Le grand croisement des générations

Ces derniers temps, je relève une série d’événements, d’informations. Certains sont commentés à l’aide d’oppositions, souvent d’oppositions de générations, c’est la crise de génération, le conflit de générations. On pourrait dire que chaque époque est une crise. Mais aujourd’hui, il semble bien que ce soit l’accumulation de crises qui caractérise ce moment. Et des générations se croisent dans ces évènements, l’Ag de Total, le job dating de Versailles et des révoltes de l’orientation.


L’AG des actionnaires de Total

Lors de l’assemblée générale de Total des militants du mouvement climat ont manifestés et ont tenté d’empêcher la tenue de l’AG. Ils dénonçaient les activités climaticides de la société. Les mots d’oiseaux se sont envolés.  La presse rapporte les insultes des actionnaires : « Crève et fais pas chier », « Vous dégagez », « Connasse » … GreenPeace résume : « ils se sont fait insulter par l’ancien monde »[1]. On peut trouver sur le web quelques vidéos sur l’événement[2].

Curieuse inversion de l’appréciation du temps. Une jeunesse cri, « c’est maintenant, c’est urgent ! », et une vieillesse répond : « il faut réfléchir, ça passera, il faut attendre ! » Mais cela peut rappeler à certains, anciens, quelques slogans de 68[3].

Le job dating de Versailles

L’académie de Versailles se trouvant fort dépourvu de candidats organisa un job dating. Il s’agit de recruter pas moins de 1300 personnels[4]. Tous les postes en contact avec les élèves sont concernés. Ce n’est pas rein : 2 % des postes de l’académie. Depuis une semaine, la presse annonce l’événement et maintenant en rend compte. Bien sûr, côté enseignants, ça réagit[5]. Le métier est ainsi dévalorisé. Il suffit d’un bac + 3 pour être recruté, sans formation. Ces réactions peuvent être une curiosité pour les plus anciens qui se souviennent des critiques portées contre les IUFM : enseigner s’apprend sur le tas et pas dans les IUFM (pour résumer à gros trait). La position de certains syndicats a bien évolué, et c’est tant mieux ! C’était il y a trente ans, une génération ?

Mais la crise du recrutement n’est pas seulement versaillaise, mais nationale. Mattea Battaglia dans le Monde[6] le rappelle : “Des milliers de postes sont à pourvoir pour la rentrée de septembre. Les porte-parole syndicaux s’interrogent sur la feuille de route de la Rue de Grenelle ”, et les enseignants s’inquiètent beaucoup et interprètent ce mode de recrutement comme un désaveux et une dégradation de leur métier[7].

Y a-t-il nouveauté ? Il y a toujours eu des recrutements de contractuels, et placés en situation d’enseignement sans réelle formation (et pas que pour les enseignants). C’est dans la mise en public, la mise en scène pourrait-on dire par la rectrice et la dénomination de l’opération, que réside la nouveauté et la transgression. Il n’empêche que la courbe des candidatures à l’enseignement décroit, et il faudra sans doute se poser la question de la forme scolaire elle-même : une classe – une heure – un enseignant.

L’expérience de Versailles peut être intéressante si on observe les candidats qui se sont présentés. Peu de jeunots, mais pour la majorité des personnes au milieu de leur vie professionnelle et qui veulent changer. Ils reprennent le slogan de la rectrice recruteuse : « trouver du sens ! » Cette forme de crise était bien repérée chez les cadres, mais elle semble se généraliser.

Les révoltés de l’orientation ?

Cette crise de la quarantaine professionnelle semble se manifester bien avant le milieu de la vie active.

La vidéo devenue virale du “Discours d’un groupe d’agros qui bifurquent à la remise des diplômes d’AgroParisTech 2022 »[8] sonna l’alerte. A la fin de leurs études, Huit diplômés de l’école d’ingénieurs agronomes se sont exprimés, lors de leur cérémonie de remise de diplômes, contre un avenir tout tracé dans des emplois qu’ils jugent néfastes.”[9] Et la vidéo devient virale sur les réseaux sociaux.

Bien sûr, après quelques jours, la Présidente du conseil d’administration d’AgroParisTech Alumni, Anne Gouyon a réagi par une Tribune dans le Monde[10]. Beaucoup d’anciens étudiants de l’école parisienne ont été heurtés par l’appel des « déserteurs » lors de leur remise de diplôme[11], affirme-t-elle. Par ailleurs elle affirme que des milliers d’« Agros » œuvrent déjà à « inventer un développement durable digne de ce nom », assure-t-elle. »  

Les déserteurs d’Agro sont allés jusqu’au bout de leurs études et jusqu’à la validation de leur diplôme. Mais beaucoup d’autres s’arrêtent en chemin dans des formations très diverses.

Ainsi, Des élèves de bac pro quittent leur formation pour partir travailler et c’est inquiétant[12]. “C’est une situation qui inquiète les chefs d’établissements et les enseignants. Attirés par la rémunération immédiate proposée par des entreprises en quête de main d’œuvre, de plus en plus de jeunes en bac pro démissionnent avant d’avoir obtenu leur diplôme.” Est-ce des décrocheurs ? Sans doute pas. Ils font un choix, et étant employés ils ne seront pas décomptés par les plateformes.

Une question se pose[13] concernant les Classes prépa : pourquoi les effectifs baissent en prépa alors que les écoles de commerce se développent fortement ? Alain Joyeux, Président de l’APHEC (association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales) l’explique par « le profond changement que la réforme du lycée a introduit dans l’orientation. » Et sa conclusion est qu’ « Il ne faut donc pas attendre que les élèves soient en terminale pour les informer. » Est-ce seulement une affaire d’information ? Les lycéens décident d’aller ailleurs, ou y vont par manque d’information sur d’autres possibilités ?

Avec la réforme d’accès aux écoles d’infirmiers en 2019, le nombre de candidats s’est envolé[14]. L’inscription sur Parcoursup ayant pris la place du concours, les lycéens peuvent candidater jusqu’à à 10 formations et surtout sans frais ni financement des déplacements. Autrement dit les freins aux candidatures sont levés. On est passé de 180 000 il y a quatre ans à 689 000 dossiers enregistrés sur la plateforme d’orientation post-bac en 2021. Donc beaucoup dans les tuyaux, « Mais les désillusions en cours de route sont nombreuses. » Michèle Appelshaeuser la présidente du Comité des instituts de formation du paramédical avance que « « Le concours donnait au moins aux étudiants le temps de maturer un projet et de réfléchir au métier d’infirmier ». » Et la présidente de la fédération d’étudiants infirmiers pense qu’il faut développer un vrai travail d’orientation.

Côté lycéens, pour Le Monde, Sylvie Lecherbonnier a recueilli des propos inquiétants. « Depuis deux ans, les lycéens vivent une incertitude extrêmement maltraitante »[15]. “Pour la spécialiste du burn-out scolaire, Aline Vansoeterstede, la « sélection permanente » organisée par notre système éducatif conduit chez certains lycéens à un stress chronique renforcé par l’instabilité liée à la pandémie.” Toujours dans Le Monde, la journaliste insiste dans un autre article, sur l’augmentation inquiétante des cas de « burn-out scolaire » chez les lycéens[16]. “Alors que les élèves de terminale passent pour la première fois les épreuves d’enseignement de spécialité du baccalauréat, les enseignants s’alarment de l’anxiété provoquée notamment par le contrôle continu et l’orientation.” Le travail d’orientation est là encore pointé.

Tout va bien

L’Etudiant publie le Baromètre l’Etudiant-BVA 2022[17] en titrant : « près de trois jeunes sur quatre sont satisfaits de leur choix d’orientation » et en résumant l’affaire ainsi : « Les lycéens et étudiants sont globalement heureux de leur choix d’orientation selon le quatrième baromètre de confiance dans l’avenir des 15-20 ans de l’Etudiant et BVA sur l’orientation. Les jeunes s’appuient d’abord sur leur affinité avec la filière ou le métier visés. » Mais les résultats ne sont pas aussi simples, et en particulier l’enquête affirme que les jeunes s’appuient sur leur famille pour s’orienter, mais est-ce un bien ? Que peuvent conseiller les parents pour un monde en bouleversement ? Est-ce le signe d’un manque du travail d’orientation, ou celui de résistance de la structure familiale ?

Le site présente une autre partie de l’enquête[18]. « La crise sanitaire, et plus généralement l’actualité de 2020 (guerre en Ukraine, élection présidentielle), a un autre impact significatif. Au vu de la situation actuelle, un quart des sondés souhaite accorder moins de temps à la vie étudiante ou professionnelle et davantage de temps à sa vie personnelle. » Alors qu’il faudrait travailler plus ? Pour certains, pour avoir une retraite assurée, et pour d’autres pour sauver la planète (plus de travail humain = moins d’utilisation d’énergies).

Une piste

Il y a quelque jour, j’ai trouvé sur un réseau social la référence d’une émission d’Arte. Il s’agissait d’un interview de Bruno Latour[19]. Il ouvrait sa réflexion sur une tentative d’interprétation de la crise actuelle qui voit se confronter deux mondes. Le monde de la modernité, celui des objets, calculables et surtout appropriables. Le « nouveau » monde est celui des vivants, dont nous faisons partie. D’un côté le linéaire, orienté par la flèche du temps, et de l’autre celui de la rétroaction. Ce conflit de deux modes de pensées difficilement conciliables étant formulé par un membre de la génération des babys boomers, tout comme moi d’ailleurs.

 

Bernard Desclaux

 

[1] Des militants du mouvement climat bloquent l’AG de Total et se font insulter par des actionnaires. Par Peggy Baron – Le 25 mai 2022 © Greenpeace https://www.ladn.eu/actualite/actionnaire-total-insultes-manifestant-climat/

[2] Deux exemples : «Dégagez !», échanges tendus à l’ouverture de l’Assemblée générale de TotalEnergies. https://www.youtube.com/watch?v=mCchRvL8Qjg  Total en Russie? On a interrogé les actionnaires sur l’invasion de l’Ukraine. https://www.youtube.com/watch?v=Fy3xkUKC0us

[3] Slogans de mai 68 en France : la part belle à l’impertinence. https://www.lepoint.fr/societe/slogans-de-mai-68-en-france-la-part-belle-a-l-impertinence-20-03-2018-2203980_23.php

[4] L’académie de Versailles recrute 1300 professeurs contractuels pour la rentrée 2022. https://www.vousnousils.fr/2022/05/17/lacademie-de-versailles-recrute-1300-professeurs-contractuels-pour-la-rentree-2022-660806

[5] Sur Nousvousils. “Sur Twitter, les enseignants réagissent aux journées de recrutement organisées par l’académie pour la rentrée prochaine.” Publié par Chloé Le Dantec. https://www.vousnousils.fr/2022/05/31/job-dating-dans-lacademie-de-versailles-quen-disent-les-enseignants-661028 Voir également : Le service public à l’honneur : France 2 vante le “recrutement express” d’enseignants. Télérama  décortique le reportage du 13 heures de France 2. https://www.telerama.fr/ecrans/le-service-public-a-l-honneur-france-2-vante-le-recrutement-express-d-enseignants-7010680.php  

[6] Pap Ndiaye, nouveau ministre de l’éducation, face au défi du recrutement des enseignants. https://www.lemonde.fr/education/article/2022/06/01/le-nouveau-ministre-de-l-education-pap-ndiaye-face-au-defi-du-recrutement-des-enseignants_6128424_1473685.html

[7] Pour exemple et parmi les très nombreuses réactions ; sur le blog d’un enseignant ! « Job dating » à l’Académie de Versailles : diviser et précariser, https://blogs.mediapart.fr/monsieur-samovar/blog/010622/job-dating-l-academie-de-versailles-diviser-et-precariser  et sur celui de Paul Devin, Le job-dating : vecteur de transformation de la profession enseignante, https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/010622/le-job-dating-vecteur-de-transformation-de-la-profession-enseignante?at_medium=custom3&at_campaign=66

[8] . Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022. https://www.youtube.com/watch?v=SUOVOC2Kd50&t=22s

[9] Mathilde Gérard. (11 mai 2022). Des étudiants d’AgroParisTech appellent à « déserter » des emplois « destructeurs ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/05/11/des-etudiants-d-agroparistech-appellent-a-deserter-des-emplois-destructeurs_6125644_3244.html?utm_medium=Social&utm_source=Facebook#Echobox=1652286874

[10] « “Bifurquer”, les élèves d’AgroParisTech l’ont toujours fait » https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/01/bifurquer-les-eleves-d-agroparistech-l-ont-toujours-fait_6128448_3232.html?utm_term=Autofeed&utm_medium=Social&utm_source=Facebook#

[11] Il faut replacer également l’extrait dans l’ensemble de la Cérémonie de remise des diplômes AgroParisTech 2022 – Le 30 avril 2022 à la salle Gaveau (Paris). https://www.youtube.com/watch?v=Hs-eh9rufjg

[12] https://www.franceinter.fr/societe/des-eleves-de-bac-pro-quittent-leur-formation-pour-partir-travailler-et-c-est-inquietant

[13] https://www.leparisien.fr/etudiant/orientation/ecoles/classes-prepa-pourquoi-les-effectifs-baissent-en-prepa-alors-que-les-ecoles-de-commerce-se-developpent-fortement-M7OQETEFUFBGNPFU2NOBGIASDM.php

[14] Les écoles d’infirmiers font le plein, mais déplorent trop d’abandons en cours d’études. https://www.ouest-france.fr/formation/les-ecoles-d-infirmiers-font-le-plein-mais-deplorent-trop-d-abandons-en-cours-d-etudes-762db8fc-dc45-11ec-a2d7-184436cfa888

[15] https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/05/10/depuis-deux-ans-les-lyceens-vivent-une-incertitude-extremement-maltraitante_6125422_3224.html

[16] https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/05/10/face-a-la-pression-scolaire-des-lyceens-en-burn-out_6125402_3224.html

[17] Baromètre l’Etudiant-BVA 2022 : près de trois jeunes sur quatre sont satisfaits de leur choix d’orientation. https://www.letudiant.fr/lycee/barometre-l-etudiant-bva-2022-pres-de-trois-jeunes-sur-quatre-sont-satisfaits-de-leur-choix-d-orientation.html

[18] Baromètre l’Etudiant-BVA : les nouveaux impacts de la crise sanitaire sur les choix d’orientation. https://www.letudiant.fr/etudes/barometre-l-etudiant-bva-les-nouveaux-impacts-de-la-crise-sanitaire-sur-les-choix-d-orientation.html

[19] https://www.arte.tv/fr/videos/106699-001-A/entretien-avec-bruno-latour-1-2/

This entry was posted on jeudi, juin 2nd, 2022 at 16:31 and is filed under Evolutions. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed. You can leave a response, or trackback from your own site.

One Response to “Le grand croisement des générations”

  1. Jean Le Duff Says:

    Notre société est aujourd’hui caractérisée par un indicateur dominant auquel doivent se soumettre tous les autres c’est « le Taux de profit ». Notre société est mise en ordre par un enchâssement de « féodalités administratives » qui sont toutes caractérisées par la dominance des flux descendants de préconisations et de commandes et un encadrement très strict des flux ascendants. De ce fait, bien qu’elles soient placées sous le « chapeau » de la « Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen », elles vident l’affirmation de la démocratie de tout son sens. Le rapport récent de Jacques Toubon donne de l’étoffe à cette affirmation. Le seul fait d’avoir institué tout un maillage de médiateurs est révélateur du constat que la communication de la base vers les sommets de la hiérarchie institutionnelle est extraordinairement bloquée. Il n’y a pas de démocratie sans flux ascendants de la base vers les sommets.

    Cette réalité est encore aggravée par la numérisation des processus qui tendent à soumettre les comportements individuels aux algorithmes. Ainsi notre société apparaît de plus en plus comme une société de couloirs dont la maîtrise est sous la coupe d’une minorité de soi-disant « experts ». Or tout progrès sociétal dépend de la capacité citoyenne à critiquer et à contester les logiques sociétales en action. Il faut en déduire que notre société est à bout de pertinence et qu’elle va inévitablement disparaître à plus ou moins long terme. Le développement constaté de la violence et du non respect à l’égard des autres en est un indicateur objectif. Sans soumettre l’indicateur « Taux de profit » à des « indicateurs d’utilité » nous ne sortirons pas du désordre qui se développe. D’une certaine façon ils sont déjà en œuvre à minima par les investissements publics et les services publics.

    En même temps au fil du temps ceux-ci sont de plus en plus fragilisés Mais de manière contradictoire on voit émerger de nouveaux indicateurs qui s’affirment progressivement. C’est le cas des préoccupations liées à l’écologie, mais aussi la recherche de circuits courts, le développement des concepts de biens communs. De façon paradoxale, en même temps que le capitalisme renforce ses tutelles c’est la visée communiste qui s’inscrit de plus en plus dans la réalité même si elle reste fragile.

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