Cracking the management code

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Écoles de management : des enfants surdoués ?

Les écoles de management ont tous les talents. Elles ont développé la recherche, moteur indispensable de la vitalité d’une discipline et de la qualité de la transmission de la connaissance. Elles proposent des formations qui savent se renouveler avec de véritables innovations répondant aux attentes des apprenants. Elles ont une très forte attractivité sur un marché en plein développement. Enfin, leur modèle fait qu’elles ont les moyens d’accompagner les étudiants qu’elles sélectionnent, ceux qui correspondent au projet qu’elles développent. Sans oublier le fait que ces étudiants leur font suffisamment confiance pour considérer que leur frais de scolarité sont un investissement pour leur avenir, ce qui leur donne les moyens de leurs projets.

Les analyses de tous bords interpellent les écoles de management pour qu’elles changent leurs business models afin de mieux s’adapter aux menaces de l’environnement. Cette vision peut laisser supposer que le projet intrinsèque est à revoir. Certes, tout projet est évolutif et dispose de marges d’amélioration mais on peut poser autrement la question de leur avenir.

Présentons la situation sous cet angle : les écoles de management ont tous les talents. Elles doivent continuer à se réinventer comme elles savent le faire depuis des décennies, mais doivent surtout trouver un nouveau terrain d’expression dans les grands changements actuels.

Les Business Schools sont comme un enfant surdoué dans une classe où l’enseignement, le professeur, l’espace semblent trop restreints. Dans ce contexte, quels nouveaux terrains peuvent-elles investir ?

Quelle est cette nouvelle donne ?

Le changement le plus important de ces dernières années est la globalisation de l’enseignement supérieur en management avec la montée en puissance de propositions alternatives qu’ont pourrait qualifier de « pure players », c’est-à-dire des écoles qui se sont créées en se pensant d’emblée globales et en phase avec les attentes de l’environnement … Et des accréditations internationales. On peut citer comme critères gagnants : l’enseignement en anglais, une recherche dynamique, des process d’apprentissage en blended learning, des ressources TICE, des locaux adaptés et ergonomiques …

A côté de ces pure players, les écoles françaises ont évolué avec plus ou moins de succès d’un modèle « mortar » (tout est pensé à partir du lieu et de la structure) vers du « click and mortar » (adoption des MOOC, du blended learning…).

Cette difficile adaptation, sous pression d’une « concurrence » dynamique et réactive, ne pointe pas forcément les faiblesses intrinsèques des écoles mais souligne l’étroitesse des cadres dans lesquels elles évoluent.

Quels sont les cadres actuels ou en devenir ?

Parmi les cadres classiques : l’appartenance consulaire, qui semble marquer ses limites comme le démontrent les analyses actuelles, dont le récent rapport de l’Institut Montaigne. Mais ce cadre semble presque caduc avec les nouvelles dispositions légales proposées. Un autre cadre est celui du secteur privé, avec des appartenances à des groupes plus ou moins internationaux, plus ou moins importants, plus ou moins tournés vers l’éducation. Je n’ai pas compétence sur ces dispositifs et leurs modalités de fonctionnement, qui, comme tout modèle, doivent présenter leurs forces et leurs faiblesses, leurs avantages et leurs inconvénients.

On trouve enfin le cadre universitaire, et, à date, seule l’EM Strasbourg peut prétendre en France à cette appartenance, puisque seule école de management à être composante d’une grande université pluridisciplinaire, sur le standard international.

Rapprocher IAE et Business Schools

Issue de la fusion en 2008 d’une école de commerce créée en 1919 l’IECS et d’un IAE créé en 1953, l’EM Strasbourg appartient à la fois au réseau des IAE et au chapitre des écoles de management dans la Conférence des grandes écoles (CGE). Le rapport de l’Institut Montaigne y voit un modèle d’avenir en invoquant la richesse potentielle du rapprochement des IAE (écoles universitaires de management) et des écoles de management (consulaires, associatives, privées).

Les auteurs prônent un «rapprochement rapide» entre les écoles de commerces, les IAE et les universités, pour créer «des synergies profitables à toutes les parties prenantes». Cela permettrait selon le rapport «de combiner des savoir-faire complémentaires» et de «faire baisser […] aussi bien le coût de la recherche que les droits d’inscription des étudiants».

C’est cette proposition qu’il me semble intéressant d’approfondir en réfléchissant plus précisément aux conditions de réussite d’un tel projet que je qualifie de modèle hybride.

Une grande école de management dans une université : un modèle hybride

Envisager une grande école de management dans une université, c’est construire un modèle hybride. L’hybridation est clairement un moteur de l’innovation, par contre, il faut que les conditions soient réunies pour permettre aux organismes par définition de natures très différentes de travailler ensemble et d’aller dans la même direction. Additionner des forces pour compenser des faiblesses est une arithmétique valable sur le papier, encore faut-il la mettre en œuvre.

L’EM Strasbourg étant citée comme un modèle à suivre par le rapport Montaigne, j’ai été sollicitée par une journaliste de News Tank Education pour parler de notre situation. Il me semble intéressant d’aller un peu plus loin et de réfléchir aux conditions nécessaires à un cadre propice au développement de l’école.

La donne est de faire travailler ensemble (et pas seulement cohabiter) deux univers : celui de l’université et celui des grandes écoles. Quand on sait que les grandes écoles ont été créées (dont l’IECS en Alsace) à la demande des chefs d’entreprise sur le diagnostic que l’université était déficitaire dans les formations attendues par les entreprises… On perçoit déjà le défi !

Université et grandes écoles de management : le même combat mais des armes différentes

L’Université et les grandes écoles de management mènent le même combat : celui de conduire à la connaissance et à l’insertion professionnelle des jeunes qui se destinent à être des managers (intermédiaires, supérieurs, dirigeants) ou des experts de métiers identifiés comme relevant des sciences de gestion et qui correspondent aux grandes fonctions des organisations. Universités et grandes écoles partagent donc le même cœur de métier : la recherche et la formation, en l’occurrence en management.

Ensuite, pour parvenir à cet objectif, elles n’utilisent ni les mêmes armes ni les mêmes chemins.

Inversion du contrat pédagogique

La première grande différence réside dans l’inversion du contrat pédagogique, (du moins pour les premières années car le même modèle se retrouve en master universitaire). L’université ne peut sélectionner ses étudiants, et donc ne peut leur offrir une pédagogie adaptée, alors que la grande école cible les étudiants qui seront le plus en phase avec sa pédagogie, gage de réussite.
Le contrat pédagogique de la grande école est à l’entrée avec un accompagnement le plus adapté possible pour aller vers le diplôme et l’insertion professionnelle. Celui de l’université est à la sortie : avec ce phénomène darwinien que nous connaissons tous (et au grand dam des universitaires qui sont aux premières loges) : ceux qui ne s’adaptent pas quittent le système, d’où le taux d’échec si souvent dénoncé.

La deuxième grande différence porte sur les moyens financiers des dispositifs de formation. La contribution des étudiants à leur formation, vécue par eux comme un investissement d’avenir donne à la grande école les moyens de tenir les promesses faites à l’entrée. Le paiement crée une triple dynamique : celle de l’exigence vis-à-vis de l’école, celle de l’engagement de l’étudiant (ce n’est pas gratuit), et celles des moyens alloués pour que cela fonctionne. C’est un constat simple et objectif.

Les 4 conditions pour que l’hybridation prenne

1/ Aller dans la même direction

Il faut pour cela que le plan d’actions stratégiques de l’école de management s’inscrive dans celui de l’université. C’est certainement le cas pour les grands items : qualité de la recherche, qualité de la formation, réussite en termes d’insertion ; mais il faut aussi s’en assurer dans les déclinaisons. La garantie de la pérennité de l’association réside dans cette mise en adéquation. Et la légitimité de l’école passera aussi par sa contribution à l’université.

2/ Avoir un accord de collaboration des instances de gouvernances

Etre une école dans l’Université ne doit pas marquer la rupture avec ses autres partenaires naturels que sont la CCI, la Région, la Ville, les acteurs économiques du territoire. Il y a deux enjeux :
– une bonne cohérence des instances de gouvernance qui seront plusieurs, du fait même de la nature du projet (la chambre régionale de commerce et l’université par exemple)
– un équilibre dans la gouvernance, car sinon, l’école de management peut n’en référer qu’à une seule soit par habitude (elle reste dans le sillage consulaire), soit par désengagement de certaines instances de gouvernances.
On pourrait parler d’un besoin d’union sacrée autour du « projet Business School ».

3/ L’université doit assumer sa Business School

La Business School est très spécifique dans son projet et son fonctionnement, comme nous l’avons vu. Elle se différencie de beaucoup – sinon de toutes – les autres composantes. Cela signifie des arbitrages dans les instances délibératives ou consultatives de l’Université que sont le CFVU, le CA, où siègent les représentants des différentes parties prenantes, étudiants, personnels administratifs et enseignants… Qui, à titre individuel ou syndical ne partagent pas forcément la vision de l’enseignement supérieur tel qu’il est mis en œuvre dans une grande école.

4/ La reconnaissance scientifique du management

Il n’est pas toujours simple dans une université pluridisciplinaire de faire valoir les disciplines relevant de l’humain et du social (dites SHS). La légitimité accordée aux sciences du vivant, aux sciences dites « dures » n’est pas acquise d’emblée pour la gestion. Pourtant, sans adossement à la recherche, sans production de connaissances, une école de management ne peut prétendre pour ses formations à l’évolutivité et à la prospective nécessaires à l’excellence.

Les 3 défis à relever

La problématique au quotidien est donc de développer un projet de nature entrepreneuriale évoluant dans un milieu hyper concurrentiel, au sein d’un cadre public, par essence démocratique et très centralisé. Les enjeux portent sur trois sujets majeurs : la gestion des ressources humaines, la gestion financière et les marges de manœuvre pour pouvoir innover.

1/ Concernant les personnes, je retiens trois problématiques

attirer des compétences dans un contexte où la ressource est rare avec des surenchères sur les salaires, ce qui met en tension les niveaux de rémunération standards à l’université. Il faut alors trouver des solutions pour garantir cette attractivité sans déstabiliser les équilibres existants.

garantir la qualité des prestations des fonctions supports (relations entreprises, relations internationales, communication, gestion administrative de la scolarité …) pour tenir la promesse de l’individualisation des suivis, des choix des parcours, de l’expérience à l’international… Cela implique de dépasser les ratios habituels à l’université en termes de fonctions supports.

permettre des évolutions de carrière pour pérenniser les engagements des personnels contractuels dans un contexte de progression de carrière linéaire avec le fonctionnariat.

2/ Concernant les moyens financiers, on peut pointer deux sujets stratégiques

– Assurer la réactivité nécessaire pour évoluer dans un environnement hyperconcurrentiel et globalisé, avec les outils et les règles de la comptabilité publique française. C’est un vrai défi qui implique une compréhension mutuelle et une envie de trouver des solutions innovantes.

– Faire vivre une organisation qui a des structures de coûts et de dépenses très différentes des autres composantes universitaires, ce qui amène à respecter des spécificités qui peuvent, surtout si le contexte est dégradé, apparaître comme inadéquates.

3/ Concernant l’innovation, elle est tout simplement obligatoire pour se distinguer dans le concert des grandes écoles…

Elle nécessite un écosystème favorable, ce qui se traduit par :

– la nécessité de pouvoir mener à bien la création de diplômes ou de cursus pas toujours « dans les clous » du cadre universitaire, particulièrement en ce qui concerne les frais de scolarité

– des innovations pédagogiques (comme la classe inversée, les coachings…) qui peuvent paraître en décalage avec les usages universitaires

– la mise en place de nouveaux dispositifs de soutien ou d’accompagnement qui peuvent être évalués comme superfétatoires ou ostentatoires (le dispositif des accueils autour des concours par exemple)

On analyse facilement la complexité de la situation, et la solution semble pencher naturellement vers la contractualisation entre les organisations : le contrat d’objectifs et de moyens.  C’est en effet pour l’instant l’outil désigné pour dessiner le cadre d’une collaboration en interne et porter sa mise en œuvre. Est-il suffisamment dimensionné pour tous les enjeux ? Telle est la question à poser. Et s’il dessine la lettre, il ne contraint pas l’esprit dans lequel il sera ensuite interprété.

Un modèle innovant

Un projet comme celui préconisé par le rapport de l’Institut Montaigne et, jusqu’à présent porté uniquement à l’EM Strasbourg, constitue en effet un modèle innovant et répondant aux enjeux qui s’imposent aux écoles de management françaises et à leurs gouvernances : concentrer des moyens, et porter une vision stratégique pour s’imposer dans la concurrence internationale

Il faut néanmoins bien poser les conditions d’une mise en œuvre efficace, efficiente et pérenne, et mesurer la volonté et la capacité de l’environnement à procéder à ses propres adaptations pour en garantir la réussite.

Le vrai problème pour les écoles de management, c’est qu’elles sont pleines de talents et de projets. Or, la question n’est plus de penser différemment dans le cadre ou hors du cadre mais de pouvoir changer de cadre.

Les managers doivent apprivoiser la Vérité

La « Vérité » sera le thème de philosophie cette année pour les classes préparatoires aux grandes écoles économiques et commerciales. Une bonne occasion de se poser la question de la place que prend ce concept en management.

Pour bien l’appréhender, examinons dans un premier temps trois facettes, ou trois visions, de la vérité :

1. L’attente de transparence

« La vérité des prix », « la vérité des chiffres »… Ces expressions courantes dans le monde du travail nous mettent sur la piste de la première facette de la vérité en management. Elles renvoient à l’idée qu’il est possible de faire une représentation de l’activité de l’entreprise et à l’idée que ce sont les chiffres qui sont le plus à même d’en produire une image fidèle.

Force est de constater que les représentations les plus mobilisée des flux d’activités des entreprises sont le bilan comptable, le compte d’exploitation, ou encore les camemberts ou autres histogrammes narrant la vie de la production, des ventes, ou des ressources humaines de l’organisation. La question de la vérité renvoie alors à la « fidélité » de l’image ainsi dessinée. Les chiffres sont-ils fidèles à « la » réalité de l’activité ? Ou sont-ils tronqués, aménagés, modifiés pour servir des desseins à destination d’interlocuteurs ciblés ?

A ces questions, la réponse n’est jamais évidente : des erreurs sont possibles dans l’élaboration des chiffrages ; des choix de redressement de ces chiffres peuvent être faits , sans intention de tromperie, mais pour optimiser le portrait. Evidemment il existe des choix délibérés de produire des chiffres faux. Dans les trois cas, les chiffres ne sont pas vrais : ils transmettent néanmoins une représentation de l’organisation qui servira de base à des décisions stratégiques.

Finalement, le mot « vérité » est rarement prononcé dans l’entreprise. C’est la « transparence » qui a pris son relais. Il est important d’être « transparent », c’est-à-dire de pouvoir donner accès aux sources et aux choix qui ont permis l’élaboration des chiffrages proposés.

Le même souci de transparence se retrouve pour tout ce qui va toucher aux informations et aux messages qui circulent dans l’entreprise : que ce soit un mémo, une plaquette, un discours du dirigeant. Comme salarié, comme client, ou comme simple spectateur extérieur porteur de l’opinion générale, je me pose des questions : Quelle fiabilité puis je accorder à ces messages  ? Me parle-t-on « vrai » ou bien me raconte-t-on une tout autre histoire ? Pour me rassurer, pour me faire acheter, ou pour que j’aie une bonne image de cette entreprise ?

2. L’exigence de traçabilité

Pour les produits, la vérité renvoie à l’idée de traçabilité. A l’heure des grands scandales comme celui de la « vache folle », celui du « Mediator » ou encore des « implants mammaires », les clients comme l’ensemble des parties prenantes et l’opinion publique veulent toute la vérité sur l’origine des produits qu’ils consomment.

La prise de risque n’est pas une option quand il s’agit de manger un hamburger, d’acheter une peluche à son bébé, ou de contracter un emprunt immobilier. Paradoxalement, Internet, comme formidable machine à diffuser de l’information a amélioré cette transparence en mettant à la disposition de chacun un ensemble inépuisable d’informations, mais a aussi contribué à créer de l’opacité et de l’angoisse  en ne faisant pas le tri de ces informations et en contribuant à la « rumeur » non vérifiée, et souvent non fondée. La traçabilité est alors souvent brouillée et brouillonne. Et la vérité de l’origine est sujette à caution.

3. Le besoin d’authenticité

Un autre terme connexe à la notion de vérité en management est celui d’ « authenticité ». Le monde des organisations aime l’authenticité, qui concerne les produits comme les comportements.  En entreprise, il s’agit d’avoir un comportement authentique, un comportement « vrai », c’est-à-dire ne pas se déguiser, ou ne pas travestir ses sentiments ou sa vision des évènements et des personnes dans le cadre de son activité professionnelle. Le « parler vrai » est attendu surtout pour les dirigeants, à qui on attribue alors une forme de courage, celui d’assumer une stratégie, un cap dans un environnement incertain et angoissant.

La même exigence se retrouve à l’endroit des collaborateurs, il est inenvisageable qu’ils camouflent des informations ou en donnent de fausses, par contre, ils sont moins attendus sur un comportement trop « vrai » ou trop « authentique » qui pourrait être perçu comme de l’insubordination ou tout au moins un manque de respect pour la hiérarchie. Cet avatar de la vérité rejoint la notion de transparence, sans toutefois s’y substituer complètement : le comportement authentique et la transparence des messages se renforcent mutuellement mais on peut très bien adopter un ton « franc », sans toutefois donner les bonnes informations.

Pour les produits, cette authenticité se retrouve dans les grandes tendances à vouloir consommer bio, local, plus en phase avec les saisons ou les territoires. Il s’agit souvent d’une authenticité revue et corrigée, surtout dans les produits alimentaires où les producteurs comme les supermarchés sont passés maîtres dans la mise en scène d’une « hyperréalité » de l’authenticité : pots en terre pour les yaourts, paille pour l’emballage des fromages, comme pour garantir un retour aux sources, pourtant maintenant bien lointaines.

Comment la vérité est-elle appliquée en entreprise ?

Nous avons identifié trois concepts : la transparence des informations, la traçabilité des produits et des flux financiers, l’authenticité des comportements et des produits. Nous avons aussi souligné combien ils étaient attendus par l’ensemble des parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, gouvernance, simples citoyens … Mais qu’en est-il réellement dans le monde de l’entreprise, et quels enseignements pouvons-nous en tirer sur la vérité en particulier ?

Dans le monde des affaires, le contraire de la vérité n’est pas le faux, mais la représentation et  l’interprétation. En effet, le management entretient avec la vérité des relations en demi-teinte : une certaine opacité, une semi-transparence, donnent des marges de manœuvre que n’offre pas (ou plus rarement) la vérité. En résumé, la performance des affaires ne supporte pas une trop forte transparence.

« Toute vérité n’est pas bonne à dire »

Selon cette hypothèse, l’illusion entretient l’espoir (que l’usine ne fermera pas, que le concurrent n’est pas aussi menaçant que cela, que les salaires vont augmenter ou que les conditions de travail vont s’améliorer). En entretenant l’espoir, il y a de plus fortes chances que le management des hommes et des femmes soit facilité. En leur disant ce qu’ils veulent entendre, on éviterait les remous, les grèves, les blocages ou, tout simplement, la désillusion et la crainte de l’avenir. Cette attitude peut aussi relever de la méthode Coué, mais il faut reconnaitre qu’il y a de fortes chances que l’auto-prophétie se réalise en mettant en mouvement les personnes grâce à l’énergie positive instillée.

On retrouve cette même idée pour les relations entre collaborateurs. Vouloir tout dire à tout prix sous le prétexte de « parler vrai » peut mettre à mal la cohésion sociale. L’entreprise reste un petit théâtre avec beaucoup de mise en scène de soi. Mais cette convention des comportements est surement le prix à payer pour que la vie au quotidien soit gérable et que la confiance, huile indispensable du rouage des organisations, soit au rendez-vous.

Les représentations plus fortes que la réalité?

La seconde hypothèse est l’idée que la stratégie est fondée sur des représentations du monde. La prise de décision s’opère sur la base d’informations partagées. Peu importe la réalité, l’essentiel est la capacité à se représenter les événements et l’environnement que les acteurs concernés (souvent en concurrence) partagent. A quoi bon vouloir LA vérité quand UNE vérité, même toute relative, permet de développer une activité ?

La vérité est réservée à l’élite

On peut par ailleurs opposer la vérité au secret plutôt qu’au mensonge.  L’hypothèse qui préside à cette relation est que la vérité est un bien trop précieux pour être mis entre toutes les mains. La vérité serait alors réservée à une élite : les « grands » qui président aux destinées du Monde. Les informations seraient réservées à un cercle d’initiés du monde politique ou du monde économique qui sauraient en faire bon usage dans la façon dont ils les communiqueraient à leurs collaborateurs.

De la même façon, l’affranchissement du jeu des apparences, guère envisageable dans le quotidien du monde du travail serait réservé à cette élite qui pourrait, de par son expertise, son savoir et son pouvoir, s’autoriser au « parler vrai », sans précaution, sachant que, de plus, on lui en sait gré.

 La vérité, un levier à usage unique…

Nous avons observé qu’il existe dans le monde du management un rapport à la vérité qui relève d’une extrême ambigüité avec un jeu de cache-cache fondé sur des semi-vérités, des vérités arrangées, un jeu d’ombres et de lumières tamisées.

Au-delà de l’objectif de sauvegarder la confiance et d’entretenir l’espoir que nous avons déjà évoqué, il y a le constat que la vérité est un levier très peu performant de la vie des entreprises, car, finalement, elle est à « usage unique ». Qu’il s’agisse de relations entre personnes, de messages, d’informations chiffrées … la vérité ne se dit qu’une seule fois, contrairement à la tromperie, à la copie, à la contrefaçon qui sont recyclables indéfiniment. La vérité est une arme à un coup, avec un risque très fort d’effet boomerang contre son pourvoyeur. Cette vision de la mobilisation de la vérité éclaire alors les fortes tentations ou propensions à se retenir d’agir « en vérité ».

« Je ne peux pas tout dire », « Je vais créer des espoirs ou des désillusions que je ne pourrais pas contrôler », « Mon entreprise ne va pas se relever de ce scandale », « Je ne peux lui dire ce que je pense de son comportement car je m’expose à des sanctions »… sont autant de raisons, au quotidien de ne pas mettre la vérité ou ses trois avatars –  la transparence, la traçabilité, l’authenticité – au centre de l’action managériale.

… mais qui constitue un besoin impérieux!

Pour autant, l’envie, le besoin de vérité est impérieux chez chacun d’entre nous, dans nos vies professionnelles, le sentiment (ou la présence attestée) de mensonges, de faux messages, de contrefaçons, d’illusions … nous minent au quotidien, dans nos rapports à nos collègues, à nos collaborateurs, à nos hiérarchies. Le « risque perçu » lors de l’achat d’un produit ou d’un service nous angoisse. L’incertitude plombe notre confiance en l’avenir, quand des informations tombent : emplois supprimés, scandales sanitaires ou sociaux.

Les théories du complot ont alors des autoroutes ouvertes devant elles pour prospérer à la vitesse de la lumière. Les discours performatifs de charlatans qui font du bien-être un fond de commerce font florès.  Comment sortir de cette tension ?

Revenir à la philosophie pour avancer

L’analyse proposée par le philosophe Yann-Hervé Martin, qui intervient régulièrement à l’EM Strasbourg pour des « master class » sur des thématiques managériales, jette un éclairage sur la notion de vérité qui aide notre réflexion à avancer. Pour lui:

« Tout questionnement sur la vérité exige d’abord un acte de foi. Il nous faut reconnaitre avant toute chose, il nous faut croire d’abord que nous sommes capables de penser, de décider, d’agir, de vivre en vérité ».

Il nous invite à entendre cette expression, « en vérité », « littéralement », c’est-à-dire:

« Depuis le lieu de la vérité qui seul donne sens à ce que nous pouvons penser ou faire. Agir et penser depuis un autre lieu, celui de nos opinions convenues, de nos dogmes ampoulés, de nos intérêts mesquins, de nos croyances naïves par exemple, ce serait se condamner à l’erreur, au mensonge, à l’errance, aux idées fausses et aux décisions faussées ».

Il nous invite à voir la vérité comme relation :

« La vérité est d’abord relation ou, pour le dire autrement, il ne saurait y avoir d’expérience de la vérité depuis son dehors. A ce titre, le contraire de la vérité n’est ni l’erreur, ni le mensonge. Se tromper, en effet, n’a de sens que pour celui qui cherche la vérité et qui, par là même, se tient en rapport avec elle. De même, le menteur ne peut mentir que parce qu’il connait la vérité qu’il cache à autrui. Le contraire de la vérité est donc plutôt un rapport faussé à ce qu’on est, à ce qu’on fait, à soi-même ou à autrui. D’ailleurs, pour reprendre l’exemple du mensonge, il consiste moins à cacher la vérité à autrui qu’à fausser ma relation à lui. La vérité est donc essentiellement relation, rapport ».

Le philosophe situe la vérité dans le rapport à trois choses :

1) Le rapport au monde, qu’il nous invite à ne pas voir que comme un espace à exploiter et à détruire pour des usages personnels, égoïstes et court termistes;

2) Le rapport aux autres à voir dans le respect de leur personne;

3) Le rapport à soi : en ne nous considérant pas comme des individus à améliorer, en oubliant que nous n’avons pas à « réussir nos vies » mais bien à les accepter avec gratitude pour nous percevoir dans toute notre richesse personnelle et pas seulement comme un outil de performance.

Pour un management éthique et responsable

Cette vision de la vérité me semble éclairer d’un jour nouveau le rapport du management à la vérité. En effet, cette idée d’une vérité dans mes rapports au Monde, aux autres et à moi-même renvoie à une vision d’un management éthique et responsable. Il n’écarte pas l’action managériale de sa vocation de performance économique (l’inscrivant bien dans son rôle d’acteur créateur de richesses pour la société), bien au contraire.

Ce management responsable s’inscrit dans la pérennité : de l’environnement (au sens écologique), de l’entreprise (refusant ainsi l’entreprise jetable soumise à une gouvernance financière coupée des réalités économiques), des destins des hommes et des femmes qui contribuent à l’activité de l’organisation. Ce management responsable accueille aussi l’idée que chacun peut trouver dans sa vie professionnelle une source de réalisation.

Apprivoiser la vérité

A l’issue de cette réflexion, je vous invite à rejeter une vision réduite de la vérité en management, limitée à des concepts guidés par des jeux tactiques, des présupposés peu ou mal interpellés, ou des habitudes dont il est difficile de se défaire.

Il n’y aura pas de grand soir de la vérité dans les entreprises, mais son apprivoisement est à mettre à l’ordre du jour de façon urgente. Il faut faire bouger les lignes des rapports à l’opacité, aux petits jeux, aux manœuvre dilatoires qui font que quand la vérité « éclate », elle fait toujours l’effet d’une bombe nucléaire, laissant sur son passage son lot de blessés, de déçus, d’estropiés du monde du travail.

Pour que les Business Schools retrouvent leur âme

Comme beaucoup de directeurs de Business Schools (tous ?) je travaille à la révision du « Mission Statement » de l’EM Strasbourg  (littéralement la « déclaration de mission » synthétisée en quelques phrases). Et je mesure la  difficulté à résumer en quelques lignes le projet d’une école. Si l’exercice est difficile et complexe, il est à fort enjeu et d’un apport remarquable pour une institution.

Par contre, je m’interroge sur la frustration à ne pas faire émerger ce que nous sentons être l’essence de notre école, c’est-à-dire un climat, une atmosphère, une envie commune, un projet … un cocktail à la fois détonant qui fait à la fois toute l’essence et la différence de cette école, mais qui reste indicible.

Comme beaucoup d’autres, nous cherchons à décrire ce qui fait « notre » différence, ce qui va permettre à des étudiants de l’EM Strasbourg de se reconnaitre parmi une foule d’autres étudiants, à des alumni de se retrouver sans se connaitre, à des personnels de comprendre pourquoi ils sont fiers et heureux de travailler dans cette école, à des enseignants-chercheurs de nous rejoindre … Ce que certains appelleront le « waouh », le « plus », la « différence » dans une version performative. Je dirais tout simplement le « supplément d’âme ».

Mais comment identifier et définir cette âme ?  Sous l’effet des politiques qualité, sous le joug de l’hyper concurrence et de la performance, les Business Schools en uniformisant leur offre n’ont-elles pas perdu toute chance de marquer leur différence ?

Les très nécessaires politiques qualité

Les Business Schools ont fait le choix radical d’intégrer des processus d’assurance qualité il y a des décennies aux Etats-Unis (l’AACSB est née en 1916) puis en Europe et en France (avec l’EFMD). Pas une qualité uniquement déclarative et d’intention, mais une qualité opposable et dûment prouvée.

C’est leur force et leur honneur. Elles ont pris en cela une avance remarquable sur le reste de l’enseignement supérieur français, ce qui n’est pas suffisamment valorisé. Il y a bien sûr, de-ci de-là des certifications ou des reconnaissances labellisées, mais quand on connait les deux systèmes, on peut en mesurer les écarts. C’est une force que l’Université française devrait reconnaître aux écoles de commerce et certainement y voir une source d’inspiration. Des coopérations sur le sujet seraient certainement fort motivantes et contributives pour les deux parties.

Les arguments en faveur des politiques d’accréditation ont été mille fois dits et sont mille fois recevables, rappelons les rapidement :

  • Un enjeu de clarification de l’offre de formation, codée et complexe pour les non-initiés, c’est-à-dire les bacheliers/étudiants et leurs familles. Achèterions-nous une voiture ou un voyage autour du monde avec le même type d’information que nous avons de nos formations (c’est-à-dire une information certes abondante mais confuse et souvent obscure et codée) ?
  • Une nécessaire qualité à maintenir et développer avec le regard de tiers experts;
  • L’opportunité d’un outil de management qui, avec ses batteries de process, d’indicateurs, de critères, permet une mise en œuvre stratégique consistante et cohérente, avec l’ensemble des parties prenantes;
  • Un alignement de la profession vers le haut;
  • Une entrée dans les codes internationaux.

La liste est loin d’être exhaustive, mais elle est suffisante pour ne pas revenir sur cet engagement dans lequel sont entrées la quasi-totalité des Business Schools françaises.

Les accréditeurs aux écoles : « Soyez distinctifs ! »

Malgré tout, ces politiques qualité amènent aussi leurs lots de questionnements. Une interpellation chronique des accréditeurs comme un questionnement stratégique constant des Business Schools est de rechercher ce qui va pouvoir faire leur différence, et par cette différence leur identité.

« Soyez distinctifs », nous adjure-t-on, sachez innover, mobiliser votre créativité pour ne pas subir les accréditations mais bien les mobiliser au service de votre projet. Ce à quoi, il est une forme d’évidence de répondre que c’est un art difficile d’être différent sous la pression des attentes et des exigences des parties prenantes d’une Business School qui se conjuguent pour souvent se contredire, voire s’annuler. La lecture des Mission Statements des Business Schools à travers le globe illustre bien le propos, tant elles sont uniformes dans leurs intentions comme dans les moyens mobilisés pour atteindre les buts assignés.

Pourquoi cette situation? On peut retenir :

  • Le cadre hyper structurant des systèmes d’accréditations, ce qui fait leur force mais réduit au minimum la fameuse marge de manœuvre tant souhaitée;
  • Le devoir de proposer aux étudiants et aux apprenants les qualifications les plus larges possibles avec la difficulté d’être « généraliste », ce qui s’accommode mal de points saillants;
  • L’exigence de tenir ses promesses auprès des étudiants, à savoir l’international et l’employabilité.

Disons le simplement, il n’y a pas 10 000 façons de mener tout cela de front et les écoles qui se sont essayées à l’innovation n’ont pas vraiment fait leurs preuves : que ce soit dans l’hyper sélectivité darwinienne (en informatique où, si le recrutement est très ouvert, la sélection vient ensuite de façon très intensive comme pour l’Ecole 42) ou la remise en cause radicale des modalités de recrutement (comme l’a tenté France Business School).

La créativité des Business Schools se trouve plus dans la valorisation de projets bien menés, d’actions innovantes mais souvent marginales, que dans une innovation touchant à leur cœur de métier. 

Une fierté légitime

Chaque Business School avance et est fière de ce qu’elle fait, et peut légitimement l’être. Chacun sait que le marché est mature, très concurrentiel, que l’environnement propose son lot de menaces stratégiques. C’est de plus en plus un univers de marques qui se construisent sur du temps long, avec une formidable inertie.

Les énergies se concentrent donc sur 3 objectifs principaux :

  1. Etre préférée à l’école ou aux écoles concurrentes dans une hiérarchie (médiatisée par les classements) qui bouge peu;
  2. Être recommandée par un bouche à oreille favorable;
  3. Être soutenue par ses parties prenantes, tout particulièrement les entreprises et les alumni pour assurer la relève de financements en berne.

Tout cela fait un beau plan d’actions stratégiques mais est-ce que ça crée du rêve ? Est-ce que cela révèle l’âme de l’école ? Rien de moins certain.

A la recherche d’un supplément d’âme

La frustration devant la rédaction du Mission Statement s’explique bien par la difficulté de présenter l’âme de son école. Ce serait parler de quoi ? Ce serait évoquer une « ambiance », un « climat », une « atmosphère »… un ensemble d’interactions entre des personnes et des objets difficile à décrire et à circonscrire et qui pourtant représente bien mieux l’école que tous les rapports d’accréditation ou de labels.

Quels seraient les objectifs reformulés sous cet angle ?

  • Que chaque étudiant et personnel parle de son école avec affection et engagement;
  • Qu’ils aient le sentiment de faire partie d’une communauté, et l’envie d’y rester ou d’y revenir pour des motifs tout sauf rationnels et utilitaristes (comme adhérer à l’association des alumni le jour où on est en recherche d’emploi);
  • Que le bouche à oreille soit positif.

La formation dans une école est  une expérience

Ces trois enjeux convergent vers cette idée que la formation dans une école est une expérience, au sens du paradigme expérientiel tel que l’ont défini Holbrook et Hirschman dans leur article séminal de 1982.

Depuis bientôt 40 ans, le monde du commerce sait qu’il ne suffit pas d’exposer le consommateur ou le chaland à ce qui fait en théorie les ingrédients de la performance : des bons produits, des prix attractifs, un merchandising séduisant, une théâtralisation inspirante … pour qu’il achète. Il faut raconter une histoire à ce consommateur et le stimuler suffisamment pour que, en interagissant avec tous ces items, il se fabrique son expérience, de magasinage en l’occurrence.

On peut faire l’hypothèse que le même processus expérientiel se met en marche quand on a le projet d’intégrer une école. Et que, au fur et à mesure des semaines et des mois, l’étudiant va créer son histoire, de façon unique. Ces alchimies mystérieuses naissent lors d’un cours, d’un rendez-vous avec un tuteur, d‘un évènement d’association, de rencontres avec un secrétaire ou un gestionnaire de scolarité… Elles sont le creuset de cette « atmosphère » qui sera, pour le coup, complètement différente d’une école à l’autre.

Cet assemblage unique est aussi la plus forte source de différenciation comme nous l’ont montré les dernières recherches en management de l’innovation (Hamel, 2006). En effet, dans un monde ouvert où circulent librement les idées, les techniques, l’argent, les innovations technologiques ou stratégiques sont très vite imitées.

Ce que retiennent les étudiants de leur école

Dans une Business School, les étudiants passent en moyenne 3 années, ce qui n’est pas anodin quand on a 22 ou 23 ans. Surtout quand cette formation détermine en grande partie la vie professionnelle. La Business School, MA Business School doit m’interpeller, pour que je puisse raconter ma propre histoire, pendant longtemps, à ceux et celles qui m’accompagneront dans ma vie.

On constate alors que les moments considérés comme les plus riches et les plus forts ne sont pas forcément en lien avec le « plus que parfait » : les plus beaux locaux, les meilleurs professeurs, les cours les plus performants, le salaire le plus important à la sortie … Quand on évoque ses souvenirs d’étudiant (parfois lointains : on peut remonter au CP …), on touche à l’émotion.

Les arguments du « plus » sont laissés à notre système rationnel. Tout ce qui va faire la « mise en intrigue », créer l’attachement, faire qu’on parle de cette école ou de cette année avec émotion et implication, est une boite noire qu’on peine à percer, car on se rend compte que c’est un « mélange » difficilement explicable de « plein de choses ». C’est tout simplement le souvenir d’une « expérience ».

Cette question peut sembler anecdotique à certains. Je m’empresse de dire qu’il n’en est rien. Toutes les recherches en comportement du consommateur montrent bien qu’inexorablement, c’est ce paradigme de l’ « expérience » qui domine nos vies, et que ce caractère expérientiel de nos actions dépasse maintenant largement la sphère de la consommation pour entrer dans celle de nos vies personnelles et professionnelles de façon extensive.

Accréditations et classements ne font pas l’âme

Ce ne sont pas les arguments objectivables et objectivés, soumis à la performance qui créent la distinction. Celle-ci doit être hors benchmarking, hors comparaison, hors classements et ne peut être résumée aux rapports d’accréditation. On ne peut schématiser ou résumer l’âme d’une école.

La qualité reconnue par des tiers labels, accréditations, classements … est nécessaire, mais cette volonté de transparence, d’efficacité et d’efficience n’a-t-elle pas conduit les écoles à perdre, ou peut-être simplement à oublier leur âme ? Il est grand temps, pour tous, de la retrouver et de la chérir, c’est ce qui fera que dans des dizaines d’années, des diplômés aux 4 coins du globe évoqueront avec nostalgie et tendresse leur cursus, et seront au rendez-vous pour la soutenir en cas d’avis de tempête.

Références
Collectif (Auteur), (2004) Souvenirs d’école, des écrivains racontent , Editions les Monedières
Hamel, G. (2006), The why, what and How of Management Innovation, Harvard Business Review, 84 : 2, 72-84.
Holbrook M.B.; Hirschman E.C. (1982), The experiential aspects of consumption: consumer fantasies, feelings and fun, Journal of Consumer Research, 9, 132-140
Pennac, D.,  (2007), Chagrins d’école, Editions Gallimard

 

Faire de la Business School une « plateforme de conversion » des étudiants

Une Ecole de management est un objet très complexe. Elle  peut être vue de plusieurs façons : un lieu de management en soi, un lieu de formation, un acteur économique sur son territoire, un acteur de l’enseignement supérieur, un drapeau de la France à l’international …. Nous pouvons aussi la voir comme une « plateforme de conversion ». En effet, pour permettre à un jeune homme ou une jeune femme sortant d’un Bac + 2, classe préparatoire, DUT, L2 … de devenir un professionnel, il faut que la Business School transforme un « étudiant causal » en  « étudiant effectual».

Mon analyse s’appuie sur 20 ans d’expérience comme responsable de formations dans l’enseignement supérieur (du Bac + 2 au bac + 8) comme sur 20 années de recherches en management. Un cadre théorique assez récent et maintenant bien installé en entrepreneuriat, l’ « effectuation (1) », permet de bien décrire des phénomènes complexes et de clarifier le projet de formation de l’EM Strasbourg.

Qui est l’étudiant causal ?

L’étudiant (2) causal est un étudiant qui a une vision de sa formation très « prédictive » et très déterministe. C’est un étudiant, qui, au départ du cursus choisi, vise un diplôme et qui va s’organiser pour atteindre cet objectif. Sa vision de la formation est linéaire : il faut réussir sa première année pour passer en deuxième année, réussir la deuxième année pour passer en troisième année etc .. etc … C’est le schéma de toute l’éducation française dès l’école maternelle.

L’étudiant causal cherche à maximiser ses notes, avoir les meilleures notes pour certains, ou bien avoir la moyenne pour « passer ». Cela implique de savantes stratégies qui vont toucher à l’assiduité, la présence en cours, l’investissement dans le travail à fournir (seul ou en groupe), le choix des options, les choix des séjours à l’étranger, le choix des entreprises où effectuer les périodes de stage ou d’alternance ( La grande entreprise ? la PME ? l’industrie ? le service ? la durée du stage ? le poste ? …).

L’étudiant causal est celui qui a un « projet de carrière », mais c’est aussi celui qui n’en a pas et le vit comme un handicap car il « croit » à cette vision de la vie professionnelle. Il va aussi avoir comme caractéristiques de percevoir ses collègues comme des concurrents. Cette vision peut être amicale et affectueuse, mais  n’empêche pas que le collègue (et ami) soit perçu comme celui potentiellement en concurrence lors de choix importants : le stage, le séjour à l’étranger, l’opportunité d’une bourse …

« Consommer » du cours

Cet étudiant porte aussi en lui une conception d’un apprentissage très cadré : il faut « consommer » du cours et ingurgiter de l’information pour accroître le capital connaissance de façon cumulative. Le nombre d’heures en cours est donc un indice de performance et de qualité, même si la façon de les exploiter peut être très variable.

C’est en général cet étudiant causal qui arrive dans une business school, il y a évidemment des étudiants qui ne sont pas dans ce modèle, mais ils sont beaucoup plus rares, car le modèle même de la Grande Ecole attire par essence ces profils. Il n’y a aucun jugement de valeur dans ce constat, ces étudiants ont un fort potentiel intellectuel, envie de « réussir » leur vie, sont très positifs et très actifs. Ils ne sont tout simplement pas en phase avec le monde des entreprises tel qu’il a évolué ces dernières années.

Pour être en phase avec ces nouvelles attentes : l’étudiant causal doit devenir, au cours de ses 3 années (en moyenne) de formation, un étudiant effectual.

Qui est l’étudiant effectual ?

La vie des entreprises, à laquelle se destine le diplômé d’une Business School, se caractérise par une très grande complexité et beaucoup d’incertitude. Pour y réussir, la posture causale, prédictive, rationnelle ne peut être optimale. Elle est tout simplement illusoire. Il va falloir apprendre à adopter une autre posture, d’autres méthodes de travail et surtout une autre vision de la vie et de l’environnement, attitude qui relève de l’effectuation.

L’étudiant effectual est un étudiant qui raisonne en « pertes acceptables » plutôt qu’en « optimisation de gains ». Il va par exemple accepter de ne pas optimiser à tout prix son emploi du temps ou de choisir d’emblée la « bonne » option, il va choisir de faire des « détours » qu’il voit comme productifs, mais qui seraient une perte de temps aux yeux de l’étudiant causal.

Cet étudiant effectual va par exemple choisir un électif « théâtre » ou « philosophie » sans se concentrer exclusivement sur les enseignements de « cœur de métier » : marketing, finance ou informatique. Il est dans l’idée que tout peut l’enrichir. Cet étudiant peut  être vécu comme perturbateur car posant des questions pouvant être perçues comme déplacées, mais qui s’expliquent pas sa curiosité et son envie de comprendre.

L’oral est son royaume, contrairement à l’étudiant causal qui est plus à l’aise à l’écrit.

De la pratique à la connaissance

En matière d’apprentissage, l’étudiant effectual privilégie le mode « inductif », c’est-à-dire qu’il préfère partir de la pratique et des résultats pour revenir à la théorie et à la connaissance que d’attendre d’avoir fait le tour de la théorie pour appliquer.

Cette posture très pragmatique, qui accepte l’ »essai erreur », a longtemps été rejetée en France (même si elle a été aussi beaucoup critiquée et remise en cause régulièrement), mais beaucoup mieux acceptée par les pays anglo-saxons. On admet enfin, que les modalités d’apprentissage doivent être diversifiées et qu’il ne suffit pas d’être le « premier de la classe » pour réussir professionnellement. Cela bouscule énormément de schémas : la linéarité de la scolarité, les hiérarchies des matières, les habitudes d’enseignements… mais le temps fait son œuvre et les choses évoluent, remettant en question le « prêt à enseigner ».

L’étudiant effectual cherche aussi les partenariats et les alliances plutôt que de voir les autres comme des concurrents potentiels. Le travail à plusieurs devient essentiel et l’apprentissage est collaboratif.

Un difficile désapprentissage en 3 années

Il va falloir « apprendre à désapprendre » pour « désapprendre à apprendre » comme on le faisait depuis le CP.

Ces changements ne se décrètent pas, d’autant plus qu’ils impliquent l’étudiant lui-même mais aussi son entourage qui, ayant été éduqué et formé selon d’autres modalités peut se montrer très critique. C’est ainsi que de nombreux parents trouvent que leurs fils ou leurs filles étudiantes  «ne travaillent pas assez ». Traduisez  : « Ils n’ont pas assez d’heures de cours ». Ou encore qu’ils  « perdent leur temps », à traduire par : « Ils s’occupent du week-end d’intégration ou d’une association ou d’une expo de peinture… au lieu d’aller en cours ».

Cet entourage peut aussi se montrer inquiet quant à des choix qu’implique cette nouvelle vision des études : pourquoi interrompre son cursus pour faire un tour du monde ? Pourquoi vouloir faire son année à l’étranger en Colombie ou au Kazakhstan quand l’Angleterre ou les Etats Unis sont plus accessibles ?

Changer en douceur

Il faut accepter que ces changements se fassent doucement, et nécessitent beaucoup de pédagogie pour être appropriés par ces étudiants et leurs familles. Or, trop de Business School, fortes de leur légitimité et de leurs propres certitudes, soucieuses de ne pas perdre le pas dans la course à l’innovation (ou peut être plutôt à la nouveauté), sont plus dans les effets d’annonce et l’imprécation que dans une démarche respectueuse de la chronobiologie de leurs étudiants. C’est ainsi qu’il faut faire du MOOC puis du SPOC, que le co-working est incontournable, que les tablettes sont les nouvelles tables sacrées de l’enseignant …

Ces discours forts et manquant de nuances, certes enthousiasment les déjà-convaincus, mais déstabilisent une grande majorité qui reste silencieuse et entre en résistance par inertie, car il n’est pas facile de s’élever contre la nouveauté quand on n’a pas forcément les codes, et qu’on risque d’être taxés de réfractaires au changement et donc à l’innovation.

Il me semble donc important de mettre à profit les 3 années (en moyenne) du cursus d’une Grande Ecole pour faire évoluer les étudiants en douceur, sans les mettre en difficulté, même s’il est aussi formateur d’avoir à affronter le défi de certains changements et de sortir de sa zone de confort.

Les choix de l’EM Strasbourg

Nous avons donc décidé à l’EM Strasbourg de ne pas bousculer trop les modalités d’apprentissage de première année : nous avons ainsi réintroduit de la culture générale, de la philosophie, des cours présentiels en langue à côté du CRL en auto-apprentissage…. C’est en  deuxième année que sont proposés le «  parcours associatif », les choix de parcours à la carte, l’année à l’étranger ou encore l’année professionnalisante, les « On site training days » (journées de co-working en entreprise)…

L’acculturation est là dès la première année avec les projets à mener pour les entreprises (action « Prospect act » en groupe et en exercice réel), la plateforme e-learning d’apprentissage aux 3 valeurs de l’école, ou encore la proposition de rejoindre la Ruche et son pré-incubateur de projets d’entreprises.

Un expert forme les enseignants

L’EM Strasbourg propose aussi la modularisation des cours avec des « tracks présentiels » (cours obligatoire et absence sanctionnée) et des « tracks à la présence optionnelle » (présence en cours facultative). Pour accompagner ces changements, un expert en éducation forme nos enseignants aux dernières modalités d’apprentissage et à la qualité de la formation qu’ils prodiguent : être plus proactif en cours, savoir animer un amphi, utiliser Internet dans ses enseignements … sont les thèmes de nos ateliers pédagogiques.

Nous misons aussi sur une pédagogie auprès des parents pour qu’ils comprennent mieux et s’approprient ces nouveaux styles d’apprentissage. Car, bien souvent, ces parents ont l’impression que leurs étudiants « ne font rien » parce qu’ils n’ont pas 40 heures de cours par semaine !

Enfin, et surtout, nous posons des mots sur les actions que nous menons et nous les intégrons toutes dans la même cohérence pédagogique. Faire un stage en entreprise, passer une année à l’étranger, suivre des cours en ligne, monter un projet d’association… ne doivent pas rester seulement des expériences stimulantes et réussies. Il faut les mettre en perspective pour comprendre les savoir, savoir-faire et savoir-être qu’elles forment. Sans un nécessaire  travail de réflexivité, l’étudiant ne comprend pas ce qu’il apprend, ne sait pas qu’il sait.

Un programme de développement personnel et professionnel

C’est donc grâce à un programme dit DPP (développement personnel et professionnel) animé par une équipe d’experts, que les étudiants vont peu à peu prendre conscience d’apprentissages insoupçonnés, ou savoir valoriser des compétences acquises au cours de « détours ».

Organiser un WEI (week-end d’intégration) ou une soirée de gala met en action des compétences de gestion de projets tout à fait transmissibles à d’autres secteurs d’activités ou d’autres projets. Faire vivre une association implique des savoir-faire commerciaux, de gestion, de management, certes acquis au jour le jour de façon empirique, mais qui, une fois mis au jour et valorisés, vont constituer un beau portefeuille de compétences. Il en va de même des séjours à l’étranger ou des périodes en entreprises.

L’école, avec l’ensemble de ses équipes (dans ces dispositifs, l’enseignant n’est plus le seul interlocuteur de l’étudiant), s’organise donc comme une véritable plateforme de conversion qui transforme tranquillement et sereinement un étudiant causal , brillant et fort de son capital connaissances en étudiant effectual, en mouvement, pourvu d’un portefeuille de compétences, et en phase avec les attentes des entreprises.

Quel que soit le profil à l’arrivée dans l’école, le rythme de désapprentissage et de réapprentissage de chacun doit être respecté. L’enjeu est de comprendre qui on est, de savoir de quoi on a envie, d’être conscient de son potentiel comme de ses limites et de mettre tout cela en cohérence. L’Ecole de management de Strasbourg conçoit cet accompagnement comme central.

Petite illustration avec… les personnages de Games of Thrones

La saga de Games of Thrones est une excellente illustration de ce qu’est une personne causale et une personne qui évolue de façon effectuale.

Les «purs  causaux ». Rationnels, rivés sur leurs objectifs, ils voient le monde comme leur propriété et les autres comme des instruments de leur destin personnel.
  • Daenerys est une très jeune fille au début de la saga. Elle a à affronter des évènements extrêmement violents dont la découverte de la trahison de son frère, qui seront fondateurs d’une quête foncièrement causale. Elle se donne pour objectif de s’asseoir sur le Trône de Fer, et met tout en œuvre pour réussir cet objectif. Elle va suivre un chemin rectiligne, allant de conquête en conquête, considérant tous ceux qui ne sont pas ses alliés déclarés comme des ennemis. Elle réquisitionne toutes les ressources des lieux où elle passe pour les mettre au service de son projet : c’est le cas des Immaculés comme des Puinés.
  • Les Lannister ont en commun d’être des purs causaux au début du récit. Leur avenir est dessiné et se caractérise par une forte certitude. Ils sont des héritiers incontestables, avec la puissance et les moyens financiers qui assurent la pérennité de cette puissance. Au fur et à mesure des évènements, cette certitude va être ébranlée et, chacun à sa façon devra modifier son rapport à la vie. Certains ne comprendront rien au monde qui change autour d’eux. C’est le cas de Joffrey ou, dans une moindre mesure de sa mère Cersei, tous deux restent dans une vision obstinée de leur destinée, détruisant systématiquement tout ce qui peut entraver son déroulement.
  • Si Joffrey est dans un aveuglement pathologique, sa mère Cersei pratique des manœuvres tacticiennes, sans changer sa vision du monde, accablée par un destin qu’elle ne pense pouvoir changer, corsetée dans son rôle de femme révoltée par la soumission à laquelle on l’a contraint, mais restant profondément au service d’une reproduction sociale que ne démentirait par Bourdieu.
Les causaux qui deviennent effectuaux . Ils apprennent à voir le monde qui les entourent comme une source d’opportunité et d’apprentissages.
  • Jamie Lannister, s’il partage au départ cette vision d’un destin tracé, prêt à tout, même aux pires transgressions (comme l’inceste) pour l’assurer, va peu à peu évoluer dans son rapport au monde. Ses mois d’enfermement, des rencontres pour le moins improbables comme la femme chevalier Brienne de Thorte (elle-même très causale), sa mutilation (sa main droite est sectionnée lui faisant perdre tout son avantage physique) vont l’amener à adopter une posture plus effectuale. Ses ressources physiques sont limitées, son statut est érodé (il n’est plus crédible en garde royal), ses soutiens (son père, sa sœur) se dérobent … il doit apprendre à s’ouvrir puis à faire confiance à d’autres personnes, il doit apprendre à raisonner à partir de ses capacités qui ne sont plus « no limit ». Cette capacité à comprendre cette nouvelle donne va le conduire à porter un regard curieux, puis bienveillant sur des personnes pour lesquelles il n’avait avant que le plus profond dédain.
  • Les enfants Starck se trouvent aussi dans cette évolution, très rapidement, la sécurité de Winterfeld et de parents unis et rassurants disparait. Tous se retrouvent confrontés à l’effondrement de leur monde et chacun va conduire sa destinée à sa façon.
  • Robb, l’ainé va rester dans une attitude très causale, animé par son destin d’héritier, qu’il vit de façon sacrificielle. Ses frères et sœurs vont, eux, investir un comportement effectual, avec des nuances, ainsi Sansa est en mode réactif et d’hyper adaptation aux contraintes et aux agressions qu’elle subit. Bran, de par son handicap (il devient paraplégique suite à une chute) va porter un regard différent sur le monde (en l’occurrence mystique) et y voir tout à fait autre chose.
  • C’est Arya qui incarne la personne la plus effectuale de Games of Thrones : dès le départ (et avant les drames qui touchent sa famille) elle est mue par une envie de changement, que ce soit sa condition de fille dans un monde masculin ou ensuite les injustices qu’elle veut punir  et les hiérarchies qu’elle veut bousculer. Elle regarde le monde comme une source continue d’apprentissages qu’il s’agisse de ses leçons d’escrime, de la façon dont on peut éliminer un ennemi… ou chasser et cuisiner du gibier. Le dénominateur commun de ces frères et sœurs est leur immense résilience, leur capacité d’apprentissage, leur habileté à exploiter leurs ressources pour avancer, en renonçant à atteindre d’emblée un but ambitieux.

Décidemment, dans le royaume des 7 couronnes, avec le chaos et l’immense incertitude qui le caractérise, la prime est à l’attitude effectuale, le monde que nous partageons en cette deuxième décennie du XXIème siècle est-il si différent ?


(1) L’effectuation trouve son origine dans les travaux de recherche menés par Sara Sarasvathy (sous la direction d’Herbert Simon), jeune doctorante d’origine indienne, ancienne entrepreneuse. A la fin des années 1990, Sarasvathy cherche à comprendre comment les entrepreneurs raisonnent et agissent dans leur démarche de création. Elle met en évidence deux logiques de raisonnement : la logique causale et la logique qu’elle nomme « effectuale ».

(2) Nous emploierons le masculin pour ne pas alourdir notre propos, mais cet étudiant inclut bien sûr toutes les étudiantes qu’elles soient causales ou effectuales.

Apparence physique: le costume et le tailleur ne font pas le futur manager

« La beauté est une meilleure recommandation que n’importe quelle lettre », disait Aristote. Et le Moyen-Age nous a laissé l’adage : « L’habit ne fait pas le moine, mais il permet d’entrer au couvent. »  Plus récemment,  Johnny Halliday chantait « ma gueule, qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? ». La question des apparences est majeure, se retrouve partout, et nous poursuit, où que l’on soit et quoique l’on fasse. 

Au moment où se profilent les entretiens pour les concours ou les entrées en formation, un petit propos d’étape me semble intéressant. D’autant que la question connait un nouveau visage compte tenu de :

  • la montée en puissance de la présence de l’image avec Internet et les réseaux sociaux. En 2014 la photo circule partout et avec une accélération croissante, comme en témoigne le développement d’Instagram ou de Snapshat.
  • la revendication de reconnaissance. C’est le fameux quart d’heure de célébrité promis par Andy Warhol qui amène à la mise en scène de son soi le plus intime. C’est alors un jeu de comparaisons et de performance qui s’installe : Lady Gaga, Rihanna sont des icônes de ce jeu des apparences.

Paradoxalement, la question de l’apparence physique est peu traitée dans le monde du travail.  Elle figure au côté de 19 autres critères de discrimination. Mais si de nombreux travaux de recherche, d’actions en justice, de dispositifs légaux et réglementaires se sont intéressés à l’origine, au handicap, au sexe… peu de choses concernent directement l’apparence physique, qui est souvent traitée selon un autre angle. La boucle d’oreille pour un homme devient un problème d’homophobie, un tatouage ou des dreadlocks relèvent du fait religieux…

C’est quoi au fait l’« apparence physique » ?

On met sous le vocable « apparence physique » beaucoup de choses fort différentes : le poids, la couleur de la peau, les vêtements, le look, le comportement, les odeurs, la façon de parler, l’allure, les tatouages, les piercings… Un inventaire à la Prévert qui peut s’organiser en deux grandes catégories :

  • L’apparence « subie ». La couleur de peau, la couleur des cheveux, des imperfections ou des traits saillants dues à une maladie génétique ou un handicap, la taille entrent dans cette catégorie. On ne les choisi pas mais toutes ces caractéristiques physiques appellent souvent des comportements discriminatoires comme le rappellent régulièrement des enquêtes édifiantes.
  • L’apparence « choisie ». Elle renvoie à des caractéristiques que la personne a délibérément modifiées ou provoquées. C’est le cas de tout ce qui renvoie au « corps travaillé » , à savoir les tatouages, les piercings, le maquillage, la coiffure… On met aussi dans cette catégorie le poids (surtout le surpoids), la façon de bouger ou de s’habiller.

Les trois temps de l’apparence

Trois phénomènes concourent à faire de notre apparence un atout ou à un frein dans nos vies.

1) Les préjugés

Dès notre plus petite enfance, nous construisons notre rapport au monde en nous appuyant sur un processus de catégorisation, afin de mieux l’appréhender et de lutter contre sa complexité. Ce processus nous amène à construire des stéréotypes, qui ont valeur de repères mais pas de jugements. C’est l’étape suivante qui pose problème à notre « vivre ensemble » : celle qui conduit aux préjugés.

Un préjugé, c’est juger une personne ou un groupe de personnes sans les connaitre, sur la base d’informations non vérifiées, incomplètes… et moins on connait, plus les préjugés comblent les trous de cette connaissance insuffisante. C’est comme cela que nous pouvons penser, ou affirmer que « les Italiens sont des dragueurs », « les roux sentent mauvais », « les blondes sont idiotes », « une personne aux mains moites est une angoissée », « un gros est sympa », « un tatoué est un marginal »…

Il faut donc, et le plus tôt possible, en prendre conscience pour mieux les déconstruire et accepter les autres (comme soi-même) dans leur plus grande diversité et dans leur authenticité.

2) L’attractivité

visage

« L’attractivité » fait l’objet d’un large consensus sur une apparence donnée. Ainsi, de façon quasi universelle, est jugé attractif un visage symétrique, prototypique du genre sexuel, avec des traits moyens sans « points saillants ».  C’est donc cette attractivité (ou son absence) qui va jouer dans notre évolution en société et, particulièrement, dans notre vie professionnelle.

« Ce qui est beau est bon », c’est-à-dire que les personnes considérées comme attractives ont plus de chance de réussir professionnellement. Dans les salles de classe les enfants « mignons » sont plus souvent interrogés et mieux notés que ceux jugés plus disgracieux.  Les études montrent que les personnes attractives sont considérées comme plus sociables, plus indépendantes, plus agréables, plus sincères, moins timides, moins névrosées … mais aussi plus intelligentes, plus compétentes, plus qualifiées, plus convaincantes.

Les chiffres tirés d’observations dans le monde du travail sont là pour objectiver ces comportements que l’on peut qualifier de discriminatoires : la prime de beauté est de l’ordre de 12% en moyenne contre 5 à 10% en moins avec la « pénalité laideur ».  Autre chiffre : entre deux candidats de tailles différentes, 72% des recruteurs choisissent le plus grand.  D’ailleurs, les personnes qui occupent des positions hiérarchiquement élevées sont perçues comme plus grandes qu’elles ne le sont en réalité.

A l’inverse, la beauté peut être considérée comme un handicap pour les femmes attractives dans le cadre d’emplois traditionnellement associés aux hommes dans lesquels l’apparence ne compte pas.

 3) L’autocensure

Devant de tels consensus (non-dits), chacun se met en position d’autocensure et ne va plus chercher à se créer des possibles. Ainsi, les personnes se jugeant en surpoids ne vont pas aller vers des métiers de relation, ceux et celles qui se jugent disgracieux vont se refréner dans leurs ambitions professionnelles. Les tatouages vont être camouflés et les piercings enlevés pour aller à un entretien. Les handicapés s’assignent des métiers en fonction de leur handicap.

Le plus souvent, nous sommes nos pires ennemis, car nous préjugeons du regard que l’autre va porter sur nous. Et, bien souvent, nous polluons notre relation à l’autre avec des dénégations ou des justifications sur des points que nous estimons négatifs.

C’est un ainsi que 29 % des salariés ont le sentiment d’avoir été discriminé une fois ou l’autre pour leur apparence alors que les plaintes portées devant les tribunaux pour la même raison sont quasi inexistantes. Les cas patents de discrimination pour apparence physique sont également très rares et en général très sujet à polémique. Ils ont fait couler beaucoup d’encre, sans forcément de preuve avérée.

Quels sont les moments de la vie professionnelle les plus exposés ?

Si on reprend le cas de l’entretien de recrutement, on observe des choses souvent très étonnantes. Le recruteur, surtout s’il est mal formé, va s’arrêter à l’apparence : il va préférer le candidat qui lui ressemble. On va par exemple chercher à recruter des caissiers ou des caissières avec un « look » sportif dans une enseigne de sport alors qu’il est démontré que cela n’a aucun impact sur les clients.

Les postures vont être interprétées : les mains moites seraient un signe d’angoisse, les bras croisés un signe de retrait, l’absence de sourire révèlerait une personnalité peu empathique. Des « spécialistes » de ces prétendues interprétations sont apparus. Or, les recruteurs bien formés savent que c’est sur la compétence qu’il faut se concentrer, avec des questions et des éléments de preuve objectivables.

La promotion, ou tous les moments de négociation, sont également des moments critiques où la confiance en soi est essentielle et où l’autocensure est assassine. On observe que les hommes n’ayant pas une allure virile et les personnes en surpoids sont trop souvent écartées des promotions pour, respectivement  « manque de virilité » ou «  déficit de maîtrise de soi ».

Mes conseils aux candidats aux grandes écoles

 1) Ne vous focalisez pas sur votre apparence

Vous êtes le centre des regards du jury, c’est normal mais dites-vous qu’ils ne se cherchent pas à vous juger sur votre apparence. Il existe des petits trucs pour prendre la distance nécessaire. Imaginer vos interlocuteurs tout nus par exemple, ou encore recourir à la technique du sabotage que j’ai expliquée dans un autre post et qui fonctionne très bien (testée !).

2) Intéressez- vous à vos interlocuteurs

Cela passe par le sourire, le regard bienveillant sur les autres. En entretien : cela consiste à être dans une écoute et une orientation vers l’autre. Vous êtes en dialogue avec un jury qui ne vous veut pas de mal, mais qui veut comprendre qui vous êtes. A l’EM Strasbourg, nous faisons des briefings avec les jurys pour que les entretiens soient des conversations, et pas des évaluations.

3)  Fuyez les écoles où l’entretien est de 10 minutes

Quel que soit le professionnalisme des personnes composant le jury, en un temps si court, ils tomberont forcément dans les apparences. A vous de voir si ce jeu de dupes correspond à vos valeurs et de quoi il préjuge pour la suite de vos études.

4) Prenez de la distance avec les standards véhiculés par les médias

Soyez persuadé qu’on peut être apprécié, attractif, aimé sans être dans les « canons » de la beauté. Regardez les personnes dans leur diversité sans vouloir ressembler à des pseudo modèles.

5) Prenez du recul avec les « bons conseils » de votre entourage

Ils sont souvent issus des propres représentations des personnes qui les donnent. Non les hôtesses de l’air ne sont plus des mannequins. Oui, on peut travailler comme cadre dans une entreprise avec un piercing. Oui, on peut être performant sans cravate et l’on peut réussir son entretien sans être en costume ou en tailleur !

6) Soyez  respectueux de vos interlocuteurs

On ne vous rejettera pas parce que vous n’avez pas le « bon look », c’est votre compétence (ou votre potentiel de compétence), que l’on recherche avant tout  mais on appréciera l’effort de correction de votre allure, qui sera perçu comme du respect et de l’intérêt pour l’école qui vous reçoit. En clair, même avec le « bon look », être négligé ou sale sera rédhibitoire.

7) Ne vous déguisez pas

Soyez  à l’aise dans ses vêtements, avec votre coiffure, votre maquillage : si le costume cravate ou le tailleur vous étouffe, mieux vaut mettre un jean (peut être pas le favori tout troué) et un polo. Ne retirez pas obligatoirement vos piercings et vos boucles d’oreille s’ils font partie de vous. Vous allez bien les remettre ensuite ? Alors, pas de tromperie ou de faux semblants pour démarrer une relation …

8) Sachez dire que vous êtes mal à l’aise ou timide

N’hésitez pas à expliquer un point qui pourrait inquiéter le jury en assumant un point saillant : « oui, je bégaie un peu »,  « oui, je rougis facilement ». Assumez ! On vous considèrera comme lucide et plus fort.

9) Ne surjouez pas le « bon étudiant » ou le « manager à potentiel »

Cela risque de se retourner contre vous très vite : les jurys sont pros et veulent comprendre qui vous êtes vraiment. Ils cherchent des personnes authentiques.

10) Refusez les réponses toutes faites aux questions toutes faites

On vous demande vos vrais défauts et vos vraies qualités, pas celles de tout le monde ! Et ce qui importe, c’est la façon dont vous répondez, pas ce que vous dites !

11) Ne vous autocensurez pas

Vous êtes en surpoids, vous vous trouvez « moche », vous avez une imperfection physique … ce n’est pas la beauté que les écoles cherchent, c’est la compétence, le talent, l’adéquation à leurs valeurs, le reste n’est qu’apparence !

12) Sachez déclencher l’alerte

Si vous avez eu des interpellations qui questionnaient ou mettaient en cause votre apparence physique, en le faisant savoir vous rendrez service à d’autres et vous éviterez des mauvaises pratiques. Le « wistleblowing » a mauvaise presse en France mais c’est aussi une façon de faire évoluer les mentalités et les pratiques. L’EM Strasbourg a mis en place une ligne et un mail d’écoute pour prendre en charge des situations de difficulté ou de souffrance dues à des façons de faire qui ne sont plus tolérées et plus tolérables.

13) Regardez autour de vous

Les enseignants, les personnels, les professionnels que vous croisez en dehors de l’entretien ont-ils l’air bien dans leurs baskets ? Sont-ils divers dans leurs looks, leur comportement ? Et surtout, vous correspondent-ils ? Car il s’agit bien, à travers cet entretien, de choisir « votre » école, et pas celle qui en aurait seulement l’apparence.

14) Vous ferez bouger les lignes des préjugés

Demain, ce sera à vous de prendre le relais pour que l’apparence ne soit plus un poids dans le monde du travail : alors aidez-nous à bouger les lignes dès maintenant !

Bonus : la vidéo des entretiens à l’EM Strasbourg

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