Mon Master va-t-il sauver la méritocratie ?

La mise en place cette année 2023 de la plateforme nationale d’accès aux Masters, baptisée « Mon Master », arrive dans un contexte très particulier : d’un côté l’État fixe pour objectif la stagnation éducative, de l’autre la démographie et la politique de réussite en Licence entrent en conflit avec les emplois disponibles et la politique d’exigence en Master. Si le gouvernement échoue à utiliser Mon Master pour résoudre ce conflit, tout l’édifice méritocratique pourrait être ébranlé.
La stagnation éducative comme objectif national
La montée en qualification d’une population, aussi appelée massification éducative ou démocratisation de l’enseignement supérieur, est une politique nécessairement temporaire : arrive forcément un moment où soit toute la population est qualifiée, soit les pouvoirs publics estiment qu’il n’est plus besoin de la qualifier plus.
Actuellement, plus de 80% d’une classe d’âge est diplômée du secondaire (niveau bac) et plus de 50% est diplômée du tertiaire (niveaux post-bac) (voir « 50 ans de massification, et après ? »).
Dans ce contexte de banalisation des études supérieures, le projet annuel de performance de la France fixe comme objectif de rester dans la situation actuelle. En d’autres termes : le gouvernement fixe la stagnation éducative comme objectif national (voir « Les bleus 2023 de l’ESR »).
Cette décision raisonne bien sûr dans la stagnation du budget de l’enseignement supérieur, voir sa baisse relative : s’il n’y pas besoin de faire plus, alors il n’y a pas besoin de financer plus (voir « Budget de l’ESR : il monte et il descend, mais surtout il descend »).
Pression démographique et politique de réussite en Licence
Malgré l’objectif de stagnation éducative, les effectifs étudiants n’ont jamais cessé d’augmenter depuis une dizaine d’années. On trouve deux raisons à cela. D’abord, la démographie, avec une croissance des naissances depuis le milieu des années 90, et dont nous ne sommes pas encore sortis : la génération 2004 fait tout juste son entrée dans l’enseignement supérieur.
La seconde raison est la politique d’admission et de réussite en Licence, décrite par Mme Barthez, directrice de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle : « Le premier cycle doit accueillir le plus grand nombre d’étudiants, les faire réussir malgré la diversité des profils et jouer le jeu de l’ancrage territorial ».
Il en résulte un accroissement de près de 20% des étudiants du MESR entre 2010 et 2021, qui, additionné à la politique de stagnation éducative et donc budgétaire, se traduit par un baisse d’autant des taux d’encadrement.
Exigence et emplois disponible en Master
Après sa description de la politique en Licence, Mme Barthez décrit une contradiction : « Le master et le doctorat constituent en revanche des formations très largement irriguées par la recherche et pour lesquels l’exigence est de mise ».
Depuis la réforme de 2015, cette exigence se retrouve en particulier dans la sélection qui s’opère entre la Licence et le Master. Additionné à l’effet COVID, la contradiction entre les politiques L et M conduit à une situation inédite et probablement critique, caractérisée par un violent décrochage entre les effectifs étudiants en L3 et en M1.
C’est dans ce contexte qu’est mise en œuvre la plateforme Mon Master, qui va donc servir de régulateur à cette situation. Mais de quelles stratégies de régulation disposent les pouvoirs publics ? D’un côté, diminuer les effectifs en L3 n’est possible qu’en diminuant les admissions post-bac ou en diminuant les taux de réussite post-bac, deux perspectives vraisemblablement exclues par les décideurs.
D’un autre côté, augmenter les effectifs en Master semble également exclu par la politique « d’exigence », qui est en réalité une politique de mise en adéquation des places de formation avec le marche de l’emploi (voir « Et si l’abandon des étudiants était rationnel ? »).
Or, les taux d’insertion professionnelle en sortie de Master sont bons, mais déjà fragiles.
A défaut d’une véritable politique de création d’emplois, une augmentation des effectifs Master aussi brutale que celle des effectifs Licence pourrait donc conduire à une baisse des taux d’insertion professionnelle, et donc de la « valeur des diplômes ». Depuis l’apparition du chômage il y a 50 ans, il a été naturel pour les pouvoirs publics comme pour les familles de souhaiter allonger les études. Or, cette stratégie est désormais inopérante en Master, puisqu’il s’agit du dernier niveau de qualification (si on omet le doctorat, qui ne s’adresse jusqu’à présente qu’à une petite partie de la population).
Cette situation menace tout notre édifice méritocratique : si même celles et ceux qui ont « bien travaillé à l’école » sont injustement évincés en sortie de Licence ou se trouvent significativement au chômage en sortie de Master, alors la croyance dans le mérite scolaire pourrait ne pas survivre. Notre modèle social pourrait s’en retrouver profondément questionné.
Pour l’instant, il n’y aucun positionnement clair des pouvoirs publics à propos de cette situation. Les deux seules perspectives envisagées semblent être le développement de l’alternance et du secteur privé, voir de l’alternance dans le secteur privé. Mais la brutalité avec laquelle cette politique a été mise en œuvre conduit à un « déficit de 5,9 milliards d’euros en 2022 » avec un « effet net sur l’emploi en volume / vraisemblablement faible ».
La question reste donc entière : les pouvoirs publics sauront-il se saisir de Mon Master pour sauver la méritocratie ?
✔️ En 2017, @EmmanuelMacron voulait faire de l’apprentissage une voie d’excellence.
👏 Depuis, nous avons presque triplé le nombre d'apprentis. Cette année, 837 000 jeunes ont choisi l'apprentissage, c'est 100 000 de + que l'année passée. #Objectif1million 🚀 https://t.co/FHpvWRwBgp pic.twitter.com/9s3dHJxyDX
— Carole Grandjean (@CGrandjean_) March 2, 2023
Pour aller plus loin…
Une opinion personnelle
La situation décrite dans ce billet n’est pas propre à la France, mais se retrouve dans tous les pays qui ont achevé leur massification éducative. A ma connaissance, aucun n’a annoncé de politique ambitieuse à ce sujet. Si, dans le contexte idéologique actuel, cette situation peut sembler inquiétante ou déprimante, il existe une perspective exaltante dans le décrochage entre les études supérieures et l’accès au marché de l’emploi : les études pourraient alors trouver une place nouvelle dans la société, recentrée sur les fondamentaux que sont l’enseignement de la méthode scientifique et la préparation à la citoyenneté.
Peut-être même que ce décrochage qualification/emploi est déjà inévitable, ne nous laissant pour choix que de le subir au risque d’ajouter une nouvelle crise aux crises, ou de s’en saisir comme d’une opportunité pour construire un monde meilleur.
Recentrer l’enseignement supérieur, et en particulier l’Université, sur de nouveaux fondamentaux permettrait de se préparer plus sereinement à affronter les grandes crises climatiques, économiques et démocratiques qui nous font face. Peut-être même est-il indispensable. Après la massification puis la banalisation, il s’agirait d’une troisième étape civilisationnelle qui serait la démocratisation, au sens d’un enseignement supérieur dont la seule mission serait de venir en appui de la démocratie.
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