Les managers doivent apprivoiser la Vérité
La « Vérité » sera le thème de philosophie cette année pour les classes préparatoires aux grandes écoles économiques et commerciales. Une bonne occasion de se poser la question de la place que prend ce concept en management.
Pour bien l’appréhender, examinons dans un premier temps trois facettes, ou trois visions, de la vérité :
1. L’attente de transparence
« La vérité des prix », « la vérité des chiffres »… Ces expressions courantes dans le monde du travail nous mettent sur la piste de la première facette de la vérité en management. Elles renvoient à l’idée qu’il est possible de faire une représentation de l’activité de l’entreprise et à l’idée que ce sont les chiffres qui sont le plus à même d’en produire une image fidèle.
Force est de constater que les représentations les plus mobilisée des flux d’activités des entreprises sont le bilan comptable, le compte d’exploitation, ou encore les camemberts ou autres histogrammes narrant la vie de la production, des ventes, ou des ressources humaines de l’organisation. La question de la vérité renvoie alors à la « fidélité » de l’image ainsi dessinée. Les chiffres sont-ils fidèles à « la » réalité de l’activité ? Ou sont-ils tronqués, aménagés, modifiés pour servir des desseins à destination d’interlocuteurs ciblés ?
A ces questions, la réponse n’est jamais évidente : des erreurs sont possibles dans l’élaboration des chiffrages ; des choix de redressement de ces chiffres peuvent être faits , sans intention de tromperie, mais pour optimiser le portrait. Evidemment il existe des choix délibérés de produire des chiffres faux. Dans les trois cas, les chiffres ne sont pas vrais : ils transmettent néanmoins une représentation de l’organisation qui servira de base à des décisions stratégiques.
Finalement, le mot « vérité » est rarement prononcé dans l’entreprise. C’est la « transparence » qui a pris son relais. Il est important d’être « transparent », c’est-à-dire de pouvoir donner accès aux sources et aux choix qui ont permis l’élaboration des chiffrages proposés.
Le même souci de transparence se retrouve pour tout ce qui va toucher aux informations et aux messages qui circulent dans l’entreprise : que ce soit un mémo, une plaquette, un discours du dirigeant. Comme salarié, comme client, ou comme simple spectateur extérieur porteur de l’opinion générale, je me pose des questions : Quelle fiabilité puis je accorder à ces messages ? Me parle-t-on « vrai » ou bien me raconte-t-on une tout autre histoire ? Pour me rassurer, pour me faire acheter, ou pour que j’aie une bonne image de cette entreprise ?
2. L’exigence de traçabilité
Pour les produits, la vérité renvoie à l’idée de traçabilité. A l’heure des grands scandales comme celui de la « vache folle », celui du « Mediator » ou encore des « implants mammaires », les clients comme l’ensemble des parties prenantes et l’opinion publique veulent toute la vérité sur l’origine des produits qu’ils consomment.
La prise de risque n’est pas une option quand il s’agit de manger un hamburger, d’acheter une peluche à son bébé, ou de contracter un emprunt immobilier. Paradoxalement, Internet, comme formidable machine à diffuser de l’information a amélioré cette transparence en mettant à la disposition de chacun un ensemble inépuisable d’informations, mais a aussi contribué à créer de l’opacité et de l’angoisse en ne faisant pas le tri de ces informations et en contribuant à la « rumeur » non vérifiée, et souvent non fondée. La traçabilité est alors souvent brouillée et brouillonne. Et la vérité de l’origine est sujette à caution.
3. Le besoin d’authenticité
Un autre terme connexe à la notion de vérité en management est celui d’ « authenticité ». Le monde des organisations aime l’authenticité, qui concerne les produits comme les comportements. En entreprise, il s’agit d’avoir un comportement authentique, un comportement « vrai », c’est-à-dire ne pas se déguiser, ou ne pas travestir ses sentiments ou sa vision des évènements et des personnes dans le cadre de son activité professionnelle. Le « parler vrai » est attendu surtout pour les dirigeants, à qui on attribue alors une forme de courage, celui d’assumer une stratégie, un cap dans un environnement incertain et angoissant.
La même exigence se retrouve à l’endroit des collaborateurs, il est inenvisageable qu’ils camouflent des informations ou en donnent de fausses, par contre, ils sont moins attendus sur un comportement trop « vrai » ou trop « authentique » qui pourrait être perçu comme de l’insubordination ou tout au moins un manque de respect pour la hiérarchie. Cet avatar de la vérité rejoint la notion de transparence, sans toutefois s’y substituer complètement : le comportement authentique et la transparence des messages se renforcent mutuellement mais on peut très bien adopter un ton « franc », sans toutefois donner les bonnes informations.
Pour les produits, cette authenticité se retrouve dans les grandes tendances à vouloir consommer bio, local, plus en phase avec les saisons ou les territoires. Il s’agit souvent d’une authenticité revue et corrigée, surtout dans les produits alimentaires où les producteurs comme les supermarchés sont passés maîtres dans la mise en scène d’une « hyperréalité » de l’authenticité : pots en terre pour les yaourts, paille pour l’emballage des fromages, comme pour garantir un retour aux sources, pourtant maintenant bien lointaines.
Comment la vérité est-elle appliquée en entreprise ?
Nous avons identifié trois concepts : la transparence des informations, la traçabilité des produits et des flux financiers, l’authenticité des comportements et des produits. Nous avons aussi souligné combien ils étaient attendus par l’ensemble des parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, gouvernance, simples citoyens … Mais qu’en est-il réellement dans le monde de l’entreprise, et quels enseignements pouvons-nous en tirer sur la vérité en particulier ?
Dans le monde des affaires, le contraire de la vérité n’est pas le faux, mais la représentation et l’interprétation. En effet, le management entretient avec la vérité des relations en demi-teinte : une certaine opacité, une semi-transparence, donnent des marges de manœuvre que n’offre pas (ou plus rarement) la vérité. En résumé, la performance des affaires ne supporte pas une trop forte transparence.
« Toute vérité n’est pas bonne à dire »
Selon cette hypothèse, l’illusion entretient l’espoir (que l’usine ne fermera pas, que le concurrent n’est pas aussi menaçant que cela, que les salaires vont augmenter ou que les conditions de travail vont s’améliorer). En entretenant l’espoir, il y a de plus fortes chances que le management des hommes et des femmes soit facilité. En leur disant ce qu’ils veulent entendre, on éviterait les remous, les grèves, les blocages ou, tout simplement, la désillusion et la crainte de l’avenir. Cette attitude peut aussi relever de la méthode Coué, mais il faut reconnaitre qu’il y a de fortes chances que l’auto-prophétie se réalise en mettant en mouvement les personnes grâce à l’énergie positive instillée.
On retrouve cette même idée pour les relations entre collaborateurs. Vouloir tout dire à tout prix sous le prétexte de « parler vrai » peut mettre à mal la cohésion sociale. L’entreprise reste un petit théâtre avec beaucoup de mise en scène de soi. Mais cette convention des comportements est surement le prix à payer pour que la vie au quotidien soit gérable et que la confiance, huile indispensable du rouage des organisations, soit au rendez-vous.
Les représentations plus fortes que la réalité?
La seconde hypothèse est l’idée que la stratégie est fondée sur des représentations du monde. La prise de décision s’opère sur la base d’informations partagées. Peu importe la réalité, l’essentiel est la capacité à se représenter les événements et l’environnement que les acteurs concernés (souvent en concurrence) partagent. A quoi bon vouloir LA vérité quand UNE vérité, même toute relative, permet de développer une activité ?
La vérité est réservée à l’élite
On peut par ailleurs opposer la vérité au secret plutôt qu’au mensonge. L’hypothèse qui préside à cette relation est que la vérité est un bien trop précieux pour être mis entre toutes les mains. La vérité serait alors réservée à une élite : les « grands » qui président aux destinées du Monde. Les informations seraient réservées à un cercle d’initiés du monde politique ou du monde économique qui sauraient en faire bon usage dans la façon dont ils les communiqueraient à leurs collaborateurs.
De la même façon, l’affranchissement du jeu des apparences, guère envisageable dans le quotidien du monde du travail serait réservé à cette élite qui pourrait, de par son expertise, son savoir et son pouvoir, s’autoriser au « parler vrai », sans précaution, sachant que, de plus, on lui en sait gré.
La vérité, un levier à usage unique…
Nous avons observé qu’il existe dans le monde du management un rapport à la vérité qui relève d’une extrême ambigüité avec un jeu de cache-cache fondé sur des semi-vérités, des vérités arrangées, un jeu d’ombres et de lumières tamisées.
Au-delà de l’objectif de sauvegarder la confiance et d’entretenir l’espoir que nous avons déjà évoqué, il y a le constat que la vérité est un levier très peu performant de la vie des entreprises, car, finalement, elle est à « usage unique ». Qu’il s’agisse de relations entre personnes, de messages, d’informations chiffrées … la vérité ne se dit qu’une seule fois, contrairement à la tromperie, à la copie, à la contrefaçon qui sont recyclables indéfiniment. La vérité est une arme à un coup, avec un risque très fort d’effet boomerang contre son pourvoyeur. Cette vision de la mobilisation de la vérité éclaire alors les fortes tentations ou propensions à se retenir d’agir « en vérité ».
« Je ne peux pas tout dire », « Je vais créer des espoirs ou des désillusions que je ne pourrais pas contrôler », « Mon entreprise ne va pas se relever de ce scandale », « Je ne peux lui dire ce que je pense de son comportement car je m’expose à des sanctions »… sont autant de raisons, au quotidien de ne pas mettre la vérité ou ses trois avatars – la transparence, la traçabilité, l’authenticité – au centre de l’action managériale.
… mais qui constitue un besoin impérieux!
Pour autant, l’envie, le besoin de vérité est impérieux chez chacun d’entre nous, dans nos vies professionnelles, le sentiment (ou la présence attestée) de mensonges, de faux messages, de contrefaçons, d’illusions … nous minent au quotidien, dans nos rapports à nos collègues, à nos collaborateurs, à nos hiérarchies. Le « risque perçu » lors de l’achat d’un produit ou d’un service nous angoisse. L’incertitude plombe notre confiance en l’avenir, quand des informations tombent : emplois supprimés, scandales sanitaires ou sociaux.
Les théories du complot ont alors des autoroutes ouvertes devant elles pour prospérer à la vitesse de la lumière. Les discours performatifs de charlatans qui font du bien-être un fond de commerce font florès. Comment sortir de cette tension ?
Revenir à la philosophie pour avancer
L’analyse proposée par le philosophe Yann-Hervé Martin, qui intervient régulièrement à l’EM Strasbourg pour des « master class » sur des thématiques managériales, jette un éclairage sur la notion de vérité qui aide notre réflexion à avancer. Pour lui:
« Tout questionnement sur la vérité exige d’abord un acte de foi. Il nous faut reconnaitre avant toute chose, il nous faut croire d’abord que nous sommes capables de penser, de décider, d’agir, de vivre en vérité ».
Il nous invite à entendre cette expression, « en vérité », « littéralement », c’est-à-dire:
« Depuis le lieu de la vérité qui seul donne sens à ce que nous pouvons penser ou faire. Agir et penser depuis un autre lieu, celui de nos opinions convenues, de nos dogmes ampoulés, de nos intérêts mesquins, de nos croyances naïves par exemple, ce serait se condamner à l’erreur, au mensonge, à l’errance, aux idées fausses et aux décisions faussées ».
Il nous invite à voir la vérité comme relation :
« La vérité est d’abord relation ou, pour le dire autrement, il ne saurait y avoir d’expérience de la vérité depuis son dehors. A ce titre, le contraire de la vérité n’est ni l’erreur, ni le mensonge. Se tromper, en effet, n’a de sens que pour celui qui cherche la vérité et qui, par là même, se tient en rapport avec elle. De même, le menteur ne peut mentir que parce qu’il connait la vérité qu’il cache à autrui. Le contraire de la vérité est donc plutôt un rapport faussé à ce qu’on est, à ce qu’on fait, à soi-même ou à autrui. D’ailleurs, pour reprendre l’exemple du mensonge, il consiste moins à cacher la vérité à autrui qu’à fausser ma relation à lui. La vérité est donc essentiellement relation, rapport ».
Le philosophe situe la vérité dans le rapport à trois choses :
1) Le rapport au monde, qu’il nous invite à ne pas voir que comme un espace à exploiter et à détruire pour des usages personnels, égoïstes et court termistes;
2) Le rapport aux autres à voir dans le respect de leur personne;
3) Le rapport à soi : en ne nous considérant pas comme des individus à améliorer, en oubliant que nous n’avons pas à « réussir nos vies » mais bien à les accepter avec gratitude pour nous percevoir dans toute notre richesse personnelle et pas seulement comme un outil de performance.
Pour un management éthique et responsable
Cette vision de la vérité me semble éclairer d’un jour nouveau le rapport du management à la vérité. En effet, cette idée d’une vérité dans mes rapports au Monde, aux autres et à moi-même renvoie à une vision d’un management éthique et responsable. Il n’écarte pas l’action managériale de sa vocation de performance économique (l’inscrivant bien dans son rôle d’acteur créateur de richesses pour la société), bien au contraire.
Ce management responsable s’inscrit dans la pérennité : de l’environnement (au sens écologique), de l’entreprise (refusant ainsi l’entreprise jetable soumise à une gouvernance financière coupée des réalités économiques), des destins des hommes et des femmes qui contribuent à l’activité de l’organisation. Ce management responsable accueille aussi l’idée que chacun peut trouver dans sa vie professionnelle une source de réalisation.
Apprivoiser la vérité
A l’issue de cette réflexion, je vous invite à rejeter une vision réduite de la vérité en management, limitée à des concepts guidés par des jeux tactiques, des présupposés peu ou mal interpellés, ou des habitudes dont il est difficile de se défaire.
Il n’y aura pas de grand soir de la vérité dans les entreprises, mais son apprivoisement est à mettre à l’ordre du jour de façon urgente. Il faut faire bouger les lignes des rapports à l’opacité, aux petits jeux, aux manœuvre dilatoires qui font que quand la vérité « éclate », elle fait toujours l’effet d’une bombe nucléaire, laissant sur son passage son lot de blessés, de déçus, d’estropiés du monde du travail.