Pour que les Business Schools retrouvent leur âme
Comme beaucoup de directeurs de Business Schools (tous ?) je travaille à la révision du « Mission Statement » de l’EM Strasbourg (littéralement la « déclaration de mission » synthétisée en quelques phrases). Et je mesure la difficulté à résumer en quelques lignes le projet d’une école. Si l’exercice est difficile et complexe, il est à fort enjeu et d’un apport remarquable pour une institution.
Par contre, je m’interroge sur la frustration à ne pas faire émerger ce que nous sentons être l’essence de notre école, c’est-à-dire un climat, une atmosphère, une envie commune, un projet … un cocktail à la fois détonant qui fait à la fois toute l’essence et la différence de cette école, mais qui reste indicible.
Comme beaucoup d’autres, nous cherchons à décrire ce qui fait « notre » différence, ce qui va permettre à des étudiants de l’EM Strasbourg de se reconnaitre parmi une foule d’autres étudiants, à des alumni de se retrouver sans se connaitre, à des personnels de comprendre pourquoi ils sont fiers et heureux de travailler dans cette école, à des enseignants-chercheurs de nous rejoindre … Ce que certains appelleront le « waouh », le « plus », la « différence » dans une version performative. Je dirais tout simplement le « supplément d’âme ».
Mais comment identifier et définir cette âme ? Sous l’effet des politiques qualité, sous le joug de l’hyper concurrence et de la performance, les Business Schools en uniformisant leur offre n’ont-elles pas perdu toute chance de marquer leur différence ?
Les très nécessaires politiques qualité
Les Business Schools ont fait le choix radical d’intégrer des processus d’assurance qualité il y a des décennies aux Etats-Unis (l’AACSB est née en 1916) puis en Europe et en France (avec l’EFMD). Pas une qualité uniquement déclarative et d’intention, mais une qualité opposable et dûment prouvée.
C’est leur force et leur honneur. Elles ont pris en cela une avance remarquable sur le reste de l’enseignement supérieur français, ce qui n’est pas suffisamment valorisé. Il y a bien sûr, de-ci de-là des certifications ou des reconnaissances labellisées, mais quand on connait les deux systèmes, on peut en mesurer les écarts. C’est une force que l’Université française devrait reconnaître aux écoles de commerce et certainement y voir une source d’inspiration. Des coopérations sur le sujet seraient certainement fort motivantes et contributives pour les deux parties.
Les arguments en faveur des politiques d’accréditation ont été mille fois dits et sont mille fois recevables, rappelons les rapidement :
- Un enjeu de clarification de l’offre de formation, codée et complexe pour les non-initiés, c’est-à-dire les bacheliers/étudiants et leurs familles. Achèterions-nous une voiture ou un voyage autour du monde avec le même type d’information que nous avons de nos formations (c’est-à-dire une information certes abondante mais confuse et souvent obscure et codée) ?
- Une nécessaire qualité à maintenir et développer avec le regard de tiers experts;
- L’opportunité d’un outil de management qui, avec ses batteries de process, d’indicateurs, de critères, permet une mise en œuvre stratégique consistante et cohérente, avec l’ensemble des parties prenantes;
- Un alignement de la profession vers le haut;
- Une entrée dans les codes internationaux.
La liste est loin d’être exhaustive, mais elle est suffisante pour ne pas revenir sur cet engagement dans lequel sont entrées la quasi-totalité des Business Schools françaises.
Les accréditeurs aux écoles : « Soyez distinctifs ! »
Malgré tout, ces politiques qualité amènent aussi leurs lots de questionnements. Une interpellation chronique des accréditeurs comme un questionnement stratégique constant des Business Schools est de rechercher ce qui va pouvoir faire leur différence, et par cette différence leur identité.
« Soyez distinctifs », nous adjure-t-on, sachez innover, mobiliser votre créativité pour ne pas subir les accréditations mais bien les mobiliser au service de votre projet. Ce à quoi, il est une forme d’évidence de répondre que c’est un art difficile d’être différent sous la pression des attentes et des exigences des parties prenantes d’une Business School qui se conjuguent pour souvent se contredire, voire s’annuler. La lecture des Mission Statements des Business Schools à travers le globe illustre bien le propos, tant elles sont uniformes dans leurs intentions comme dans les moyens mobilisés pour atteindre les buts assignés.
Pourquoi cette situation? On peut retenir :
- Le cadre hyper structurant des systèmes d’accréditations, ce qui fait leur force mais réduit au minimum la fameuse marge de manœuvre tant souhaitée;
- Le devoir de proposer aux étudiants et aux apprenants les qualifications les plus larges possibles avec la difficulté d’être « généraliste », ce qui s’accommode mal de points saillants;
- L’exigence de tenir ses promesses auprès des étudiants, à savoir l’international et l’employabilité.
Disons le simplement, il n’y a pas 10 000 façons de mener tout cela de front et les écoles qui se sont essayées à l’innovation n’ont pas vraiment fait leurs preuves : que ce soit dans l’hyper sélectivité darwinienne (en informatique où, si le recrutement est très ouvert, la sélection vient ensuite de façon très intensive comme pour l’Ecole 42) ou la remise en cause radicale des modalités de recrutement (comme l’a tenté France Business School).
La créativité des Business Schools se trouve plus dans la valorisation de projets bien menés, d’actions innovantes mais souvent marginales, que dans une innovation touchant à leur cœur de métier.
Une fierté légitime
Chaque Business School avance et est fière de ce qu’elle fait, et peut légitimement l’être. Chacun sait que le marché est mature, très concurrentiel, que l’environnement propose son lot de menaces stratégiques. C’est de plus en plus un univers de marques qui se construisent sur du temps long, avec une formidable inertie.
Les énergies se concentrent donc sur 3 objectifs principaux :
- Etre préférée à l’école ou aux écoles concurrentes dans une hiérarchie (médiatisée par les classements) qui bouge peu;
- Être recommandée par un bouche à oreille favorable;
- Être soutenue par ses parties prenantes, tout particulièrement les entreprises et les alumni pour assurer la relève de financements en berne.
Tout cela fait un beau plan d’actions stratégiques mais est-ce que ça crée du rêve ? Est-ce que cela révèle l’âme de l’école ? Rien de moins certain.
A la recherche d’un supplément d’âme
La frustration devant la rédaction du Mission Statement s’explique bien par la difficulté de présenter l’âme de son école. Ce serait parler de quoi ? Ce serait évoquer une « ambiance », un « climat », une « atmosphère »… un ensemble d’interactions entre des personnes et des objets difficile à décrire et à circonscrire et qui pourtant représente bien mieux l’école que tous les rapports d’accréditation ou de labels.
Quels seraient les objectifs reformulés sous cet angle ?
- Que chaque étudiant et personnel parle de son école avec affection et engagement;
- Qu’ils aient le sentiment de faire partie d’une communauté, et l’envie d’y rester ou d’y revenir pour des motifs tout sauf rationnels et utilitaristes (comme adhérer à l’association des alumni le jour où on est en recherche d’emploi);
- Que le bouche à oreille soit positif.
La formation dans une école est une expérience
Ces trois enjeux convergent vers cette idée que la formation dans une école est une expérience, au sens du paradigme expérientiel tel que l’ont défini Holbrook et Hirschman dans leur article séminal de 1982.
Depuis bientôt 40 ans, le monde du commerce sait qu’il ne suffit pas d’exposer le consommateur ou le chaland à ce qui fait en théorie les ingrédients de la performance : des bons produits, des prix attractifs, un merchandising séduisant, une théâtralisation inspirante … pour qu’il achète. Il faut raconter une histoire à ce consommateur et le stimuler suffisamment pour que, en interagissant avec tous ces items, il se fabrique son expérience, de magasinage en l’occurrence.
On peut faire l’hypothèse que le même processus expérientiel se met en marche quand on a le projet d’intégrer une école. Et que, au fur et à mesure des semaines et des mois, l’étudiant va créer son histoire, de façon unique. Ces alchimies mystérieuses naissent lors d’un cours, d’un rendez-vous avec un tuteur, d‘un évènement d’association, de rencontres avec un secrétaire ou un gestionnaire de scolarité… Elles sont le creuset de cette « atmosphère » qui sera, pour le coup, complètement différente d’une école à l’autre.
Cet assemblage unique est aussi la plus forte source de différenciation comme nous l’ont montré les dernières recherches en management de l’innovation (Hamel, 2006). En effet, dans un monde ouvert où circulent librement les idées, les techniques, l’argent, les innovations technologiques ou stratégiques sont très vite imitées.
Ce que retiennent les étudiants de leur école
Dans une Business School, les étudiants passent en moyenne 3 années, ce qui n’est pas anodin quand on a 22 ou 23 ans. Surtout quand cette formation détermine en grande partie la vie professionnelle. La Business School, MA Business School doit m’interpeller, pour que je puisse raconter ma propre histoire, pendant longtemps, à ceux et celles qui m’accompagneront dans ma vie.
On constate alors que les moments considérés comme les plus riches et les plus forts ne sont pas forcément en lien avec le « plus que parfait » : les plus beaux locaux, les meilleurs professeurs, les cours les plus performants, le salaire le plus important à la sortie … Quand on évoque ses souvenirs d’étudiant (parfois lointains : on peut remonter au CP …), on touche à l’émotion.
Les arguments du « plus » sont laissés à notre système rationnel. Tout ce qui va faire la « mise en intrigue », créer l’attachement, faire qu’on parle de cette école ou de cette année avec émotion et implication, est une boite noire qu’on peine à percer, car on se rend compte que c’est un « mélange » difficilement explicable de « plein de choses ». C’est tout simplement le souvenir d’une « expérience ».
Cette question peut sembler anecdotique à certains. Je m’empresse de dire qu’il n’en est rien. Toutes les recherches en comportement du consommateur montrent bien qu’inexorablement, c’est ce paradigme de l’ « expérience » qui domine nos vies, et que ce caractère expérientiel de nos actions dépasse maintenant largement la sphère de la consommation pour entrer dans celle de nos vies personnelles et professionnelles de façon extensive.
Accréditations et classements ne font pas l’âme
Ce ne sont pas les arguments objectivables et objectivés, soumis à la performance qui créent la distinction. Celle-ci doit être hors benchmarking, hors comparaison, hors classements et ne peut être résumée aux rapports d’accréditation. On ne peut schématiser ou résumer l’âme d’une école.
La qualité reconnue par des tiers labels, accréditations, classements … est nécessaire, mais cette volonté de transparence, d’efficacité et d’efficience n’a-t-elle pas conduit les écoles à perdre, ou peut-être simplement à oublier leur âme ? Il est grand temps, pour tous, de la retrouver et de la chérir, c’est ce qui fera que dans des dizaines d’années, des diplômés aux 4 coins du globe évoqueront avec nostalgie et tendresse leur cursus, et seront au rendez-vous pour la soutenir en cas d’avis de tempête.
Références
Collectif (Auteur), (2004) Souvenirs d’école, des écrivains racontent , Editions les Monedières
Hamel, G. (2006), The why, what and How of Management Innovation, Harvard Business Review, 84 : 2, 72-84.
Holbrook M.B.; Hirschman E.C. (1982), The experiential aspects of consumption: consumer fantasies, feelings and fun, Journal of Consumer Research, 9, 132-140
Pennac, D., (2007), Chagrins d’école, Editions Gallimard