine objectivité face aux différents modèles sociétaux qu’ils rencontrent. En cela, ils inquiètent.

4) Le soupçon de la manipulation

L’autre cause explicative du mépris et du soupçon que nous observons à l’endroit de la relation marchande est son caractère herméneutique. En effet, le vendeur utilise le désir de l’autre pour arriver à ses fins, à savoir lui vendre un objet ou une prestation. Il manipule sa parole pendant la période de négociation afin de l’amener à l’acquisition. Ce soupçon de manipulation fait du marchand une figure inquiétante.

On peut citer comme illustration cette phrase de Balzac présentant César Birotteau, négociant de son état, et personnage principal du roman éponyme :

« Dans sa parole, se rencontrent à la fois du vitriol et de la glu : de la glu pour appréhender, entortiller sa victime et la rendre adhérente, du vitriol pour en dissoudre les calculs les plus durs » (Balzac).

 5) Des affinités avec le vice

Le commerce présente aussi des affinités avec le vice. Nombre d’auteurs, le premier étant Mandeville dans sa fameuse « Fable des abeilles », ont cherché à démontrer que les vices de chacun étaient partie prenante du développement des activités marchandes. Pour ces penseurs, le commerce est l’exploitation du désir de l’autre. Or le désir, dans la mythologie, est fils de la pauvreté et de l’envie. Le commerce a fait du vice ou des faiblesses humaines ses alliées, et il en paie le prix.

 6) Une liaison dangereuse avec la guerre

D’autres liens ont marqué le commerce d’une façon néfaste. Les marchands ont toujours été des médiateurs entre nations en guerre, en s’affranchissant de règles éthiques qui s’imposaient au reste de leurs semblables. Même Lévi-Strauss, quand il affirme :

« Les échanges sont des guerres pacifiquement résolues et les guerres sont l’issue de transactions malheureuses » affiche des proximités, qui pour être simplificatrices, pèsent néanmoins sur nos représentations. »

Les écoles de commerce préparent aux métiers du commerce, elles forment de futurs managers bien sûr mais qui rejoindront le monde marchand, avec les représentations qui pèsent sur lui depuis des siècles. Le défi est de taille !

 Peut-on transformer le savoir en marchandise ?

Mettre un prix sur un objet ou un service, c’est en faire une marchandise, un objet de trafic. Dans nos sociétés, il est interdit de vendre le pouvoir politique, la liberté individuelle, la justice pénale, la liberté de parole, de presse, de religion, de réunion, de nationalité, de mariage, de charges administratives, les honneurs publics. Le savoir ou la connaissance devraient-ils faire partie de cette liste ?

Faire commerce avec le savoir serait le dépouiller de son intégrité par le même phénomène de contagion que nous avons décrit. Le contact avec l’argent le souille, le pervertit, comme l’exprime Marx :

« L’argent est la perversion généralisée des individualités qu’il change en leur contraire…il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vie, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet, la bêtise en intelligence, l’intelligence en bêtise » Il est « la confusion et la conversion générale».

1) Peut-on transformer le professeur en marchand ?

Platon n’a de cesse de combattre les sophistes qui, selon lui, ne peuvent être de vrais philosophes parce qu’ils se font payer pour transmettre leur savoir. Le marchand est pour Platon celui qui ne peut rien faire d’autre et ne connaît pas son produit. Les sophistes se faisant payer, ils sont donc des commerçants et ne peuvent maîtriser le savoir, CQFD.

Ce raisonnement peut s’appliquer au professeur. Son savoir et sa connaissance ne sont pas détachables de sa personne. En les commercialisant, il se condamne à rejoindre un monde qui n’est pas le sien, à quitter celui de la connaissance pour celui du commerce.

2) Les risques de la marchandisation des connaissances

Les dérives possibles de la marchandisation du savoir sont souvent soulignées et dénoncées  Outre le risque de réserver la connaissance à ceux qui peuvent la payer, c’est aussi s’exposer aux demandes et exigences d’un « étudiant-client ». Or ces demandes pourraient être faites selon des critères sans pertinence aux yeux du professeur. On pourrait craindre aussi la manipulation du diplôme comme un bien, au service de ce que l’argent peut acheter : le statut et le pouvoir.

3) Un autre point de vue : la relation de commerce est une relation horizontale

Rappelons que commercer ne se réduit pas à acheter et à vendre, comme l’a longuement démontré Benveniste dans ses travaux linguistiques. Adam Smith définit la relation marchande comme une construction dialectique :

  • d’une part, la sympathie qui doit exister entre les gens qui ont des relations commerciales pour qu’ils se comprennent
  •   d’autre part, l’objectivité qui caractérise cette relation construite sur la médiation d’un objet et de la monnaie qui vient en retour.

Vendre une formation, un diplôme, ne réduit pas la relation professeur-étudiant à une relation d’achat et de vente. Elle permet de développer une relation émancipée de la contraignante logique de don/contre don.

Cette relation « horizontale » met en péril les liens hiérarchiques « verticaux » sur lesquels s’est appuyée pendant des siècles la société occidentale. Le fait qu’en France, la Révolution s’en soit pris aux privilèges et non à l’enrichissement est symptomatique de cette césure entre deux types de sociétés.

Avec le commerce, l’homme prend conscience que sa destinée est entre ses mains et n’aura dès lors de cesse de construire un pacte social, fondé sur la propriété, la maîtrise du bien-être et  l’accomplissement de soi. Cette capacité de liberté que l’on trouve dans le commerce était déjà largement décrite par Adam Smith qui démontrait dans la Richesse des Nations combien la médiation par le bien était libératrice des anciens liens de servage ou de féodalité.

Un nouvel équilibre étudiant-professeur

En payant, l’étudiant connaît, de fait, une émancipation qui le soustrait au pouvoir du professeur et lui confère un statut qu’il n’a pas forcément dans la gratuité. La relation contractuelle redessine les équilibres. N’est-ce pas cela finalement qui peut sembler le plus inquiétants aux détracteurs du commerce des formations ? Au delà de cette émancipation, on peut aussi avancer l’idée que l’étudiant, dans le simple fait d’acheter sa formation, accède à une forme de responsabilisation et de professionnalisation. Car financer ce qui devient alors une prestation, l’engage.

A première vue, payer renvoie au seul coût de la formation, mais payer, c’est aussi une obligation de responsabilité. En l’occurrence, responsabilité de l’école qui voit des étudiants et des familles lui faire confiance, et responsabilité des étudiants qui investissent dans leur formation, et donc leur avenir. Mais les étudiants ont-ils envie de cette responsabilité ?

Il semblerait que la formule du « business des business schools », renvoie à plus de questions qu’on ne l’imagine :

  • réhabiliter le monde marchand
  • revoir la définition du commerce sans le réduire à la marchandisation
  • repenser les relations entre professeur et étudiant en redistribuant les pouvoirs et les responsabilités.
Pour aller plus loin :
Barth I. « La marchandisation du monde : un vrai faux débat ? », Décisions Marketing, n° 38 Avril-Juin 2005
Barth, I. (2012), « Homo Mercator, grandeur et servitude du marchand au cours des siècles, du passeur des mondes au commis voyageur, Protagoras, Marco, Edouard et les autres … », Editions PAF,
Henaff, M.(2002), Le Prix de la vérité, le don, l’argent le philosophe, Editions du Seuil
Mandeville, B. (1990), La fable des abeilles ou les vices privés font le bien public, Vrin
Marx K. (1996), Manuscrits de 1844, Flammarion
Smith, A. (1999), Théorie des sentiments moraux, PUF

Fière d’être chercheur en sciences du management !

La lecture de l’article d’Educpros : « Les secrets d’une progression fulgurante en recherche » m’a laissée dégoûtée et révoltée. Un tel témoignage ne peut rester sans réponse. C’est en tant que chercheur en sciences de gestion que j’essaie de comprendre comment on a pu en arriver là, et que je veux montrer que d’autres voies sont possibles.

L’erreur fondamentale : confondre recherche et publication

Publier n’est pas faire de la recherche, et cet article est l’aboutissement d’une confusion qui dure depuis des années. Sous le prétexte que les publications sont l’indicateur de la qualité et de la vitalité d’une recherche, qu’elle soit individuelle ou d’équipe, on s’est enfermé dans l’idée que ceux qui publiaient étaient les meilleurs chercheurs.

L’erreur fondamentale est qu’on confond recherche et publication. Le rôle de la recherche est d’éclairer la réflexion stratégique des entreprises et des organisations. Celui de la publication s’est peu à peu réduit à la promotion des chercheurs.

Il y aurait des secrets de fabrique en recherche !

Arrêtons avec cette fable : s’il y a des techniques qui sont mises en avant dans cet article pour publier, il y a des « méthodes » pour faire de la recherche. Tout chercheur digne de ce nom, éthique, sait que le chemin de la construction d’une méthode et de l’accès à des données est long, très long. Ce n’est pourtant qu’à ce prix que les résultats obtenus, souvent insatisfaisants et limités, seront robustes.

Tous les chercheurs le savent : les données ne sont jamais données, elles sont construites, par le chercheur en interaction avec le terrain, et souvent dans la douleur et la frustration. Mais l’honnêteté et la fiabilité des résultats est à ce prix.

Le management ne se réduit pas  la finance !

Vive la finance ! Mais le management, dans sa pratique, comme dans ses recherches ne se réduit pas à ce domaine ! Les dérives financières du management des organisations ont été suffisamment dénoncées, les dégâts d’une gouvernance purement financière sont trop visibles pour que la recherche tombe dans les mêmes dérives.

Le management, c’est aussi la stratégie, les ressources humaines, le marketing, la supply chain, la comptabilité, le contrôle de gestion, l’audit … pour rester aux grands champs fonctionnels des organisations…et j’en oublie !

Là aussi, le désir de tout compter, de classer à tout prix, a laissé de côté les recherches privilégiant le « mou », c’est-à-dire l’humain !

On peut l’expliquer facilement. Le complexe fondamental des sciences de gestion de ne pas être suffisamment « scientifique » les a conduit aux mêmes dérives qu’a connu avant elle l’économie avec le glissement maintenant dénoncé de l’ « économétrie ».

Au lieu de rénover les critères classiques de la scientificité construits au fur et à mesure des siècles par les sciences « dures » (mathématiques, physiques, chimie …), la gestion a déporté peu à peu sa scientificité sur la méthode. C’est ainsi que les recherches quantitatives, fondées sur les chiffres, les équations, les indices de toutes sortes, ont pris le haut du pavé, privilégiant les domaines où les données chiffrées sont plus évidentes.

La Finance est alors devenue le chainon entre le management et l’économie, entrant plus facilement dans les exigences des revues « rankées » en économie, bien plus nombreuses, bien plus anciennes, bien plus structurées ! La boucle était bouclée.

De l’internationalisation à la McDonalisation de la recherche en management

Une couche supplémentaire est arrivée avec l’injonction de l’internationalisation de la recherche. Ce qui est une excellente chose en soi devient un vrai casse-tête quand on ne manipule pas des chiffres ou des termes scientifiques issus du latin ou du grec.

En effet, les mathématiciens ou les physiciens ou les chercheurs en sciences du vivant peuvent échanger en  « globish » sans rien enlever à l’excellence de leur recherche, car l’essentiel de leurs travaux s’expriment dans un langage global : les chiffres, les termes scientifiques..

Il en va tout autrement quand on travaille sur l’expression des personnes, leurs « verbatims » et où chaque traduction devient trahison, tant les mots comptent, comme le contexte dans lequel ils ont été dits.  Les recherches dites « qualitatives » ont peu à peu été distancées dans la course à la publication, car tellement difficiles à traduire en anglais, sans que soit remis en cause leurs résultats.

Le risque est grand de dériver de l’internationalisation, exigeante et généreuse, à la McDonalisation de publications aseptisées et lues uniquement par le microcosme.

Vive la recherche-action et la recherche-intervention

Je pratique depuis 20 ans maintenant la recherche-action, la recherche-intervention et j’observe qu’elles  peinent toujours autant à être légitimes dans les milieux de la recherche.

Faire de la recherche-action, c’est accepter de travailler sur le temps long, ce qui veut dire que les publications devront attendre. C’est choisir d’aller sur le terrain, c’est-à-dire en entreprise, avec le défi d’avoir accès aux personnes, et ne pas travailler sur des bases de données préfabriquées, ce qui requiert de l’obstination et de la confrontation. C’est prendre le risque de voir sa recherche interrompue, par la volonté d’un dirigeant. C’est aussi travailler à des sujets importants pour les entreprises, et qui ne correspondent  peut être pas aux thèmes attendus par les numéros spéciaux des revues rankées. La simple confrontation des « hot topics » des entreprises avec les thèmes de recherche mainstream montre bien la disjonction.

Il est alors désespérant pour des chercheurs qui mènent leurs  recherches avec et dans les entreprises de s’entendre dire à longueur de temps que la recherche est absconse et inutile !

Les entreprises et les organisations ont droit à une recherche digne, pas à des usines à publications

Si nous voulons stopper ce désamour entre » le monde qui pratique » et « le monde qui cherche », il faut absolument éviter les dérives décrites par le journaliste d’Educpros dans « Les secrets d’une progression fulgurante en recherche » !  Même si elles sont exagérées, le simple fait de pouvoir les exprimer est terriblement inquiétant pour les chercheurs comme pour les managers.

Les organismes accréditeurs qu’on accuse souvent d’avoir conduit à ces dérives, nous rappellent régulièrement que ce sont les « contributions intellectuelles » qui sont attendues et valorisées, pas uniquement les papiers catégories 1 ou 1 +, réservée à un microcosme d’experts.

Il faut que tous les chercheurs en soient convaincus et joignent leurs actes à leurs déclarations d’intention. Il faut aussi que tous les appareils à classement remettent à plat leurs critères de sélection. La FNEGE a beaucoup œuvré dans ce sens, mais le chemin est encore long.

En finir enfin avec le « publish ou perish » !

On entend régulièrement que la recherche coûte trop cher aux écoles de management, que plus les chercheurs sont publiants, moins on ose les mettre devant les étudiants ou les entreprises ! La plus belle récompense des chercheurs pour leur publication serait  d’être déchargés de leur cours, comme si la pédagogie était une punition !

Ce n’est pas la recherche qui est en cause, c’est la vision dévoyée qu’on en a à travers le prisme déformant de la course aux publications.

Les entreprises ont besoin des chercheurs pour éclairer leurs analyses, pour décrypter un environnement complexe et incertain, pour les aider à innover … Les managers doivent agir et réagir vite ! Ils n’ont pas ce temps long et ce recul qui sont la richesse du chercheur. Ils sont bien sûr demandeurs d’études chiffrées, d’analyses numériques, de résultats définitifs…  Mais ils ont aussi un besoin vital d’échanges collaboratifs, d’espaces de dialogues, de co-constructions , de co-élaborations. Tout cela est apporté par une recherche plus contingente, plus lente, moins prescriptive fondée sur des méthodes qualitatives qui privilégient l’observation, l’expression des personnes aux chiffres.  Une recherche invisible car moins publiante !

Pour le pratiquer depuis des années, seule ou en équipe, je suis convaincue que cette recherche à visée compréhensive et interprétative est d’une richesse incroyable pour les managers. Elle leur permet d’être mieux armés face aux défis qu’ils ont à relever. Nous sommes loin des trucs et des astuces, loin du souci des classements et du « toujours plus ». Nous sommes alors dans une recherche qui privilégie avant tout les attentes des entreprises.

Je veux rappeler que cette recherche, recherche-action, recherche-intervention, recherche qualitative, interprétative, quel que soit le nom qu’on lui donne, existe et qu’elle est une formidable proposition, malheureusement trop méconnue, pour le monde du management.

Mon vœu est que  les dérives racontées dans l’article d’Educpros puissent mettre un coup de projecteur sur ce qu’est véritablement la recherche en management dans toute sa diversité et toute sa richesse !  Puissions-nous en finir une bonne fois avec le « publish or perish » qui domine la recherche depuis tant d’années !

A lire : les Carnets du management, le nouveau magazine de l’EM Strasbourg fondé sur les travaux menés par ses enseignants-chercheurs.

5+1 pistes pour améliorer le service rendu aux étudiants en France

Comment améliorer l’enseignement supérieur en France?  C’est la question à laquelle je vous propose de réfléchir en analysant notre enseignement supérieur comme une activité de service. J’ai en effet déjà évoqué la question de la faillite du service en France, – explicable par une culture de la stratification sociale et du statut qui assimile facilement le service à la servitude- et celle du service attendu par l’étudiant.

Je retiens cinq pistes pour avancer dans cette réflexion. Des pistes car il n’y aura pas de « grand soir » de cette rénovation de l’enseignement supérieur. Comme le disait Michel Crozier, On ne change pas la société par décret.

1) L’enseignement cross canal: un nouvel équilibre

La relation cross canal – qui intrique le présentiel en cours et le virtuel via les réseaux sociaux, les applications smartphones ou les sites de ressources- , fonde de nouveaux équilibres entre enseignants et étudiants, comme elle a fait basculer le pouvoir du prestataire vers le client dans de nombreux domaines. Ainsi, le client arrive souvent au point de vente beaucoup mieux informé que son vendeur des promotions du jour, de la qualité des produits, des prix pratiqués dans d’autres magasins, ou par d’autres enseignes (1). N’a-t-on pas parfois le même sentiment quand des étudiants se sont informés du thème traité en cours (ou le font sur place) ?

Interdire les ordinateurs ou les connexions wifi en salle de classe relève d’un combat d’arrière-garde. Il faut apprendre à faire avec, et former les enseignants à pouvoir affronter ces nouvelles exigences, ces nouvelles attitudes des étudiants. Pour cela, il faut :

  •  que les enseignants aient les mêmes ressources et compétences informatiques à leur disposition, ce qui est loin d’être encore le cas ;
  • et qu’ils aient compris le rôle qu’ils pouvaient jouer en salle de cours, non plus un rôle d’enseignement classique, mais celui d’écoute, de reformulation, de conseil.

Les salles de cours ont encore de très beaux jours devant elles, à condition que les enseignants sachent renouveler leurs discours et la relation avec leurs étudiants. C’est dans ces contacts qu’on nomme aussi « moments de vérité » en marketing des services, que va se jouer la différence d’un cours à l’autre. C’est cette relation minuscule mais incarnée qui permet d’être distinctif dans son enseignement.

Certains ont bien avancé sur le sujet, mettant l’accent sur le conseil, la démonstration, la socialisation, toutes stratégies qui apportent de la valeur au présentiel. Internet devient l’instrument du trafic dans les écoles et même dans l’Université, surtout pour nos étudiants internationaux. Encore faut-il bien accueillir ces étudiants et être à la hauteur des promesses faites sur la toile.

 2) La gestion des incivilités

La montée en puissance des incivilités dans la société ne fait que croitre face à des entreprises ou des institutions qui ont du mal à la contenir. L’enseignement supérieur, pour le moment moins soumis au problème que les écoles, collèges ou lycées, est néanmoins souvent désarmé pour remédier à la situation. Je pense aux comportements qui  parasitent les cours : conversations, textos, lecture ostensible de journaux, prise de nourriture, retards, déplacements, utilisation de l’ordinateur portable pour un usage sans rapport avec l’enseignement …

Or les enseignants et les personnels administratifs ne sont pas formés à affronter des comportements incivils, et peuvent développer des pathologies professionnelles de souffrance assimilées aux risques psycho-sociaux. Cette souffrance peut se retourner contre la personne (ce qui se traduit par des arrêts maladies pour des causes diverses), mais aussi contre l’ensemble de la communauté des étudiants, qui pourra être, à son tour, et sans discernement, maltraitée.

Les études montrent que ce n’est pas forcément l’intensité de l’incivilité mais plutôt sa fréquence qui augmente la criticité de ces situations. L’enseignant est donc amené à gérer ces comportements déviants pour éviter la dégradation « perçue » de son cours. C’est par la formation seulement que peut se construire la capacité à réagir à de telles situations. Ce sont autant de thèmes que nous traitons sous forme d’ateliers de qualité pédagogique à l’EM Strasbourg.

3) Le dilemme du « bon prof »

Une autre problématique s’impose, c’est celle du conflit entre l’identité professionnelle de l’enseignant et ce que les étudiants attendent de lui. En effet, les politiques d’évaluation des cours ont donné les clés à l’étudiant, trop souvent sans conditions de réciprocité. La qualité de l’enseignement est livrée à son jugement avec les enquêtes d’évaluation qui, souvent mal construites, visent plus l’enseignant que le contenu de son cours. Tout cela alimente le malaise de l’enseignant qui se sent attendu sur des qualités qui ne sont pas celles qu’il a identifiées comme son cœur de métier : amabilité, anticipation, adaptabilité, animation…

Les choses se compliquent quand on observe que la satisfaction des étudiants est plus forte avec des enseignants qui se sentent eux-mêmes en porte-à-faux avec la façon dont ils voyaient leur métier. « Faire du show », « de l’entertainment » en cours, paie auprès des étudiants, mais n’est pas facile à assumer. La solution retenue à l’EM Strasbourg est de mettre en place des formations à l’apprentissage afin d’« éduquer » les étudiants à apprendre.

4) La tension entre normalisation et individualisation

Le grand dilemme des institutions d’enseignement supérieur est de réussir à articuler une stratégie « production line » c’est-à-dire préserver de la qualité à tout moment et partout de façon homogène, et une stratégie d’empowerment, à savoir de formation et de développement personnalisé edes personnels et des étudiants (2). Les tensions sont fortes entre la normalisation des enseignements d’une part et l’attente des étudiants pour des enseignements adaptés à leurs besoins de la façon la plus individualisée possible d’autre part. Elle est également forte entre cette normalisation et l’injonction faite aux enseignants d’être créatifs et innovants. On frôle bien souvent le double discours auprès des étudiants et la double contrainte pour les enseignants.

Par ailleurs, les systèmes d’accréditation venant du monde anglo-saxon font que la qualité n’existe plus sans être mesurée, alors que des pays comme la France travaillaient avec d’autres conceptions pédagogiques fondées sur le « trend » et l’intention. Il y a une réflexion à mener sur cette globalisation uniformisante de l’enseignement supérieur, qu’accentue encore le phénomène des MOOC.

Il est évidemment beaucoup plus difficile de jouer l’équilibre délicat entre qualité pour tous et individualisation de la relation quand les effectifs sont importants. Une promotion de 500, 600, 1 000 étudiants condamne au mieux à faire de la qualité normalisée et écarte toute possibilité de faire du « sur mesure » comme sont en droit de l’attendre les étudiants.

Je suis toujours étonnée de voir que, dans toutes les enquêtes, la première attente des salariés est la reconnaissance, pourquoi nos étudiants, à quelques mois du monde du travail seraient-ils exclus de cette revendication ?

5) Penser la globalité du service à l’étudiant

La salle de cours et l’enseignement sont bien sûr le cœur du « service » enseignement mais ne constituent que le minimum attendu. Les services périphériques comme l’insertion professionnelle, l’internationalisation des cursus ou la vie associative vont entrer dans le périmètre d’exigence des étudiants. Ce sont alors toutes les équipes administratives qui entrent en jeu avec les mêmes enjeux de qualité, d’assistance, de service auprès d’étudiants qui peuvent se montrer de plus en plus exigeants et revendicatifs. C’est donc avec ces collaborateurs que se construit le « service à l’étudiant », sans l’assimiler à la servitude telle que nous l’avions décrite.

Il faut aussi penser « service élargi » en prenant en compte le logement, le transport, tout ce qui fera la vie quotidienne de l’étudiant, et là, ce sont les parties prenantes de l’institution d’enseignement (école ou université) comme la ville, la communauté urbaine, la région, les associations, les entreprises, qui jouent un rôle essentiel.

Il faut aimer ses étudiants !

En guise de conclusion, je rappellerai un basique de la relation de service : l’importance d’aimer celui ou celle à qui on s’adresse. Je pose cette question simple : « Les institutions d’enseignement supérieur aiment-elles leurs étudiants ? »

Et ensuite, je reprendrai cette phrase de Freud : « Comment puis-je aimer les autres si je ne m’aime pas moi-même ? ». S’il est essentiel dans toute relation de service d’aimer celui auquel on s’adresse, une relation de qualité ne peut se nouer sans s’aimer soi-même. Les enseignants et les personnels de l’enseignement supérieur doivent avoir une estime de soi suffisante pour aimer leurs étudiants. Travailler sur les 5 axes de mon analyse permettrait certainement de répondre plus positivement à ce double questionnement.

 (1) « La déviance du client : un phénomène en émergence », Barth, I. et Bobot, L., Humanisme et Entreprise, Janvier 2012.
(2) Empowerment : processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action, de s’émanciper.