Cracking the management code

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#insight2020 : la tour de Babel de la science du « développement humain »

Dans la Tour de Babel qu’est devenue la recherche en éducation, il apparaît clairement un objectif encore peu explicite, celui de contribuer à l’émergence d’une nouvelle science commune : la science du « développement humain ». Je m’en explique.

Un foisonnement de recherches avec un point de connexion : le développement humain

 Depuis quelques années, on assiste à un foisonnement des recherches de champs disciplinaires très nombreux et divers et qui s’interrogent toutes sur le développement humain. Que pouvons-nous constater ?

  • Les champs disciplinaires présents sur le sujet sont de plus en plus nombreux: on peut aller des plus anciennes sur le sujet aux plus récemment apparues dans le champ :  la psychologie, la sociologie, l’économie, les sciences de l’éducation, les sciences de gestion, la philosophie, l’histoire, les neuro-sciences, l’informatique avec la gestion des données massives (ou data science) … et la liste est loin d’être exhaustive.
  • Les méthodologies sont également très diverses: cela va du « chemin de vie » ou de la méthode des cas qui s’intéressent à quelques personnes ou à quelques organisations de façon très contingente au traitement des données massives et à la mobilisation de techniques jusque-là réservées au monde médical.
  • La mobilisation de l’interdisciplinarité est de plus en plus évidente : des chercheurs en neurologie vont travailler d’évidence avec des chercheurs en sciences de l’éducation pour comprendre les comportements d’apprentissage, ou des chercheurs en ingénierie vont collaborer avec des psychologues sur les nouveaux outils de formation …
  • Les épistémologies se côtoient sans trop se heurter avec une forme de convergence vers un constructivisme modéré ou de positivisme aménagé, les plus quantitativistes admettent l’importance de comprendre les émotions comme les plus ancrés dans le qualitatifs voient l’enjeu de travailler sur les grands nombres.
  • Les appels à projet encouragent ces mouvements en sollicitant des équipes interdisciplinaires pour une capacité à explorer les phénomènes de façon globale.

MAIS :

  • Les langages restent très différents, avec des incompréhensions, un psychologue et un informaticien observent le même phénomène mais avec des lunettes différentes, et les dialogues restent difficiles, et peuvent donner le sentiment de ralentir les projets.
  • Les objectifs sont divergents, il s’agit pour certains d’optimiser telle ingénierie de formation pour gagner en capacité d’apprentissage, pour d’autres, le défi est de comprendre des parcours de vie sans enjeux de préconisations.
  • Les idéologies ne sont pas partagées et pas toujours explicites : la formation doit-elle rechercher le ROI (retour sur investissement) ? Doit-elle rester un monde en soi, étanche aux cahots du monde extérieur ?
  • Les publications restent très disciplinaires, n’encourageant pas les carrières fondées sur la transdisciplinarité

Ce foisonnement, cette multiplicité de langages et de points de vue fait qu’on peut évoquer une Tour de Babel. Tous œuvrent ensemble à un projet commun mais avec des échanges sporadiques et souvent insuffisants.

 

La Tour de Babel de la science du développement humain

Les convergences sont nombreuses et concourent à l’édification du « développement humain ».

Un point important est que les institutions de formation sont très souvent parties prenantes de ces recherches. Ne serait-ce que parce que les chercheurs sont aussi des formateurs et mobilisent leurs propres institutions pour mener leurs recherches. Toutes ces recherches correspondent donc à des expérimentations en termes de formation, à la mise au jour de réussites ou d’échecs de propositions mises en œuvre sur le terrain.

Que ces recherches soient in vivo ou encore théoriques, toutes concourent, à leur façon à une quête du « développement humain ». Cette quête est aussi ancienne que l’apparition de l’Homme sur Terre, mais elle s’est considérablement accélérée avec le formidable développement de la technologie et particulièrement de ce qu’on nomme l’« Intelligence artificielle ».

Le monde la formation, de l’éducation ne pouvait l’ignorer, il est donc devenu le terrain de la construction de cette nouvelle science, avec l’édification d’une fragile pyramide qui, bon an, mal an prend de la hauteur.

Quels en sont les questionnements communs ? Avec quelles convergences dans les lignes directrices ? 

  • La continuité dynamique : Comment apprendre à apprendre ? Comment apprendre tout au long de la vie ? Comment capitaliser sur ses réussites et ses échecs ? La question de l’insertion est à intégrer à ce chapitre avec le maintien de l’employabilité à tous âges. On n’arrête pas d’apprendre avec le diplôme, on continue à se former en continu. L’émergence des « blocs de compétences » et le nouveau geste de consommation du Compte Individuel de Formation en sont un des signaux forts.
  • L’omnicanal  : Comment apprendre ou transmettre dans l’omnicanal avec un parcours « sans couture » entre la salle de classe en présentiel, le e-learning, le webinar, les learning expéditions, l’intégration des outils et des méthodes d’apprentissage le plus divers ? Il y a longtemps que l’on sait qu’il n’y a pas de « clé magique » en matière de formation. L’outil est neutre mais il est aussi structurant. On ne peut l’ignorer. L’heure est à l’assemblage et il y a encore beaucoup à progresser sur ce chemin étroit entre la technologie et le rapport au sachant.
  • L’apprentissage optimisé dans le respect de la diversité : comment avoir un meilleur apprentissage dans le respect des spécificités de chacun-e ? La montée en puissance des recherches sur le handicap est une manifestation de cet enjeu. L’idée que nous avons tous des talents très différents et que nous avons à les faire fructifier, en faisant fi de lois universelles, fait son chemin, certes lentement, mais c’est une telle révolution.
  • L’ouverture aux parties prenantes : la transmission et la formation ne peuvent se centrer sur le seul apprenant et son institution de formation. Elles doivent prendre en compte tous les partenaires en présence : l’institution de formation, les entreprises, les organismes de recherche, les familles, les institutions politiques. On quitte (à regret pour certains) le colloque singulier de la salle de classe, la porte s’ouvre et cela convoque la capacité à créer des liens et ériger des passerelles pour abandonner les silos.
  • L’expérience : elle s’impose avec l’intégration des émotions, des valeurs, de la vie personnelle, de l’histoire de la personne. La mise en avant du ressenti et de la satisfaction de l’apprenant sont une évidence, avec toutes les difficultés que cette vision impose.
  • Le capital personnel : on quitte la notion de qualifications et d’aptitudes pour les compétences métiers (dites dures) et surtout le « boom » des compétences relationnelles et personnelles (ou soft skills). L’employabilité est importante, mais elle n’est plus suffisante. La réalisation de soi est l’objectif, avec toutes les nuances qui s’imposent.

 

Chacun entre, avec ses outils, ses lunettes, ses méthodes, dans cet immense chantier dont la cartographie demande encore à être affinée. Mais il est clair que nous convergeons tous vers l’objectif d’un développement humain, face à celui, exponentiel du développement des « machines intelligentes ».

2020 sera une année essentielle dans cette dynamique !

 

 

 

 

 

 

 

Pourquoi je candidate à la direction de Sciences Po Paris

Vous avez été nombreux et nombreuses à m’adresser des signes d’encouragement pour ma candidature à la direction de Sciences Po Paris et je vous en remercie.

Je souhaite ardemment mettre mes compétences et mon expérience de manager, d’enseignante, de chercheuse, de mère de six enfants au service de ce projet.

Je propose de décrire ici en quelques lignes le projet que je porte pour Sciences Po Paris, et qui s’inscrit dans ma vision de l’enseignement supérieur.

Pourquoi candidater

Ma candidature connait plusieurs motivations :

La première est de saisir l’opportunité de contribuer au développement d’une institution emblématique de l’enseignement supérieur français. La fonction de directeur-trice ( ?) de Science Po s’inscrit pleinement dans le prolongement de mes engagements dans l’enseignement supérieur. Sa « marque », son histoire, son rayonnement, ses moyens sont exceptionnels, et lui donne la possibilité mais aussi le devoir de l’exemplarité, et d’être une tête de proue de l’enseignement supérieur.

La seconde motivation procède de l’exercice démocratique, au sens du débat dans l’Agora. En candidatant, je pensais m’inscrire dans un échange à plusieurs voix portées par de nombreuses candidatures. Il me semble que l’idée d’un Forum autour de la destinée d’une institution aussi emblématique permet de faire rayonner des idées diverses, de créer des controverses apprenantes, et de contribuer à la vision à 10, 20 ans de l’enseignement supérieur.

Enfin, et c’est une motivation plus personnelle, il me semble que c’est important d’oser ! Pourquoi pas une femme universitaire à la tête de cette institution de bientôt 150 ans ?

Ce que je souhaite de grand et beau à Sciences Po Paris

Je reprends les points saillants de mon projet qui décrivent ma vision de l’enseignement supérieur à 5, 10 ans et même au-delà …

Voici ce que je souhaite pour Sciences Po Paris, que je souhaite à tous les étudiants et les équipes qui les accueillent dans leur formation :

Mon projet s’intitule : « Un temps d’avance dans un monde à construire »

 Il vise à porter l’exigence d’avoir toujours « un temps d’avance », non dans un esprit stérile de compétition mais bien dans le dépassement de soi, car les esprits libres portent en eux une capacité d’innovation et de régénération constante. Ce temps d’avance traduit la responsabilité d’une institution que l’on écoute, d’une vigie du monde contemporain qui analyse les grandes évolutions politiques, socio-économiques, technologiques avec la profondeur de l’histoire et l’excitation d’un futur qu’elle contribue à façonner. Ce temps d’avance se décline dans toute la chaîne de valeur de Sciences Po : la recherche bien sûr qui doit être forte d’une capacité prospective, l’éducation dans ses contenus et ses méthodes, l’impact sur la société par ses innovations, les liens tissés à travers le monde avec les talents les plus prometteurs, jusqu’à la vie-même de l’institution qui devra garantir à chacune et chacun bien-être, développement de soi, et en attendre engagement et implication.

Les propositions sont au nombre de 10 :

1/ Se donner les moyens d’une politique de recherche rayonnante

Les sujets à l’ordre du jour dans le débat public sont autant d’occasion de mettre en avant les travaux académiques et la qualité des chercheurs de l’institution : l’« éclairage Sciences Po » doit devenir un réflexe médiatique pour prendre de la hauteur dans les turbulences de l’actualité d’un monde toujours plus complexe.

L’objectif est de mettre en avant une identité intellectuelle de Sciences Po à partir des objets de recherche transdisciplinaires : mondialisation, mutations du travail, développement urbain, inégalités et discriminations

2/ Former des esprits agiles capables de s’insérer sur un marché du travail en pleine mutation

Dans un monde ouvert, où l’emploi migre en fonction de la disponibilité des talents, il est vital pour une université de former ses jeunes aux métiers d’avenir. Puisque les carrières ne sont plus linéaires et que les métiers changent extrêmement vite, le maître mot est d’entretenir la capacité d’apprentissage. A fortiori alors que se dessine une perspective inédite pour les étudiants, celle de la mise en concurrence de leurs capacités cognitives avec des intelligences artificielles, qui s’imposent progressivement sur toute la gamme des débouchés actuels de Sciences Po (métiers du droit, de l’audit, du conseil, de la finance, du journalisme, etc.). L’intelligence artificielle ne sera pas seulement exécutive et technique : à mesure que le temps passera, elle sera créative et humaine. Pour tenir la distance, il faut résolument faire le pari de l’esprit critique, de l’ouverture, de l’adaptabilité et autres soft skills, appuyés par une solide culture générale.

 3/ Affiner la stratégie de développement international pour importer davantage de talents et exporter davantage de savoir-faire

Les alliances académiques sont un pilier essentiel de la compétitivité des programmes, qu’illustrent notamment les doubles diplômes internationaux. Ils offrent de la visibilité et permettent de se faire reconnaître dans le cercle des meilleures universités. Sciences Po doit désormais s’assumer pleinement comme une université-monde et une tête de pont dans les meilleurs réseaux internationaux à l’heure où la compétition internationale en matière d’enseignement supérieur et de recherche s’intensifie. L’institution doit œuvrer à la constitution d’une grande alliance universitaire pan-européenne qui permettra d’atteindre des tailles critiques, de rivaliser avec les principales universités anglo-saxonnes et asiatiques, et de disposer d’une meilleure capacité de projection pour créer un campus commun à l’étranger.

L’avenir de l’enseignement supérieur se joue sur d’autres continents que le nôtre, à commencer par l’Afrique qui constitue autant un vivier de talents qu’un véritable laboratoire en matière de dynamiques géopolitiques et socio-économiques.

4/ S’appuyer sur la mutation structurelle du modèle économique pour enclencher un cercle vertueux

Le modèle économique de Sciences Po s’est considérablement transformé à mesure de son développement. D’abord, par un poids économique global qui ne cesse de croître et dépasse aujourd’hui les 200 millions d’euros. Ensuite, par une évolution profonde de la structure budgétaire qui sera manifestement amenée à se prolonger dans le mesure où le soutien public ne cesse de s’effriter. Dans un contexte de rigueur budgétaire de l’Etat, il convient de redoubler d’efforts pour préserver a minima le niveau de financement public, tout en restant lucide sur les risques d’une baisse éventuelle à moyen terme.

Pour autant, il n’est plus question d’augmenter les droits de scolarité en formation initiale, qui ont désormais atteint un plafond au-delà duquel les effets d’éviction seraient préjudiciables. Dans un contexte de faible inflation persistante, un gel des frais d’inscription en valeur absolue pendant quelques années aurait au contraire une portée symbolique forte : en décidant de ne pas alimenter une spirale de l’endettement étudiant qui commence à être décriée dans les pays anglo-saxons, Sciences Po ajouterait une nouvelle corde à son arc d’université responsable.

Le défi est de taille pour assumer un financement toujours plus volontariste de l’effort de recherche, une stratégie d’expansion internationale, une politique d’aide sociale généreuse et un investissement de haut niveau en capital humain. Ces priorités sont au fondement d’une dynamique vertueuse dans la mesure où le succès et la visibilité de Sciences Po alimentent en retour la croissance des ressources de l’établissement.

 5/ Réussir la transformation digitale de l’institution

Le numérique change la donne pour l’ensemble des métiers de Sciences Po, oblige à repenser le fonctionnement des campus et l’enseignement du futur. Pour autant, il n’écarte pas du tout le présentiel ni le facteur humain : les gains de productivité réalisés sur les tâches administratives, par exemple, sont une opportunité pour que chacun se recentre sur son cœur de métier, car c’est là que se trouve la véritable valeur ajoutée. Il n’est pas non plus nécessaire de suivre tous les exemples à l’extérieur mais il faut rester ouvert. C’est avant tout une culture de l’expérimentation (test and learn), du collaboratif et du do it yourself qui doit se diffuser à l’échelle de l’établissement. Sciences Po doit être en capacité d’inventer ses propres façons d’utiliser les outils numériques dans sa pédagogie, sa recherche et son organisation.

6/ Faire fructifier le potentiel considérable des alumni

D’une part, leur soutien financier est indispensable pour le développement de l’institution. D’autre part, leur valorisation en termes de relations humaines et d’expertise est au moins aussi essentielle que les apports financiers : en matière d’insertion professionnelle, ils peuvent être de véritables catalyseurs d’opportunités pour les étudiants.

Sciences Po doit avoir pour préoccupation majeure de développer l’affectio societatis des anciens élèves pour leur université, en tissant une relation émotionnelle et intellectuelle fondée sur un rapport de reconnaissance (« give back ») au regard de ce qu’ils y ont reçu.

7/ Réinventer l’expérience Sciences Po à partir du projet Campus 2022

L’implantation du nouveau campus au cœur de Saint-Germain-des-Prés permet de capitaliser sur un héritage intellectuel revitalisé du quartier et d’ancrer l’institution dans une mémoire spatiale commune. Sciences Po deviendra alors le centre névralgique d’un vaste espace de circulation des idées et de la culture au cœur de la métropole parisienne. En réunissant dans un même lieu de vie collective les centres de recherche, les salles d’enseignement, les bureaux, la bibliothèque, des logements sociaux étudiants et des offres de restauration, ce campus « oxfordien » favorisera le brassage intellectuel, l’interdisciplinarité et la créativité, accroîtra le potentiel d’innovation et l’attractivité de l’institution.

En dépit de l’ampleur du projet parisien, les campus en région ne devront pas être laissés pour compte : ils sont autant de témoignages de la décentralisation réussie de Sciences Po, de leviers pour accompagner le dynamisme des métropoles régionales et de racines territoriales dans lesquelles l’institution puise ses talents pour projeter ses ambitions internationales.

8/ S’affirmer comme une université responsable et engagée

Sciences Po se doit de répondre au double défi de l’excellence et de l’exemplarité, parce qu’elle est la vitrine de son propre savoir-faire. Son volontarisme en matière de responsabilité sociale et d’initiatives d’intérêt général donne une portée concrète à son propre effort de recherche et appuie la stratégie de marque en se positionnant comme une référence sur des enjeux au cœur du débat public : promotion de la diversité et de l’égalité des chances, déontologie et transparence, égalité entre les femmes et les hommes, accessibilité pour les publics en situation de handicap, lutte contre le harcèlement et les discriminations, dialogue social, développement durable, valorisation de l’engagement civique. Cette responsabilité particulière de Sciences Po est au fondement de la fierté d’appartenance qui anime chaque membre de sa communauté, d’où l’importance de l’entretenir constamment.

9/ Être en conversation avec son environnement économique

Parce qu’une université incarne la transition vers le marché du travail et se constitue en haut lieu d’innovation, elle se positionne structurellement comme un hub en interaction toujours plus étroite avec le monde de l’entreprise. Ainsi, une intégration en amont des entreprises aux projets éducatifs de Sciences Po offre la meilleure préparation possible aux étudiants en garantissant l’adéquation de leur formation à l’emploi visé. Cette proximité autorise aussi une connaissance mutuelle facilitant la mobilisation de managers souhaitant témoigner ou enseigner dans les différents cursus de Sciences Po. Elle permet également de créer des réflexes de formation tout au long de la vie, d’accueil de stagiaires et d’alternants. Elle offre enfin des opportunités pour mener des recherches-action amorçant ainsi le cercle vertueux de création de connaissance actionnable et de publications pour les chercheurs de l’institution. L’enjeu est donc d’imaginer des modalités concrètes de collaboration pour transformer utilement ces structures productives en véritables acteurs de la formation et partenaires de recherche.

10/ Cultiver un esprit convivial d’université à visage humain

Une université est avant tout une communauté vivante de femmes et d’hommes, toutes et tous engagés dans un projet commun organisé autour de trois axes qui s’enrichissent mutuellement : créer de la connaissance dans des domaines dédiés, former des apprenants, diffuser le savoir dans la société. La recherche en sciences humaines et sociales, l’enseignement et toutes les activités de transmission constituent un capital immatériel à nul autre pareil. Les expertises, les procédures, les outils de reporting sont indispensables mais insuffisants car ce sont les personnes sur le terrain au quotidien (les enseignants-chercheurs, les intervenants professionnels, les équipes administratives) qui sont garantes de l’excellence des formations, qui portent l’image de l’institution, qui font sa notoriété et son attractivité.

Aussi, le premier devoir d’un directeur de Sciences Po est-il naturellement d’animer ces communautés, d’être au contact et en dialogue constant avec elles, d’accompagner leur développement et de s’assurer de leur bien-être, en trouvant le juste équilibre entre bienveillance et exigence. Cet aspect de la mission est essentiel et garantit l’engagement de celles et ceux qui aiment et font Sciences Po.

 

La formation professionnalisante et courte : il faut de vrais « rôles modèles » !

Nous avons tous lu récemment des plaidoyers tout à fait intéressants en faveur de la formation professionnalisante et de la formation supérieure courte (CAP, BEP, Bac pro, jusqu’au DUT,licence pro ou Bachelor). Ils ne sont pas nouveaux et reviennent chaque année au moment des choix d’orientation comme les hirondelles au printemps. D’année en année, les arguments sont les mêmes, tout à fait pertinents et solides.

Le problème, c’est qu’ils ne portent pas. Rien ne change ! Certes, le système éducatif doit évoluer, mais avant tout, il a besoin de vrais « rôles modèles », crédibles et attractifs, ce qui n’est pas le cas actuellement.

 

On peut retenir des discours pro-formations courtes deux thèses majeures :

  • La première porte sur les métiers auxquels conduisent les formations diplômantes infra bac, avec l’urgence absolue de les redécouvrir et de les revaloriser. En effet, quoi de plus noble d’être artisan ? Plombier, couvreur, boulanger …. D’autant plus que l’emploi est assuré puisqu’on peine à recruter faute de candidats … Or, la France a besoin de ces métiers pour faire tourner son activité économique. Autre argument souvent avancé : ces formations conduisent à des professions qui demandent un esprit entrepreneurial, en plein dans l’air du temps ! Il s’agit donc de répondre aux réticences que l’on observe, car ces métiers ne font pas rêver les plus jeunes !

 

  • Le second argument développe l’idée, dument validée, que les entreprises ne peuvent recruter uniquement des Bac +5. Il en va comme de l’armée, on ne peut avoir dans un bataillon uniquement des généraux, il faut bien de la hiérarchie intermédiaire ! Toutes les formations visant un diplôme infra bac, bac et jusqu’à Bac +3 se doivent de préparer leurs étudiants à l’insertion professionnelle, quitte à employer des mesures coercitives pour interdire, tant que faire se peut, la fameuse « poursuite d’études ». Le bon sens incarné !

 

Tout est dit. Et pourtant ça ne fonctionne pas, la poursuite d’études continue à se développer. Pourquoi ?

Il y a trois raisons majeures qui sont autant de freins :

1/ Le poids de l’affectif et de l’irrationnel dans le choix des orientations,

2/ L’effet paradoxal des études courtes,

3/ L’absence de légitimité des porteurs de messages.

 

  • Le poids de l’affectif et de l’irrationnel

Le premier frein, c’est qu’on ne choisit pas sa formation uniquement de façon rationnelle et pour rendre service à la nation. ! Chacun a bien compris que le choix des études engage pour longtemps, et ses véritables ressorts sont : les « tripes », le « tout sauf » et la « délégation par ignorance » devant ce monde hypercodé qu’est la formation.

Que se passe-t-il dans les familles ? Ou dans la tête du jeune homme ou de la jeune fille s’il n’est pas accompagné ? On cherche une formation qui permettra de construire un avenir professionnel le meilleur possible, avec les critères de : statut social, rémunération, stabilité, d’employabilité, et bien sûr d’intérêt. – Je fais une incise sur la question de l’intérêt d’un métier, car elle est fascinante et très mal traitée. En effet, on ne peut évaluer l’intérêt d’un métier que si on le connait, or, la découverte de la palette professionnelle se limite en général à ce qu’on observe dans son cercle familial. Le fameux stage de troisième se déroule en général dans l’entreprise paternelle ou maternelle. La reproduction sociale continue à sévir, malgré les quelques développements qu’a connus l’orientation dans les collèges et les lycées.-

Il faut l’admettre, l’orientation se fait majoritairement « par défaut ». Parce qu’on n’a pas « le niveau », parce qu’on ne connait pas toutes les possibilités, parce qu’on suit les conseils d’un tiers identifié comme expert …

 

  • L’effet paradoxal des études courtes,

J’ai pu observer cet effet paradoxal pendant mes 5 années comme chef du département GEA à l’IUT Lumière Lyon 2 (1995-2000). Déjà en 1993, le projet de cet IUT était d’accueillir des bacheliers voulant s’insérer dans la vie professionnelle à Bac +2, et qui n’étaient pas des « premiers de la classe », mais détenaient des compétences ou des expériences autres que scolaires. La formation était complètement innovante puisque tous les étudiants étaient obligatoirement en alternance (contrats de qualification puis contrats d’apprentissage) lors de la seconde année. Et qui dit apprentissage dit bien sûr projet s’insertion … Malgré toute la volonté de l’équipe pédagogique, les choses se sont très vite inversées. Qu’observait-on ? Les étudiants persuadés de leur envie d’études courtes reprenaient confiance en eux et découvraient de nouvelles modalités de formation grâce à l’alternance. Leur entourage, personnel comme professionnel, les poussaient à continuer vers la licence pro, une école de management, un IUP … Combien de fois ai-je entendu : «Mais, il (ou elle) ne va s’arrêter maintenant, il vaut mieux que cela ! ». J’ai quitté cette magnifique expérience en 2000, mais elle m’a convaincue de l’immense responsabilité que nous avions à interdire la poursuite d’études, comme cela se fait encore.

Bien sûr, on lit que des Bac + 5 réorientent leurs choix professionnels vers des CAP ou des BEP pour se former à des métiers artisanaux, mais, même s’ils sont intéressants et emblématiques, ces choix restent confidentiels, et ont la particularité d’être assumés, et non subis.

 

  • L’absence de légitimité des porteurs de message

Ce qui pose question, c’est l’exemplarité de ceux qui prônent ces études courtes et professionnalisantes. En clair, que font les enfants des chantres des formations professionnalisantes et courtes ? En fait, je le sais … des études longues, des classes préparatoires, des écoles d’ingénieurs ou de management, des doctorats … Pourquoi ? Parce qu’en tant que parents, ils veulent, comme tout le monde, « ce qu’il y a de meilleur » pour leurs enfants ! Et de façon récurrente, les enquêtes montrent que les études longues (le bac +5) garantissent l’employabilité et un meilleur niveau de rémunération.

J’ai en tête une réunion avec des représentants d’une Chambre des Métiers et de l’Artisanat en vue d’un livre blanc portant sur la revalorisation de leurs métiers. Mes interlocuteurs étaient des chefs d’entreprises artisanales et de nombreux secteurs étaient représentés : la coiffure, la zinguerie, la boulangerie, la plomberie … La discussion a porté sur les difficultés à recruter, la crise des vocations, la mauvaise image que le système éducatif donnait de ces métiers etc etc … A quoi servait le Bac + 5 alors que l’avenir souriait à celui qui se destinait à ces formations et ces professions ? La partie ON terminée, nous avons entamé le OFF et, je leur ai demandé ce que faisaient leurs propres enfants : pas UN ne leur avait recommandé cette voie et ils étaient fiers de les avoir vu s’engager qui dans une école de commerce, qui vers un Master …

Je n’hésite pas à dire que nous sommes en plein clivage entre notre rôle de père ou de mère et celui de chefs d’entreprise ou d’experts en éducation, qui s’opposent complètement.

 

Einstein disait que « faire toujours la même chose en espérant des résultats différents était de la folie » … ou de l’imposture. On ne peut continuer à chanter les louanges de la formation professionnalisante et courte sur la scène, quand, en coulisses, on ouvre l’accès aux escaliers (ou aux ascenseurs) pour sa propre progéniture vers les cieux de la formation la « plus longue possible ».

Pour revaloriser les études courtes, et la formation professionnalisante, pour dissuader de la « poursuite  d’études », s’il faut faire évoluer le système, il faut surtout des « rôles modèles », des personnes qui incarnent ces choix au plus haut niveau.

 

 

 

Les managers doivent apprivoiser la Vérité

La « Vérité » sera le thème de philosophie cette année pour les classes préparatoires aux grandes écoles économiques et commerciales. Une bonne occasion de se poser la question de la place que prend ce concept en management.

Pour bien l’appréhender, examinons dans un premier temps trois facettes, ou trois visions, de la vérité :

1. L’attente de transparence

« La vérité des prix », « la vérité des chiffres »… Ces expressions courantes dans le monde du travail nous mettent sur la piste de la première facette de la vérité en management. Elles renvoient à l’idée qu’il est possible de faire une représentation de l’activité de l’entreprise et à l’idée que ce sont les chiffres qui sont le plus à même d’en produire une image fidèle.

Force est de constater que les représentations les plus mobilisée des flux d’activités des entreprises sont le bilan comptable, le compte d’exploitation, ou encore les camemberts ou autres histogrammes narrant la vie de la production, des ventes, ou des ressources humaines de l’organisation. La question de la vérité renvoie alors à la « fidélité » de l’image ainsi dessinée. Les chiffres sont-ils fidèles à « la » réalité de l’activité ? Ou sont-ils tronqués, aménagés, modifiés pour servir des desseins à destination d’interlocuteurs ciblés ?

A ces questions, la réponse n’est jamais évidente : des erreurs sont possibles dans l’élaboration des chiffrages ; des choix de redressement de ces chiffres peuvent être faits , sans intention de tromperie, mais pour optimiser le portrait. Evidemment il existe des choix délibérés de produire des chiffres faux. Dans les trois cas, les chiffres ne sont pas vrais : ils transmettent néanmoins une représentation de l’organisation qui servira de base à des décisions stratégiques.

Finalement, le mot « vérité » est rarement prononcé dans l’entreprise. C’est la « transparence » qui a pris son relais. Il est important d’être « transparent », c’est-à-dire de pouvoir donner accès aux sources et aux choix qui ont permis l’élaboration des chiffrages proposés.

Le même souci de transparence se retrouve pour tout ce qui va toucher aux informations et aux messages qui circulent dans l’entreprise : que ce soit un mémo, une plaquette, un discours du dirigeant. Comme salarié, comme client, ou comme simple spectateur extérieur porteur de l’opinion générale, je me pose des questions : Quelle fiabilité puis je accorder à ces messages  ? Me parle-t-on « vrai » ou bien me raconte-t-on une tout autre histoire ? Pour me rassurer, pour me faire acheter, ou pour que j’aie une bonne image de cette entreprise ?

2. L’exigence de traçabilité

Pour les produits, la vérité renvoie à l’idée de traçabilité. A l’heure des grands scandales comme celui de la « vache folle », celui du « Mediator » ou encore des « implants mammaires », les clients comme l’ensemble des parties prenantes et l’opinion publique veulent toute la vérité sur l’origine des produits qu’ils consomment.

La prise de risque n’est pas une option quand il s’agit de manger un hamburger, d’acheter une peluche à son bébé, ou de contracter un emprunt immobilier. Paradoxalement, Internet, comme formidable machine à diffuser de l’information a amélioré cette transparence en mettant à la disposition de chacun un ensemble inépuisable d’informations, mais a aussi contribué à créer de l’opacité et de l’angoisse  en ne faisant pas le tri de ces informations et en contribuant à la « rumeur » non vérifiée, et souvent non fondée. La traçabilité est alors souvent brouillée et brouillonne. Et la vérité de l’origine est sujette à caution.

3. Le besoin d’authenticité

Un autre terme connexe à la notion de vérité en management est celui d’ « authenticité ». Le monde des organisations aime l’authenticité, qui concerne les produits comme les comportements.  En entreprise, il s’agit d’avoir un comportement authentique, un comportement « vrai », c’est-à-dire ne pas se déguiser, ou ne pas travestir ses sentiments ou sa vision des évènements et des personnes dans le cadre de son activité professionnelle. Le « parler vrai » est attendu surtout pour les dirigeants, à qui on attribue alors une forme de courage, celui d’assumer une stratégie, un cap dans un environnement incertain et angoissant.

La même exigence se retrouve à l’endroit des collaborateurs, il est inenvisageable qu’ils camouflent des informations ou en donnent de fausses, par contre, ils sont moins attendus sur un comportement trop « vrai » ou trop « authentique » qui pourrait être perçu comme de l’insubordination ou tout au moins un manque de respect pour la hiérarchie. Cet avatar de la vérité rejoint la notion de transparence, sans toutefois s’y substituer complètement : le comportement authentique et la transparence des messages se renforcent mutuellement mais on peut très bien adopter un ton « franc », sans toutefois donner les bonnes informations.

Pour les produits, cette authenticité se retrouve dans les grandes tendances à vouloir consommer bio, local, plus en phase avec les saisons ou les territoires. Il s’agit souvent d’une authenticité revue et corrigée, surtout dans les produits alimentaires où les producteurs comme les supermarchés sont passés maîtres dans la mise en scène d’une « hyperréalité » de l’authenticité : pots en terre pour les yaourts, paille pour l’emballage des fromages, comme pour garantir un retour aux sources, pourtant maintenant bien lointaines.

Comment la vérité est-elle appliquée en entreprise ?

Nous avons identifié trois concepts : la transparence des informations, la traçabilité des produits et des flux financiers, l’authenticité des comportements et des produits. Nous avons aussi souligné combien ils étaient attendus par l’ensemble des parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, gouvernance, simples citoyens … Mais qu’en est-il réellement dans le monde de l’entreprise, et quels enseignements pouvons-nous en tirer sur la vérité en particulier ?

Dans le monde des affaires, le contraire de la vérité n’est pas le faux, mais la représentation et  l’interprétation. En effet, le management entretient avec la vérité des relations en demi-teinte : une certaine opacité, une semi-transparence, donnent des marges de manœuvre que n’offre pas (ou plus rarement) la vérité. En résumé, la performance des affaires ne supporte pas une trop forte transparence.

« Toute vérité n’est pas bonne à dire »

Selon cette hypothèse, l’illusion entretient l’espoir (que l’usine ne fermera pas, que le concurrent n’est pas aussi menaçant que cela, que les salaires vont augmenter ou que les conditions de travail vont s’améliorer). En entretenant l’espoir, il y a de plus fortes chances que le management des hommes et des femmes soit facilité. En leur disant ce qu’ils veulent entendre, on éviterait les remous, les grèves, les blocages ou, tout simplement, la désillusion et la crainte de l’avenir. Cette attitude peut aussi relever de la méthode Coué, mais il faut reconnaitre qu’il y a de fortes chances que l’auto-prophétie se réalise en mettant en mouvement les personnes grâce à l’énergie positive instillée.

On retrouve cette même idée pour les relations entre collaborateurs. Vouloir tout dire à tout prix sous le prétexte de « parler vrai » peut mettre à mal la cohésion sociale. L’entreprise reste un petit théâtre avec beaucoup de mise en scène de soi. Mais cette convention des comportements est surement le prix à payer pour que la vie au quotidien soit gérable et que la confiance, huile indispensable du rouage des organisations, soit au rendez-vous.

Les représentations plus fortes que la réalité?

La seconde hypothèse est l’idée que la stratégie est fondée sur des représentations du monde. La prise de décision s’opère sur la base d’informations partagées. Peu importe la réalité, l’essentiel est la capacité à se représenter les événements et l’environnement que les acteurs concernés (souvent en concurrence) partagent. A quoi bon vouloir LA vérité quand UNE vérité, même toute relative, permet de développer une activité ?

La vérité est réservée à l’élite

On peut par ailleurs opposer la vérité au secret plutôt qu’au mensonge.  L’hypothèse qui préside à cette relation est que la vérité est un bien trop précieux pour être mis entre toutes les mains. La vérité serait alors réservée à une élite : les « grands » qui président aux destinées du Monde. Les informations seraient réservées à un cercle d’initiés du monde politique ou du monde économique qui sauraient en faire bon usage dans la façon dont ils les communiqueraient à leurs collaborateurs.

De la même façon, l’affranchissement du jeu des apparences, guère envisageable dans le quotidien du monde du travail serait réservé à cette élite qui pourrait, de par son expertise, son savoir et son pouvoir, s’autoriser au « parler vrai », sans précaution, sachant que, de plus, on lui en sait gré.

 La vérité, un levier à usage unique…

Nous avons observé qu’il existe dans le monde du management un rapport à la vérité qui relève d’une extrême ambigüité avec un jeu de cache-cache fondé sur des semi-vérités, des vérités arrangées, un jeu d’ombres et de lumières tamisées.

Au-delà de l’objectif de sauvegarder la confiance et d’entretenir l’espoir que nous avons déjà évoqué, il y a le constat que la vérité est un levier très peu performant de la vie des entreprises, car, finalement, elle est à « usage unique ». Qu’il s’agisse de relations entre personnes, de messages, d’informations chiffrées … la vérité ne se dit qu’une seule fois, contrairement à la tromperie, à la copie, à la contrefaçon qui sont recyclables indéfiniment. La vérité est une arme à un coup, avec un risque très fort d’effet boomerang contre son pourvoyeur. Cette vision de la mobilisation de la vérité éclaire alors les fortes tentations ou propensions à se retenir d’agir « en vérité ».

« Je ne peux pas tout dire », « Je vais créer des espoirs ou des désillusions que je ne pourrais pas contrôler », « Mon entreprise ne va pas se relever de ce scandale », « Je ne peux lui dire ce que je pense de son comportement car je m’expose à des sanctions »… sont autant de raisons, au quotidien de ne pas mettre la vérité ou ses trois avatars –  la transparence, la traçabilité, l’authenticité – au centre de l’action managériale.

… mais qui constitue un besoin impérieux!

Pour autant, l’envie, le besoin de vérité est impérieux chez chacun d’entre nous, dans nos vies professionnelles, le sentiment (ou la présence attestée) de mensonges, de faux messages, de contrefaçons, d’illusions … nous minent au quotidien, dans nos rapports à nos collègues, à nos collaborateurs, à nos hiérarchies. Le « risque perçu » lors de l’achat d’un produit ou d’un service nous angoisse. L’incertitude plombe notre confiance en l’avenir, quand des informations tombent : emplois supprimés, scandales sanitaires ou sociaux.

Les théories du complot ont alors des autoroutes ouvertes devant elles pour prospérer à la vitesse de la lumière. Les discours performatifs de charlatans qui font du bien-être un fond de commerce font florès.  Comment sortir de cette tension ?

Revenir à la philosophie pour avancer

L’analyse proposée par le philosophe Yann-Hervé Martin, qui intervient régulièrement à l’EM Strasbourg pour des « master class » sur des thématiques managériales, jette un éclairage sur la notion de vérité qui aide notre réflexion à avancer. Pour lui:

« Tout questionnement sur la vérité exige d’abord un acte de foi. Il nous faut reconnaitre avant toute chose, il nous faut croire d’abord que nous sommes capables de penser, de décider, d’agir, de vivre en vérité ».

Il nous invite à entendre cette expression, « en vérité », « littéralement », c’est-à-dire:

« Depuis le lieu de la vérité qui seul donne sens à ce que nous pouvons penser ou faire. Agir et penser depuis un autre lieu, celui de nos opinions convenues, de nos dogmes ampoulés, de nos intérêts mesquins, de nos croyances naïves par exemple, ce serait se condamner à l’erreur, au mensonge, à l’errance, aux idées fausses et aux décisions faussées ».

Il nous invite à voir la vérité comme relation :

« La vérité est d’abord relation ou, pour le dire autrement, il ne saurait y avoir d’expérience de la vérité depuis son dehors. A ce titre, le contraire de la vérité n’est ni l’erreur, ni le mensonge. Se tromper, en effet, n’a de sens que pour celui qui cherche la vérité et qui, par là même, se tient en rapport avec elle. De même, le menteur ne peut mentir que parce qu’il connait la vérité qu’il cache à autrui. Le contraire de la vérité est donc plutôt un rapport faussé à ce qu’on est, à ce qu’on fait, à soi-même ou à autrui. D’ailleurs, pour reprendre l’exemple du mensonge, il consiste moins à cacher la vérité à autrui qu’à fausser ma relation à lui. La vérité est donc essentiellement relation, rapport ».

Le philosophe situe la vérité dans le rapport à trois choses :

1) Le rapport au monde, qu’il nous invite à ne pas voir que comme un espace à exploiter et à détruire pour des usages personnels, égoïstes et court termistes;

2) Le rapport aux autres à voir dans le respect de leur personne;

3) Le rapport à soi : en ne nous considérant pas comme des individus à améliorer, en oubliant que nous n’avons pas à « réussir nos vies » mais bien à les accepter avec gratitude pour nous percevoir dans toute notre richesse personnelle et pas seulement comme un outil de performance.

Pour un management éthique et responsable

Cette vision de la vérité me semble éclairer d’un jour nouveau le rapport du management à la vérité. En effet, cette idée d’une vérité dans mes rapports au Monde, aux autres et à moi-même renvoie à une vision d’un management éthique et responsable. Il n’écarte pas l’action managériale de sa vocation de performance économique (l’inscrivant bien dans son rôle d’acteur créateur de richesses pour la société), bien au contraire.

Ce management responsable s’inscrit dans la pérennité : de l’environnement (au sens écologique), de l’entreprise (refusant ainsi l’entreprise jetable soumise à une gouvernance financière coupée des réalités économiques), des destins des hommes et des femmes qui contribuent à l’activité de l’organisation. Ce management responsable accueille aussi l’idée que chacun peut trouver dans sa vie professionnelle une source de réalisation.

Apprivoiser la vérité

A l’issue de cette réflexion, je vous invite à rejeter une vision réduite de la vérité en management, limitée à des concepts guidés par des jeux tactiques, des présupposés peu ou mal interpellés, ou des habitudes dont il est difficile de se défaire.

Il n’y aura pas de grand soir de la vérité dans les entreprises, mais son apprivoisement est à mettre à l’ordre du jour de façon urgente. Il faut faire bouger les lignes des rapports à l’opacité, aux petits jeux, aux manœuvre dilatoires qui font que quand la vérité « éclate », elle fait toujours l’effet d’une bombe nucléaire, laissant sur son passage son lot de blessés, de déçus, d’estropiés du monde du travail.

Fête de la musique : quelques notes qui résonnent pour le management

La fête de la musique est une excellente source d’inspiration pour le chercheur en management, comme pour le manager d’ailleurs, et certainement aussi pour les étudiants en management. Après avoir passé comme tout le monde (ou alors, il fallait vraiment avoir décidé de se couper de la société) une après-midi et une soirée au son de musiques diverses et variées, j’ai envie de proposer quelques notes (non pas musicales malheureusement) pour partager mes observations et mes interrogations quant à ce que la musique peut apporter au management. Il n’y a évidemment aucune ambition ni d’exhaustivité, ni d’expertise (même si je peux revendiquer 12 années d’études de solfège, de piano, et d’orgue).

Quels liens entre musique et management ?

La musique est constitutive de la vie en société depuis les débuts de l’humanité comme en attestent les reliques d’instruments dans les fouilles préhistoriques . Toutes les sociétés humaines ont, sans exception des rites musicaux, des instruments spécifiques, des répertoires.

Par ailleurs, la musique peut elle-même être perçue et analysée comme une société. Elle provoque de nombreux projets qui deviennent des organisations : groupes de musique, chorales, sociétés de spectacle …. qui, de façon plus ou moins formelle, sont managés (ne parle-t-on pas d’ « industrie de la musique ? »)  Enfin, après des  décennies (la modernité ?)  où la musique a déserté le monde des entreprises, elle les réinvestit peu à peu depuis quelques années par des chemins divers : contribution à la formation au management, mécénat, levier du sentiment d’appartenance … C’est donc un lien évolutif, parfois ténu mais toujours réel, qui réunit musique et management.

J’égrène donc mes observations comme j’ai déambulé pendant cette dernière fête de la musique dans les rues, au hasard de rencontres musicales…

 Do : la richesse des configurations organisationnelles en musique

On peut faire une musique extraordinaire dans toutes les configurations possibles : soliste, duo, trio, quatuor, orchestre de chambre, orchestre symphonique … Pour faire de la qualité, il n’y a pas de notion de « taille critique » quand il s’agit de faire de la musique, même si, bien sûr, les compositeurs écrivent leurs œuvres pour certaines formations. Cette richesse des configurations organisationnelles est inspirante pour le monde du management.

 Do dièse : l’importance de l’amateur sur le professionnel

Ce côté « amateur » est fascinant : on peut pratiquer la musique en « amateur », cela semble très éloigné du monde du management. Peut-on envisager de faire du management en « amateur » ? Les risques sont certainement plus grands que celui de faire des fausses notes.

 Ré  : le métier passion

On ne choisit pas d’être musicien professionnel sans passion, sans envie, c’est un constat. Qu’en est-il des vocations en management ?

 Ré dièse : la contribution de tous à un projet commun

Bien souvent,  le « ding » du triangle qui n’intervient qu’une seule fois, ou la contribution de quelques secondes du tambour sont indispensables à l’œuvre musicale où dominent largement les cordes et les instruments à vent. La chaine de la valeur par la preuve !

C’est ce que nous dit Riccardo Muti :

« Un orchestre symphonique est la plus belle métaphore de la société que je connaisse. Chacun est indispensable, mais doit savoir s’effacer pour faire vivre une réalité supérieure ».

Mi : le goût de l’apprentissage

Jouer peut être inné pour certains très privilégiés, mais pour beaucoup, bien jouer  de la musique, bien chanter aussi procède d’un apprentissage continu, sans cesse renouvelé, mais que les musiciens assument sans broncher. A-t-on la même motivation quand il s’agit d’apprendre le management ?

Fa : la synchronisation

Elle n’est pas un choix, dès qu’on doit faire de la musique à plusieurs, il n‘est pas question de jouer solo (même si on est soliste, et encore !) et la notion d’accord n’est pas une métaphore ou un vain mot : il faut être dans le même ton et en harmonie. Si la synchronisation est vitale en management, elle n’est pas suffisamment audible pour qu’on la respecte spontanément.

 Fa dièse : le tempo !

Le rythme est essentiel en musique, il faut le respecter avec ses Accelerando , Adagio, Agitato, Andantino, Adagietto, Andante … Or, on sait de mieux en mieux que le temps est une variable essentielle en management, le court terme, le long terme, les accélérations, les attentes, les nécessaires pauses se conjuguent aussi bien pour les individus que pour les organisations, mais ne sont pas forcément respectés.

 Sol : le rôle de l’émotion

« La musique est un cri qui vient de l’intérieur », a chanté Bernard Lavilliers, l’émotion fait partie intégrale de la musique, elle la produit comme le démontrent les musiques de films qui génèrent tristesse, peur, angoisse, joie …  Le management reste le monde de la rationalité même si les choses évoluent et que peu à peu, les émotions sont prises en compte, que ce soit en gestion des ressources humaines, ou en marketing. A suivre.

Sol dièse : la créativité

C’est certainement ce qu’il y a de plus extraordinaire dans la musique : avec seulement 7 notes (un peu plus avec les dièses et/ou les bémols), les compositeurs créent sans cesse de nouvelles mélodies, et, ce depuis des temps immémoriaux. Cette créativité avec finalement si peu de ressources est fascinante pour le monde du management ou le mot est surtout prononcé de façon incantatoire. Surtout quand on écoute Mozart en expliquer le ressort:

« J’essaie simplement de mettre ensemble des notes de musique qui s’aiment »

 La : le lâcher prise !

Je pense à la célèbre phrase de Herbert Von Karajan :

«  L’art de diriger, c’est savoir abandonner la baguette »

Oui, savoir lâcher prise, faire confiance, prendre du recul … combien de managers savent le faire ? Ou souhaitent le faire ? Si peu, malgré les plaintes, les envies, et les burn out …

Si bémol : l’énigme du don

Il y a une spécificité en musique : c’est l’importance du don personnel. Si on ne peut faire un constat aussi radical en management, se pose-t-on suffisamment la question des pré-dispositions ? On pourrait peut-être éviter beaucoup d’erreurs en redisant qu’on ne s’improvise pas manager, et que le bon expert ne fera pas forcément un bon manager comme on le laisse souvent penser.

Si : l’universalité du langage

La musique parle à tout le monde, elle est un langage universel, comme le rappelle le film de Steven Spielberg : « Rencontre du troisième type ». En effet, partout, le do est un do, le ré est un ré (même si les notes ont des noms très divers selon la langue ou la culture). Les agencements ne sont pas les mêmes (gammes chromatiques vs gammes pentatoniques) … mais qu’on soit d’Europe, d’Asie, d’Amérique ou d’ailleurs, la musique est entendue et comprise par tous.

L’anglais sera-t-il un jour la langue universelle du monde des entreprises ? Si ce n’est pas déjà le cas, ça y ressemble fort ! La globalisation du management est bien avancée mais encore très en retard sur celle de la musique

Do : l‘interculturel

Malgré cette universalité, la musique reste tribale : les tribus des fous d’opéra, celle du rock, celle de la pop, du reggae, de la folk, de la biguine, de l’orgue, des percussions …Elle a aussi des racines profondes dans une culture, dans un territoire, et peut accompagner chacun dans ses exils. Elle est signe de reconnaissance et d’identité. Si elle transcende les frontières, elle donne des repères.

Le management travaille aussi avec la culture mais la respecte-t-il vraiment ? Mais la « McDonaldisation » guette aussi le monde de la musique après s’être étendue depuis longtemps sur le monde des entreprises.

Ré bémol : le sentiment de maîtrise du geste

La perte de sens est une des causes de la souffrance au travail, les salariés ont en effet le sentiment d’avoir perdu toute maîtrise de ce qu’ils font au travail, tellement il s’est disloqué, taylorisé. Le musicien peut, lui, vérifier en instantané le produit de ses efforts : son mélodieux ou fausses notes,  c’est du pareil au même au regard de ce critère.

Ré : l’adaptation aux nouvelles technologies comme aux réseaux sociaux

L’arrivée de nouvelles technologies a permis de créer des instruments inédits comme les synthétiseurs ou la musique électrique. Les réseaux sociaux ont bousculé les relations entre créateurs et auditeurs, les rémunérations classiques (les droits d’auteurs) ont été mises à bas. Il faut encore continuer cette adaptation, et les acteurs du monde de la musique le savent bien. Mais la musique « vivante » continue à faire la démonstration de sa vitalité et chaque année, le 21 Juin en est la preuve !

 Contrepoint

Après cette montée de gamme chromatique, soyons aussi capables d’un peu de recul. Tout n’est pas rose dans le royaume de la musique. Ainsi, la formation est encore basée dans de très nombreux endroits sur un apprentissage fastidieux du solfège puis de l’instrument de façon dogmatique et aride. Le projet est d’avantage de former une élite « douée » que d’encourager des bonnes volontés moins talentueuses, l’élitisme est de mise, avec la sélection qui va avec.

La diversité des musiques organise de très nombreuses chapelles : « on ne mélange pas » le classique et la variété, la pop et le reggae, l’opéra et la variété … même si on peut voir, de ci delà, des exemples intéressants de ce franchissement de frontières jusque-là étanches. Le purisme est souvent au centre des esprits.

La concurrence est érigée en système comme le montrent les formules organisées par la télévision : The Voice, Star Academy…

Si une partie des musiciens ou des mélomanes se sont saisis de façon souvent innovante des réseaux sociaux, il y a encore de nombreuses résistances qui semblent parfois relever de combats d’arrière-garde : pensons à la loi HADOPI et à ses avatars.

Outro

Il ne s’agit donc pas d’être naïf : la musique n’adoucit pas toujours les mœurs, loin de là ! Et les entreprises ne sont pas que des lieux de souffrance.Mais cette interpellation, en ce lendemain de fête, du management par la musique, permet de prendre du recul … en chantant ! Ce qui ne peut pas faire de mal !

Faire de la Business School une « plateforme de conversion » des étudiants

Une Ecole de management est un objet très complexe. Elle  peut être vue de plusieurs façons : un lieu de management en soi, un lieu de formation, un acteur économique sur son territoire, un acteur de l’enseignement supérieur, un drapeau de la France à l’international …. Nous pouvons aussi la voir comme une « plateforme de conversion ». En effet, pour permettre à un jeune homme ou une jeune femme sortant d’un Bac + 2, classe préparatoire, DUT, L2 … de devenir un professionnel, il faut que la Business School transforme un « étudiant causal » en  « étudiant effectual».

Mon analyse s’appuie sur 20 ans d’expérience comme responsable de formations dans l’enseignement supérieur (du Bac + 2 au bac + 8) comme sur 20 années de recherches en management. Un cadre théorique assez récent et maintenant bien installé en entrepreneuriat, l’ « effectuation (1) », permet de bien décrire des phénomènes complexes et de clarifier le projet de formation de l’EM Strasbourg.

Qui est l’étudiant causal ?

L’étudiant (2) causal est un étudiant qui a une vision de sa formation très « prédictive » et très déterministe. C’est un étudiant, qui, au départ du cursus choisi, vise un diplôme et qui va s’organiser pour atteindre cet objectif. Sa vision de la formation est linéaire : il faut réussir sa première année pour passer en deuxième année, réussir la deuxième année pour passer en troisième année etc .. etc … C’est le schéma de toute l’éducation française dès l’école maternelle.

L’étudiant causal cherche à maximiser ses notes, avoir les meilleures notes pour certains, ou bien avoir la moyenne pour « passer ». Cela implique de savantes stratégies qui vont toucher à l’assiduité, la présence en cours, l’investissement dans le travail à fournir (seul ou en groupe), le choix des options, les choix des séjours à l’étranger, le choix des entreprises où effectuer les périodes de stage ou d’alternance ( La grande entreprise ? la PME ? l’industrie ? le service ? la durée du stage ? le poste ? …).

L’étudiant causal est celui qui a un « projet de carrière », mais c’est aussi celui qui n’en a pas et le vit comme un handicap car il « croit » à cette vision de la vie professionnelle. Il va aussi avoir comme caractéristiques de percevoir ses collègues comme des concurrents. Cette vision peut être amicale et affectueuse, mais  n’empêche pas que le collègue (et ami) soit perçu comme celui potentiellement en concurrence lors de choix importants : le stage, le séjour à l’étranger, l’opportunité d’une bourse …

« Consommer » du cours

Cet étudiant porte aussi en lui une conception d’un apprentissage très cadré : il faut « consommer » du cours et ingurgiter de l’information pour accroître le capital connaissance de façon cumulative. Le nombre d’heures en cours est donc un indice de performance et de qualité, même si la façon de les exploiter peut être très variable.

C’est en général cet étudiant causal qui arrive dans une business school, il y a évidemment des étudiants qui ne sont pas dans ce modèle, mais ils sont beaucoup plus rares, car le modèle même de la Grande Ecole attire par essence ces profils. Il n’y a aucun jugement de valeur dans ce constat, ces étudiants ont un fort potentiel intellectuel, envie de « réussir » leur vie, sont très positifs et très actifs. Ils ne sont tout simplement pas en phase avec le monde des entreprises tel qu’il a évolué ces dernières années.

Pour être en phase avec ces nouvelles attentes : l’étudiant causal doit devenir, au cours de ses 3 années (en moyenne) de formation, un étudiant effectual.

Qui est l’étudiant effectual ?

La vie des entreprises, à laquelle se destine le diplômé d’une Business School, se caractérise par une très grande complexité et beaucoup d’incertitude. Pour y réussir, la posture causale, prédictive, rationnelle ne peut être optimale. Elle est tout simplement illusoire. Il va falloir apprendre à adopter une autre posture, d’autres méthodes de travail et surtout une autre vision de la vie et de l’environnement, attitude qui relève de l’effectuation.

L’étudiant effectual est un étudiant qui raisonne en « pertes acceptables » plutôt qu’en « optimisation de gains ». Il va par exemple accepter de ne pas optimiser à tout prix son emploi du temps ou de choisir d’emblée la « bonne » option, il va choisir de faire des « détours » qu’il voit comme productifs, mais qui seraient une perte de temps aux yeux de l’étudiant causal.

Cet étudiant effectual va par exemple choisir un électif « théâtre » ou « philosophie » sans se concentrer exclusivement sur les enseignements de « cœur de métier » : marketing, finance ou informatique. Il est dans l’idée que tout peut l’enrichir. Cet étudiant peut  être vécu comme perturbateur car posant des questions pouvant être perçues comme déplacées, mais qui s’expliquent pas sa curiosité et son envie de comprendre.

L’oral est son royaume, contrairement à l’étudiant causal qui est plus à l’aise à l’écrit.

De la pratique à la connaissance

En matière d’apprentissage, l’étudiant effectual privilégie le mode « inductif », c’est-à-dire qu’il préfère partir de la pratique et des résultats pour revenir à la théorie et à la connaissance que d’attendre d’avoir fait le tour de la théorie pour appliquer.

Cette posture très pragmatique, qui accepte l’ »essai erreur », a longtemps été rejetée en France (même si elle a été aussi beaucoup critiquée et remise en cause régulièrement), mais beaucoup mieux acceptée par les pays anglo-saxons. On admet enfin, que les modalités d’apprentissage doivent être diversifiées et qu’il ne suffit pas d’être le « premier de la classe » pour réussir professionnellement. Cela bouscule énormément de schémas : la linéarité de la scolarité, les hiérarchies des matières, les habitudes d’enseignements… mais le temps fait son œuvre et les choses évoluent, remettant en question le « prêt à enseigner ».

L’étudiant effectual cherche aussi les partenariats et les alliances plutôt que de voir les autres comme des concurrents potentiels. Le travail à plusieurs devient essentiel et l’apprentissage est collaboratif.

Un difficile désapprentissage en 3 années

Il va falloir « apprendre à désapprendre » pour « désapprendre à apprendre » comme on le faisait depuis le CP.

Ces changements ne se décrètent pas, d’autant plus qu’ils impliquent l’étudiant lui-même mais aussi son entourage qui, ayant été éduqué et formé selon d’autres modalités peut se montrer très critique. C’est ainsi que de nombreux parents trouvent que leurs fils ou leurs filles étudiantes  «ne travaillent pas assez ». Traduisez  : « Ils n’ont pas assez d’heures de cours ». Ou encore qu’ils  « perdent leur temps », à traduire par : « Ils s’occupent du week-end d’intégration ou d’une association ou d’une expo de peinture… au lieu d’aller en cours ».

Cet entourage peut aussi se montrer inquiet quant à des choix qu’implique cette nouvelle vision des études : pourquoi interrompre son cursus pour faire un tour du monde ? Pourquoi vouloir faire son année à l’étranger en Colombie ou au Kazakhstan quand l’Angleterre ou les Etats Unis sont plus accessibles ?

Changer en douceur

Il faut accepter que ces changements se fassent doucement, et nécessitent beaucoup de pédagogie pour être appropriés par ces étudiants et leurs familles. Or, trop de Business School, fortes de leur légitimité et de leurs propres certitudes, soucieuses de ne pas perdre le pas dans la course à l’innovation (ou peut être plutôt à la nouveauté), sont plus dans les effets d’annonce et l’imprécation que dans une démarche respectueuse de la chronobiologie de leurs étudiants. C’est ainsi qu’il faut faire du MOOC puis du SPOC, que le co-working est incontournable, que les tablettes sont les nouvelles tables sacrées de l’enseignant …

Ces discours forts et manquant de nuances, certes enthousiasment les déjà-convaincus, mais déstabilisent une grande majorité qui reste silencieuse et entre en résistance par inertie, car il n’est pas facile de s’élever contre la nouveauté quand on n’a pas forcément les codes, et qu’on risque d’être taxés de réfractaires au changement et donc à l’innovation.

Il me semble donc important de mettre à profit les 3 années (en moyenne) du cursus d’une Grande Ecole pour faire évoluer les étudiants en douceur, sans les mettre en difficulté, même s’il est aussi formateur d’avoir à affronter le défi de certains changements et de sortir de sa zone de confort.

Les choix de l’EM Strasbourg

Nous avons donc décidé à l’EM Strasbourg de ne pas bousculer trop les modalités d’apprentissage de première année : nous avons ainsi réintroduit de la culture générale, de la philosophie, des cours présentiels en langue à côté du CRL en auto-apprentissage…. C’est en  deuxième année que sont proposés le «  parcours associatif », les choix de parcours à la carte, l’année à l’étranger ou encore l’année professionnalisante, les « On site training days » (journées de co-working en entreprise)…

L’acculturation est là dès la première année avec les projets à mener pour les entreprises (action « Prospect act » en groupe et en exercice réel), la plateforme e-learning d’apprentissage aux 3 valeurs de l’école, ou encore la proposition de rejoindre la Ruche et son pré-incubateur de projets d’entreprises.

Un expert forme les enseignants

L’EM Strasbourg propose aussi la modularisation des cours avec des « tracks présentiels » (cours obligatoire et absence sanctionnée) et des « tracks à la présence optionnelle » (présence en cours facultative). Pour accompagner ces changements, un expert en éducation forme nos enseignants aux dernières modalités d’apprentissage et à la qualité de la formation qu’ils prodiguent : être plus proactif en cours, savoir animer un amphi, utiliser Internet dans ses enseignements … sont les thèmes de nos ateliers pédagogiques.

Nous misons aussi sur une pédagogie auprès des parents pour qu’ils comprennent mieux et s’approprient ces nouveaux styles d’apprentissage. Car, bien souvent, ces parents ont l’impression que leurs étudiants « ne font rien » parce qu’ils n’ont pas 40 heures de cours par semaine !

Enfin, et surtout, nous posons des mots sur les actions que nous menons et nous les intégrons toutes dans la même cohérence pédagogique. Faire un stage en entreprise, passer une année à l’étranger, suivre des cours en ligne, monter un projet d’association… ne doivent pas rester seulement des expériences stimulantes et réussies. Il faut les mettre en perspective pour comprendre les savoir, savoir-faire et savoir-être qu’elles forment. Sans un nécessaire  travail de réflexivité, l’étudiant ne comprend pas ce qu’il apprend, ne sait pas qu’il sait.

Un programme de développement personnel et professionnel

C’est donc grâce à un programme dit DPP (développement personnel et professionnel) animé par une équipe d’experts, que les étudiants vont peu à peu prendre conscience d’apprentissages insoupçonnés, ou savoir valoriser des compétences acquises au cours de « détours ».

Organiser un WEI (week-end d’intégration) ou une soirée de gala met en action des compétences de gestion de projets tout à fait transmissibles à d’autres secteurs d’activités ou d’autres projets. Faire vivre une association implique des savoir-faire commerciaux, de gestion, de management, certes acquis au jour le jour de façon empirique, mais qui, une fois mis au jour et valorisés, vont constituer un beau portefeuille de compétences. Il en va de même des séjours à l’étranger ou des périodes en entreprises.

L’école, avec l’ensemble de ses équipes (dans ces dispositifs, l’enseignant n’est plus le seul interlocuteur de l’étudiant), s’organise donc comme une véritable plateforme de conversion qui transforme tranquillement et sereinement un étudiant causal , brillant et fort de son capital connaissances en étudiant effectual, en mouvement, pourvu d’un portefeuille de compétences, et en phase avec les attentes des entreprises.

Quel que soit le profil à l’arrivée dans l’école, le rythme de désapprentissage et de réapprentissage de chacun doit être respecté. L’enjeu est de comprendre qui on est, de savoir de quoi on a envie, d’être conscient de son potentiel comme de ses limites et de mettre tout cela en cohérence. L’Ecole de management de Strasbourg conçoit cet accompagnement comme central.

Petite illustration avec… les personnages de Games of Thrones

La saga de Games of Thrones est une excellente illustration de ce qu’est une personne causale et une personne qui évolue de façon effectuale.

Les «purs  causaux ». Rationnels, rivés sur leurs objectifs, ils voient le monde comme leur propriété et les autres comme des instruments de leur destin personnel.
  • Daenerys est une très jeune fille au début de la saga. Elle a à affronter des évènements extrêmement violents dont la découverte de la trahison de son frère, qui seront fondateurs d’une quête foncièrement causale. Elle se donne pour objectif de s’asseoir sur le Trône de Fer, et met tout en œuvre pour réussir cet objectif. Elle va suivre un chemin rectiligne, allant de conquête en conquête, considérant tous ceux qui ne sont pas ses alliés déclarés comme des ennemis. Elle réquisitionne toutes les ressources des lieux où elle passe pour les mettre au service de son projet : c’est le cas des Immaculés comme des Puinés.
  • Les Lannister ont en commun d’être des purs causaux au début du récit. Leur avenir est dessiné et se caractérise par une forte certitude. Ils sont des héritiers incontestables, avec la puissance et les moyens financiers qui assurent la pérennité de cette puissance. Au fur et à mesure des évènements, cette certitude va être ébranlée et, chacun à sa façon devra modifier son rapport à la vie. Certains ne comprendront rien au monde qui change autour d’eux. C’est le cas de Joffrey ou, dans une moindre mesure de sa mère Cersei, tous deux restent dans une vision obstinée de leur destinée, détruisant systématiquement tout ce qui peut entraver son déroulement.
  • Si Joffrey est dans un aveuglement pathologique, sa mère Cersei pratique des manœuvres tacticiennes, sans changer sa vision du monde, accablée par un destin qu’elle ne pense pouvoir changer, corsetée dans son rôle de femme révoltée par la soumission à laquelle on l’a contraint, mais restant profondément au service d’une reproduction sociale que ne démentirait par Bourdieu.
Les causaux qui deviennent effectuaux . Ils apprennent à voir le monde qui les entourent comme une source d’opportunité et d’apprentissages.
  • Jamie Lannister, s’il partage au départ cette vision d’un destin tracé, prêt à tout, même aux pires transgressions (comme l’inceste) pour l’assurer, va peu à peu évoluer dans son rapport au monde. Ses mois d’enfermement, des rencontres pour le moins improbables comme la femme chevalier Brienne de Thorte (elle-même très causale), sa mutilation (sa main droite est sectionnée lui faisant perdre tout son avantage physique) vont l’amener à adopter une posture plus effectuale. Ses ressources physiques sont limitées, son statut est érodé (il n’est plus crédible en garde royal), ses soutiens (son père, sa sœur) se dérobent … il doit apprendre à s’ouvrir puis à faire confiance à d’autres personnes, il doit apprendre à raisonner à partir de ses capacités qui ne sont plus « no limit ». Cette capacité à comprendre cette nouvelle donne va le conduire à porter un regard curieux, puis bienveillant sur des personnes pour lesquelles il n’avait avant que le plus profond dédain.
  • Les enfants Starck se trouvent aussi dans cette évolution, très rapidement, la sécurité de Winterfeld et de parents unis et rassurants disparait. Tous se retrouvent confrontés à l’effondrement de leur monde et chacun va conduire sa destinée à sa façon.
  • Robb, l’ainé va rester dans une attitude très causale, animé par son destin d’héritier, qu’il vit de façon sacrificielle. Ses frères et sœurs vont, eux, investir un comportement effectual, avec des nuances, ainsi Sansa est en mode réactif et d’hyper adaptation aux contraintes et aux agressions qu’elle subit. Bran, de par son handicap (il devient paraplégique suite à une chute) va porter un regard différent sur le monde (en l’occurrence mystique) et y voir tout à fait autre chose.
  • C’est Arya qui incarne la personne la plus effectuale de Games of Thrones : dès le départ (et avant les drames qui touchent sa famille) elle est mue par une envie de changement, que ce soit sa condition de fille dans un monde masculin ou ensuite les injustices qu’elle veut punir  et les hiérarchies qu’elle veut bousculer. Elle regarde le monde comme une source continue d’apprentissages qu’il s’agisse de ses leçons d’escrime, de la façon dont on peut éliminer un ennemi… ou chasser et cuisiner du gibier. Le dénominateur commun de ces frères et sœurs est leur immense résilience, leur capacité d’apprentissage, leur habileté à exploiter leurs ressources pour avancer, en renonçant à atteindre d’emblée un but ambitieux.

Décidemment, dans le royaume des 7 couronnes, avec le chaos et l’immense incertitude qui le caractérise, la prime est à l’attitude effectuale, le monde que nous partageons en cette deuxième décennie du XXIème siècle est-il si différent ?


(1) L’effectuation trouve son origine dans les travaux de recherche menés par Sara Sarasvathy (sous la direction d’Herbert Simon), jeune doctorante d’origine indienne, ancienne entrepreneuse. A la fin des années 1990, Sarasvathy cherche à comprendre comment les entrepreneurs raisonnent et agissent dans leur démarche de création. Elle met en évidence deux logiques de raisonnement : la logique causale et la logique qu’elle nomme « effectuale ».

(2) Nous emploierons le masculin pour ne pas alourdir notre propos, mais cet étudiant inclut bien sûr toutes les étudiantes qu’elles soient causales ou effectuales.

Former au management de la relation client : 9 clés pour tout repenser!

Nous avons entendu ou lu une nouvelle étonnante ces derniers jours : l’ouverture de magasins de disquaires… qui vendent des vrais disques, comme au siècle dernier ! A l’heure de la dématérialisation la plus totale, ce phénomène est pour le moins étonnant et il vaut qu’on s’y arrête.

Que se passe –t-il ? Que pouvons- nous tirer comme enseignement de ces nouvelles retro-tendances ? Au moment où tous les distributeurs et les enseignes de retail réfléchissent à des stratégies innovantes basées sur le multi, le cross, l’omni-canal…quelles sont les compétences attendues pour un management innovant de la relation client ?

C’est simple, tout est à repenser, et les formations doivent s’inscrire dans cette nouvelle donne.  Nos étudiants qui se destinent aux métiers du management de la relation client vont devoir acquérir de nouvelles compétences.

 1) Penser le magasin inversé

Le magasin où on vient se renseigner, s’informer sur le produit ou le service, se périme. La recherche d’informations se fait maintenant en amont de la visite en magasin, en priorité sur les réseaux sociaux et le web. Le magasin, s’il participe à l’achat devient alors un lieu de « picking », comme on l’observe avec les « drive » qu’a mis en place la grande distribution (avec toute l’importance que les clients donnent à la personne qui remplit leur coffre).

Pour être fréquentés, les magasins doivent inverser leur positionnement, en s’organisant comme des lieux expérientiels, où on passe un bon moment, où on rencontre des gens, où on cultive le lien social, bref, des lieux de socialisation. Il faut donc apprendre ce que « service «  veut dire. Et il y a du chemin à parcourir! Aller faire des voyages d’études au Japon, à Singapour ou encore aux Etats Unis est au programme.

 2) De l’émotion dans la rationalité

On oublie le fameux processus d’achat, on arrête de croire que le consommateur est rationnel et on revient à la vraie vie : celle où, de plus en plus, le consommateur picore l’information, fait des pas de côtés, fonce puis renonce, change d’avis et de stratégie… Il va falloir inventer et accepter des modalités plus bricolées et plus « friendly »,  s’adresser au cerveau gauche autant qu’au cerveau droit du client.

Le chaland, client, consommateur,  attend  qu’on le remette au centre du dispositif. Une illustration peut être ce témoignage d’un client qui raconte comment dans un Apple Store un vendeur l’a retrouvé au sein de la foule des clients qui attendaient leur tour, alors qu’il n’avait aucun numéro ou signalement. Comment? L’hôte d’accueil l’avait décrit en quelques lignes dans la zone de texte destinée à identifier ses besoins.

Des cours de théâtre ou de musique sont alors les bienvenus. Il faut aussi mettre au programme « La pensée sauvage »  de Lévi-Strauss car sa théorie du bricolage devient une source d’inspiration.

 3) Le client est maître du jeu

C’est le monde renversé mais il faut admettre que les consommateurs s’approprient les outils à une vitesse accélérée et  imaginent des usages inédits. Pour rester maître du jeu, il faut accepter d’en comprendre et d’en observer les règles qu’ils inventent et réinventent au jour le jour. C’est ce que font, dans la mode, les chasseurs de tendance: le détournement d’un vêtement ou d’un accessoire, la re-création d’aujourd’hui, sont le creuset de la mode de demain.

C’est le moment de repérer les « lead users » et de les mettre au travail. Ils ont des idées, ils détournent le produit ou le service : c’est peut-être le nouvel usage qui sera en vigueur demain. La créativité est dans la tête du client, il faut la capter. Cela passe par la capacité à repérer la façon dont les clients déambulent dans le magasin, les moyens qu’il mettent en œuvre pour porter leurs achats, la manière dont ils utilisent le produit chez eux lors d’une visite de SAV. Cela demande  de l’observation, de l’interprétation des signaux faibles, mais c’est le prix du dialogue. L’intelligence marketing devient une compétence obligatoire.

 4) Jouer avec le tempo

L’information est partout et elle se périme vite aussi. Le rapport au temps est de plus en plus tendu. Le « ATAWAD » (any time, any way, any device) est devenu la règle. Le consommateur veut tout, quand il le veut et comme il le veut. Décrocher son attention relève de l’exploit, surtout dans le bruit ambiant. Il va falloir se mettre à son rythme et oublier les processus où le vendeur pense être maître du temps. C’est un tango avec le client et c’est ce dernier qui donne le tempo.

Les enseignements du processus d’achat  ou des séquences de la vente sont entièrement à revoir. Car si le client veut du « click and collect », il veut aussi du « slow shopping ». Le maître-mot est  donc l’ adaptation. Cela conduit à la capacité à identifier les solutions pour chacun des clients en fonction de leurs attentes du moment. Des connaissances structurées  en psychologie doivent être au programme.

 5/ Un vendeur pitcheur

Il s’agit de « pitcher », c’est-à-dire d’amorcer  très vite l’ attention du prospect, pas en lui faisant des promesses intenables mais bien en décrivant en quelques mots la promesse de la solution qu’on lui propose. Il faudra peut être ensuite savoir ralentir pour lui donner le temps de profiter de son nouvel achat, ou pour tester un produit. Le vendeur devra apprendre à « tweeter » à l’oreille de son client et lui rappeler qui il est, qu’il le vaut bien, et combien la solution proposée lui convient.

Cela demande aux personnes au contact de savoir scénariser, résumer, synthétiser, raconter une histoire de façon à tout dire en une ou deux phrases. Tout leur art est de réussir à susciter une émotion, un intérêt dans un temps très court. C’est extraire la quintessence d’un produit, d’un service, pour le faire exister dans la tête du prospect ou du futur consommateur.

 6) Un happening permanent

On oublie les lieux trop institutionnels, on crée des lieux éphémères qui suscitent le désir, qui jouent avec l’envie et la rareté. On mise sur des lieux de transit ou inédits (des friches, des parkings, des gares), des magasins…Où tout doit être renouvelé régulièrement pour « happer » l’air du temps, susciter le désir. Ce sont des compétences de créativité, de savoir-faire en installation artistique qui sont à l’œuvre. Des enseignes comme Chronostocks ou des expériences comme Pantone Colorwear ou le restaurant éphémère Mercedes-Benz plus récemment en sont des exemples convaincants.

 7) Penser le magasin étendu

S’adresser à ses clients ou ses prospects comme à une communauté est devenu incontournable. Une communauté changeante, qui croit plus en en l’expertise de ses pairs qu’en celle du vendeur. Le community management est essentiel pour sauvegarder la e-réputation, qui est fragile et indispensable.

C’est le « eWOM » (electronic Word Of Mouth, ou rumeur électronique) qui transporte maintenant l’essentiel des flux d’information. Ainsi, 77% des consommateurs pratiquent le « ROPO » (Research online-Purchase offline) et se déclarent influencés par les commentaires des autres consommateurs en ligne, selon l’étude Mediamétrie-NetRatings de mai 2013. Cela renvoie à des compétences en community management, savoirs encore émergents mais en grand devenir.

 8) Sortir des vieux schémas payant vs gratuit

On observe que le démarrage par l’adhésion des réseaux sociaux et la gratuité devient de plus en plus courant dans beaucoup d’activités. On peut citer des sites communautaires de covoiturage qui ont été rachetés par la SNCF. Alors que, dans l’autre sens, des prestations deviennent gratuites du fait des réseaux sociaux: c’est le cas des secteurs d’activités basés sur le recueil d’informations.

La valeur se périme aussi, ou doit être repensée sans cesse. Il faut renouveler le corpus de connaissances pour passer du calcul des coûts à l’évaluation de la valeur.

9) Quelle conclusion pour les Business Schools?

Si nous résumons, un programme de formation au management de la relation client appelle du théâtre, de l’art, de la psychologie, du travail sur soi, du community management, de l’évaluation de la valeur, de l’intelligence marketing et des enseignements renouvelés aux processus d’achat comme aux étapes de la vente.

Les Business Schools en sont-elles capables ? Elles doivent se motiver pour l’être car l’évolution est sans retour possible. L’avantage sera à celles qui peuvent avoir des accès directs à ces compétences et ses connaissances, relevant d’autres domaines et d’autres spécialités.

Service client : comprendre le blocage français

Chaque année, pour ceux d’entre nous qui sont partis en voyage à l’étranger, retrouver à la sortie de l’avion le « service  à la Française » constitue une petite douche froide.  Evidemment, le plaisir encore présent des vacances, la perspective peu réjouissante de reprendre le travail peuvent brouiller les ressentis, mais, admettons qu’il est difficile, voire impossible, avec la meilleure volonté du monde de poser un regard positif sur le « service à la française ».

Bienvenue en France!

« Les valises n’arrivent pas, bienvenue en France ! » Les réflexions fusaient autour de moi en attendant (vainement) mes bagages en compagnie de Québecois et d’Américains qui venaient passer leurs vacances en France et débarquaient à Paris !  Ces critiques –auxquelles j’étais bien en peine de trouver des contre-arguments- me font penser à une étude menée dans une entreprise de service auprès de personnels « au contact » des clients. « Je suis vendeur pas larbin », avait lâché un jeune homme en réaction aux différentes tâches périphériques qu’il devait assurer pour « rendre service » au client.

L’incroyable paradoxe c’est que l’industrie du service est depuis quelques années le fer de lance de la France qui a mené résolument une politique « fabless » (sans fabrication). La France est ainsi le premier pays d’accueil touristique dans le monde. Voilà une activité de service typique ! Les enjeux en termes de développement économique sont donc énormes.

C’est le contact qui compte!

La caractéristique du service est d’être intangible et non stockable. On ne peut véritablement l’évaluer qu’après l’avoir consommé. Cette immatérialité augmente ce qu’on appelle le risque perçu, c’est-à-dire l’anticipation de  payer trop cher (risque financier), de se tromper (risque psychologique) ou d’acheter un mauvais service.  Pour rassurer le prospect, il va donc falloir « matérialiser » le service : éditer des plaquettes, le proposer en « box » (séjours, loisirs, restaurants…), imaginer des supports pédagogiques. Il faut aussi travailler les structures physiques de contact ou d’accueil car les locaux représentent aux yeux du prospect le service qu’il vient chercher.

Au sommet de cette pyramide de la matérialisation figurent évidemment l’humain, en l’occurrence  ceux qu’on nomme maintenant les « personnels au contact ». C’est avec eux que se construisent la distinction et l’attractivité du service. La relation client repose en tout ou partie sur leur façon de se comporter, de réagir, leur empathie, leur désir d’aider et d’accompagner le client.

Dans un monde qui a joué la carte de la désintermédiation et de la virtualisation des contacts, on se rend compte maintenant que le client aspire à remettre de l’humain dans le process. J’ai ainsi pu montrer que le rôle des caissières est indispensable aux grands seniors dans les supermarchés. De même les acteurs de la téléphonie ont vite investi des points de vente. Et on attend le come back de la boutique de quartier, même si elle tarde à se réinventer.

Le transport aérien ou ferroviaire, les aéroports, la banque-assurance, les administrations, les services à la personne… J’ai beaucoup travaillé sur la relation client et sur ceux qu’on nomme les « personnels au contact » de grandes entreprises qui veulent améliorer leur qualité de service. Alors comment expliquer les lacunes françaises?

Service ou servitude?

Qui dit relation de service dit interaction sociale et, parfois, divergence d’intérêt, donc rapport de force et potentiellement conflit. Il faut donc envisager la prestation de service sous l’angle du pouvoir. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte culturel français où la place des individus dans la société est liée à la notion de statut.

C’est ce que nous explique Philippe d’Iribarne dans son ouvrage La logique de l’honneur. En France, nous dit-il, il y a un clivage permanent entre ce qui est noble et ce qui est vil et il n’y a qu’une frontière très fragile entre service et servitude. D’où la difficulté très forte à développer la notion de service, ce qui est très différent d’un pays comme les Etats-Unis où la relation est fondée sur le contrat (« un accord momentané et libre entre deux volontés », disait Tocqueville) et où le prestataire de service ne se sent en aucune façon, inférieur.

En France, où la stratification sociale est fondée sur le rapport de classe, « rendre service », qui est un acte choisi et valorisant, se transforme très vite en « être au service », avec toutes ses dimensions de contrainte. Dans ce cadre, tout l’enjeu des personnels au contact des clients est donc ne pas  subir et de préserver le périmètre de leur prestation pour ne pas entrer dans la servilité ou la servitude. Il s’agit de rester dans le champ du service et ne surtout pas entrer dans celui de la subordination.

Le client a pris le pouvoir!

La vision classique de la sociologie du service (Weber, Halbwachs, Merton, Pearsons …) repose sur l’idée que le prestataire détient les ressources et dispose d’un pouvoir vertical. Il est en situation de domination car il possède le savoir (on peut penser au médecin), le statut (le professeur), un pouvoir arbitraire de décision (le juge). Dans ce cadre, le client devient souvent un « usager », sans droit à la parole.

Mais les choses ont en réalité bien changé ! Depuis quelques années, il y a véritablement une prise de pouvoir du client. Le client n’est plus le même. Zappeur, il est surtout de plus en plus mature et informé. Sa capacité à comparer un service immédiatement et avec le monde entier s’impose aussi aux personnels en contact. Ensuite, comme l’entreprise a voulu mettre le client « au travail », lui déléguant les tâches ingrates ou sans valeur ajoutée (c’est vous qui gérez votre compte en banque), celui-ci a compris les codes du service et ne s’en laisse plus conter, n’hésitant pas à avoir recours à des instances de justice.

Enfin, le client est devenu aussi beaucoup plus incivil, agressif, développant des comportements qui mettent en difficulté les entreprises: dégradation des lieux ou de l’atmosphère de l’endroit où est dispensé le service. Un phénomène renforcé par le catéchisme de l’entreprise sur  l’ « orientation client », c’est-à-dire l’alignement sur ses attentes, sans subtilité ni nuance, accentuant encore le sentiment de servitude des personnels au contact.

L’entrée en résistance du personnel au contact des clients

Ayant perdu son statut, astreint à un cahier des charges souvent plus que limité – je pense aux « scripts clients », c’est-à-dire les paroles à prononcer strictement pour accueillir ou dialoguer avec lui-, le personnel au contact va alors développer des stratégies ou des tactiques pour ne pas subir et sauvegarder ses marges de manœuvre. Le problème est que ces comportements de défense dégradent le service rendu et mécontentent le client, au détriment de l’image de l’entreprise.

Je retiens quelques comportements observés lors de mes recherches :

  •  la neutralité : il s’agit de revêtir le masque et de dépersonnaliser la relation, en se cantonnant à la prestation stricto sensu. C’est la caricature de l’attitude bureaucratique, se réfugiant souvent derrière le règlement, qui s’explique souvent par la volonté de désengagement et se traduit par un refus du contact pour cause de ras-le-bol, fatigue, volonté de résistance.
  •  l’évitement qui se traduit par le « je ne vous vois pas ».  Cette attitude est typique de la file d’attente qui s’allonge alors que le prestataire vaque à d’autres occupations qui requièrent visiblement toute sa concentration et lui interdisent de voir les gens qui attendent. Variante : il peut se concentrer de façon exagérée sur la personne dont il s’occupe sans donner aucun signe aux personnes en attente. Il dresse ainsi un voile protecteur entre lui et ses clients.
  •  la protection par le groupe : les prestataires vont interagir entre eux, de façon ostentatoire, manifestant soit du mécontentement (les plaintes sur les conditions de travail ou vis-à-vis du management), soit des plaisanteries et des connivences, montrant bien au client qu’il ne fait pas partie du cercle.
  •  la catégorisation : le prestataire développe une vision de ses clients par catégorie, il  présuppose leurs futurs comportements sur des critères qu’il a identifiés au fur et à mesure de son expérience. Il va alors anticiper en adoptant un comportement qu’il estime adéquat. C’est ainsi qu’une personne jugée par avance arrogante va pouvoir être remise à sa place avant même d’avoir ouvert la bouche. Le bénéfice attendu est de réduire l’imprévisible, de s’économiser aussi, tout en maintenant le client à distance.
  •  l’éducation : pour éviter le sentiment de servitude, la personne au contact refuse systématiquement de faire ce que le client peut faire seul. Ce sera, par exemple, lui expliquer longuement comment remplir un formulaire, plier un carton ou trouver une information, plutôt que de le faire à sa place. Rendre service oui, être au service non.
  • la soumission  : il s’agit de faire rentrer le client dans le rang, la pratique est alors paradoxalement la politesse exagérée, qui permet à la fois de garder la distance et de rappeler qui a le contrôle. Plus  le client conteste ou s’énerve, plus cette politesse va être accentuée, évitant de sortir des règles assignées tout en interdisant au client de se plaindre du comportement (« vous ne pouvez pas me reprocher de vous avoir manqué de respect »).

Après avoir observé et cherché à comprendre et expliquer, je proposerai dans mon prochain billet des pistes de solutions pour faire évoluer la situation.

Et si on parlait des managers irresponsables ?

La responsabilité sociétale des organisations (RSO) est sans conteste le nouveau paradigme du management en ce début de XXIe siècle. Cette aspiration à une entreprise plus responsable dans les domaines de l’économie, de l’environnement et du social se décline au sein des équipes avec la promotion d’un “management responsable”. Des managers qui exercent leurs fonctions de façon éthique, respectueuse de l’environnement, et qui sont capables de gérer la diversité de leurs équipes.

Cette évolution des attentes envers les entreprises impacte évidemment les écoles de commerce, qui forment les managers de demain. Or si la définition du management responsable semble simple, sa mise en œuvre est plus complexe.  Sa pratique met au jour des dilemmes toujours plus nombreux et souligne la difficulté à leur donner de « bonnes » réponses. Cela peut créer des frustrations chez les managers.

Pour mieux comprendre le phénomène, examinons les travers, les lâchetés, les ratés de l’exercice managérial au quotidien, qui dessinent les contours de l’irresponsabilité en management (1).

De la dénégation au mensonge

Un manager irresponsable n’est pas forcément un manager qui insulte ses équipes, s’absente sans crier gare, harcèle l’un ou l’autre de ses collaborateurs ou prend des décisions risquées pour l’organisation. Être irresponsable, c’est ne pas assumer ses responsabilités et il y a alors de nombreuses façons de le faire : la dénégation, le déni, le mensonge, la dissimulation et l’oubli.

Il y a déni quand on fait comme si les choses n’existaient pas. C’est le cas dans certaines entreprises dans la non-prise en compte de discriminations, de personnes qui posent problème en termes de comportements, de l’obligation d’avoir à opérer des changements dans la façon de travailler…  Il s’agit souvent de vouloir sauver la face organisationnelle, de préserver la paix et  l’ordre établi.

La dénégation a lieu quand, mis devant l’évidence, on nie cette réalité, on la contourne, on donne des explications trafiquées, on accuse quelqu’un d’autre. Les exemples sont nombreux : dénégation d’une mauvaise décision, dénégation de sureffectifs, dénégation de pratiques obsolètes… L’enjeu est de fuir ses responsabilités et l’éventuelle sanction (“ce n’est pas moi, je n’y suis pour rien”).

La dissimulation consiste à camoufler – l’erreur, le trou dans la caisse, le dysfonctionnement, l’incompétence –, car on a peur de la sanction ou d’être pris en faute. Le camouflage, c’est souvent reculer pour mieux sauter, mais c’est aussi parfois la possibilité de ne sentir que le vent du boulet.

Le mensonge, c’est travestir les faits, raconter une toute autre histoire. Ce sont les CV arrangés, les chiffres maquillés, les faux ordres de mission, mais aussi les messages rassurants quand tout va mal, les fausses informations pour déstabiliser…

Il est facile de constater que l’intentionnalité est graduelle dans les quatre postures que je viens de décrire.

Un autre comportement complète ce périmètre, il s’agit de l’oubli, intentionnel (dissimulation) ou pas (déni). Il y a oubli, quand on laisse le temps “faire son œuvre”, qu’on ne répond pas, qu’on laisse les choses problématiques s’enliser. Ce sont les dossiers enterrés, les mails ou les courriers qu’on laisse sans suite, les relances qu’on ne fait pas… Il semble important de bien l’identifier tant il est fréquent dans les entreprises.

On comprend bien que l’ensemble de ces comportements peuvent être du fait d’un individu ou de groupes d’individus. On peut aussi identifier des organisations où ces procédés sont systématisés voire institutionnalisés. Pour que ces comportements « tiennent », il faut leur ajouter un climat de mépris et de peur auprès de l’ensemble des collaborateurs.

Une responsabilité plus modeste mais de terrain

Pour réduire l’irresponsabilité, il s’agit, dans un premier temps, d’accepter de regarder en face les situations qui dérangent et que notre grille d’analyse permet d’identifier. Pas la peine de faire la chasse aux coupables (sauf quand il y a illégalité bien sûr). Admettre que chacun à son niveau, dans son espace de missions, met en œuvre, de temps en temps, sans systématisation ni caractère de gravité extrême, de tels comportements est bien souvent suffisant pour avancer. Il faut ensuite agir selon cinq axes.

1) Identifier des situations de “dilemmes managériaux”

Nous connaissons tous ces situations où des décisions difficiles doivent être prises et qui nous laissent ensuite, quelle que soit la façon dont nous les avons gérées, dans un inconfort certain. Quelle décision prendre quand on est témoin d’un comportement qu’on désapprouve? Interpeller? Dénoncer? Se taire? Comment gérer une demande légitime mais qui risque de remettre en cause des équilibres acquis ? Ne pas répondre? Refuser au risque de mécontentement? Accepter le risque de retour de bâton?  Analyser ces dilemmes managériaux permet ensuite de définir les réponses les moins mauvaises possibles compte tenu des circonstances, et en adéquation avec la stratégie de l’entreprise. Disposer d’une règle, d’une prescription à laquelle se référer, homogénéise les comportements et soulage bien des managers.

2) Travailler sur le “triangle des valeurs”

Il est essentiel que, face à une décision difficile, ce que l’individu aimerait faire soit au plus près de ce que l’entreprise attend de lui et de la décision qui est finalement prise. C’est le “triangle des valeurs”. Appliquer ce qu’on désapprouve ou mettre en œuvre une procédure qui sera ensuite désavouée ne peut générer que de la souffrance, qui précédera le désengagement et la démotivation.

3) Lier la responsabilité sociétale au “core business”

Il faut organiser la cohérence autour du métier de l’entreprise afin qu’un comportement irresponsable ne relève plus seulement de la faute morale mais bien d’une faute professionnelle. Comment demander à des managers de bureaux d’intérim de refuser toute demande discriminante de leurs clients s’ils sont rémunérés sur le chiffre d’affaires ? Comment désapprouver officiellement les “pots de vin” et bâtir une politique de rémunération sur les marchés emportés dans certaines régions du monde où la pratique des dessous de table est institutionnalisée ? À l’inverse, un management de la diversité sera d’autant plus évident s’il est concomitant à une politique de diversification des marchés, une politique d’ouverture sociale se fera d’autant plus aisément dans des secteurs dits à métiers “pénuriques”…

4) Être exemplaire à tous les niveaux de l’entreprise

Le quatrième levier du management responsable est l’exemplarité au plus haut niveau dans l’entreprise. Il n’y a pas de prés carrés ou de terres d’excellence de la responsabilité du manager, c’est toujours  et partout qu’elle doit être mis en œuvre.

5) Accepter de dialoguer

Un dialogue productif implique de l’écoute mais aussi de renoncer à l’idée de tout comprendre, de tout maîtriser. C’est cette dialectique entre distance respectueuse dans l’écoute et proximité empathique dans la recherche de solutions qui permettra la co-construction de comportements reconnus comme responsables par tous.

L’analyse que je viens de vous proposer doit permettre d’humaniser le management et le manager et d’admettre que les faiblesses font aussi partie de la vie des organisations. Il s’agit aussi de proposer une grille de diagnostic afin de progresser concrètement dans la construction d’un management plus responsable qui serait, peut-être plus modestement, un management moins irresponsable.

1) Ce post reprend un travail mené en commun entre chercheurs en management, psychologues et psychanalystes s’appuyant sur ce qu’on appelle “les négations à soi-même”, lors du colloque I.P&M à Clermont-Ferrand, fin 2012.