Lorsque des réformes se mettent en place, comme celle du collège, mais aussi par exemple des rythmes scolaires à l’école primaire, si certains s’opposent frontalement à celles-ci, d’autres se réfugient dans une idée qui peut séduire : d’accord avec tout cela, mais seulement pour les volontaires. Aux municipalités de mettre en place ou non des activités périscolaires. Aux circonscriptions de décider si oui ou non il faut quatre ou cinq jours d’école. Aux équipes d’établissement ou même aux enseignants de choisir de faire ou non des enseignements pratiques interdisciplinaires, comme ils peuvent aujourd’hui d’ailleurs prendre l’option de mettre ou pas des notes, d’adopter telle ou telle méthode dans leurs cours. Remarquons que les mêmes personnes peuvent refuser que la liberté de choix existe pour ce qui est de l’enseignement des langues anciennes ou de l’allemand dans les collèges. Mais il est important d’examiner cet argument du volontariat, d’autant qu’il est aussi repris par des partisans des réformes. Ainsi, Yann Forestier qui n’est pas le dernier des innovateurs et avec qui j’ai l’occasion de travailler d’ailleurs écrit-il un commentaire sur facebook où il déclare : « Comme la plupart des réformes, celle-ci a fait les mêmes erreurs : conçue pour accorder une marge d’autonomie afin de permettre aux acteurs de s’adapter au terrain afin d’être plus efficace, elle se manifeste surtout par le renforcement de contraintes bureaucratiques, sans doute pour faire taire ceux qui s’effraient de voir l’ultralibéralisme s’immiscer dans tous les interstices d’autonomie. Les EPI pourraient être un espace d’innovation, on en a fait une usine à gaz, qui va encore plus contraindre les emplois du temps, les horaires, les parcours des élèves… et apporter de l’eau au moulin des réactionnaires. »
Donc trions. Il y a d’une part la mauvaise foi de conservateurs capables de dire que tout le monde fait de l’interdisciplinarité, qu’on n’a pas attendu les EPI pour cela (tant pis si je rencontre assez peu de gens ayant vécu comme élèves au collège des pratiques vraiment interdisciplinaires ; pour ma part, ça n’a jamais été le cas, mais j’ai été collégien il y a quand même assez longtemps !), et en même temps que l’interdisciplinarité est nocive, renforce les inégalités etc. Il faudrait savoir…Certains arguments sont spécieux et n’ont pour but que de s’opposer de manière plus subtile et détournée.
Mais examinons plutôt la bonne foi de ceux qui pensent qu’il faut expérimenter « en bas », laisser faire les équipes, compter au fond sur les bons vieux effets de la tâche d’huile et les vertus de l’exemple. On risque cependant d’attendre longtemps, car les innovations existent depuis des années sans qu’elles parviennent à avoir prise sur le cœur du système. Le volontarisme venu d’en haut, et par exemple les changements dans les programmes et dans l’organisation du temps scolaire, avec l’idée que certaines heures doivent s’intégrer dans un travail interdisciplinaire ou dans un accompagnement plus personnalisé, cette action de l’institution me parait indispensable. Le tout est de définir les marges d’autonomie, de les conjuguer avec un cadrage nécessaire. L’exemple de la notation me parait différent. Il me semble important de laisser les enseignants décider d’un mode d’évaluation qui prend ou pas l’aspect chiffré, mais cela doit s’inscrire dans le cadre d’une évaluation positive, qui marque les progrès des élèves et propose des pistes de remédiation et dans le refus des moyennes générales par exemple qui doivent être proscrites dans la scolarité obligatoire. Pour les EPI, l’autonomie reste très grande, puisqu’au fond le principe d’un certain volontariat est accepté, à condition que les heures fléchées EPI soient bien effectuées, après c’est une question de négociation interne. Dans un établissement, on pouvait déjà laisser un certain choix par exemple pour exercer la fonction de professeur principal ou s’occuper de l’accompagnement des élèves, mais au bout du compte, toutes les classes concernées devaient être couvertes.
Pour les EPI, le fait d’avoir à faire des choix à l’intérieur de thématiques très larges, qui ouvrent à beaucoup de possibles, de pouvoir en équipe les répartir sur trois ans, d’inscrire une durée de 2 ou heures d’EPI(en alternative avec l’accompagnement personnalisé pour une des trois heures, mais surtout de travailler dans un éventail très large de compétences et de contenus des programmes, tout cela offre suffisamment d’autonomie pour qu’on ne puisse décemment parler de caporalisme ou d’imposition par la méchante institution. Certes, il arrive que des inspecteurs, des chefs d’établissement dérapent, peu habitués parfois justement à une logique d’autonomie. Ici, un IPR s’oppose à des semaines interdisciplinaires alors que les textes officiels le permettent parfaitement. Là un chef d’établissement refuse la constitution d’un EPI pourtant sur l’éducation aux médias et à l’information qui associerait un professeur d’Histoire et un professeur-documentaliste. Je comprendrais qu’on veuille limiter ce genre de duos, afin que le professeur-documentaliste reste le collaborateur de tous les EPI, mais on peut tout à fait lui attribuer un EPI sur cette thématique où il est particulièrement concerné, et d’ailleurs ce peut aussi être une excellente solution pour mettre en place un EPI autour des langues anciennes. A propos de celui-ci, j’ai peine à croire ce que déclarait un auditeur de France inter sur le refus qu’y soit associé un professeur de Lettres classiques. Mais les cas particuliers aberrants peuvent toujours être cités, n’empêche que dans l’ensemble, une autonomie assez grande est laissée aux acteurs, qui parfois d’ailleurs peuvent demander un cadrage plus fort (des formations où on leur demande de se débrouiller sans donner d’exemples, cela peut être désastreux)
Sur l’accompagnement personnalisé, des formes très diverses peuvent exister, adaptées à l’établissement, à ses traditions, je dirais à sa culture. Pour ma part, si j’étais encore en exercice, je modifierais assez peu le contenu de mes cours, pratiquant au moins à certaines heures un travail par groupes différenciés ou une action plus centrée sur des acquisitions méthodologiques (par exemple un travail sur les consignes). En fait, ces heures sont surtout une occasion de travailler autrement ou de faire en sorte à terme que cet « autrement » soit plus présent et devienne davantage l’ordinaire (plus de côte à côte avec l’élève, plus de différenciation, plus de formation aux méthodes, plus de travail de groupes et d’entraide, plus de moments réflexifs…)
Le « fléchage » peut être souple aussi et ne pas constituer un carcan. Le tout est d’avoir un cadre de départ qui peut évoluer en cours d’année, les élèves ayant un tableau de bord qui leur permette de suivre le déroulement de l’A.P. au fil des semaines (à quelle heure ai-je un accompagnement personnalisé, un moment d’EPI, etc. avec éventuellement des disciplines différentes qui prennent en charge ces dispositifs.
J’ai eu l’occasion récemment d’animer des formations autour de cette réforme et on a travaillé sur tous ces points sans négliger les difficultés et les obstacles. Mais j’ai perçu chez nombre des enseignants présents (dans un cadre syndical favorable, il est vrai) une belle énergie, de la créativité et de la rigueur. Référence aux programmes et au socle commun, oui, mais en sachant être souples et profiter d’opportunités locales. Organisation nécessaire au niveau de l’établissement, oui mais en ne sacrifiant pas les envies de chacun. Souci de respecter les textes règlementaires, oui, mais ceux-ci doivent être au service des apprentissages et pas l’inverse. Préoccupation forte de faire réussir les élèves les plus en difficulté, oui, mais intérêt aussi pour les meilleurs : que ceux-ci aient bien du grain à moudre et ne s’ennuient pas. Et comment introduire aussi du tutorat et de l’entraide ?
De toute façon, cette réforme ne pourra perdurer que si elle est vraiment mise en musique sur le terrain. Mais rendre facultatif ce qui est en son cœur serait empêcher ce déploiement. Oui, on demande beaucoup aux acteurs, oui, on bouscule les habitudes, oui, tout arrive en même temps. Mais on peut faire ça en douceur, on fera ça en douceur, jusqu’à la limite cependant d’un faire semblant qui serait inacceptable et qui existe trop souvent dans notre institution faussement autoritaire, où finalement « chacun fait, fait, fait, ce qui lui plait, plait, plait » comme dit la chanson !
On sait par ailleurs qu’il est facile de tirer un trait de plume sur tout dispositif innovant, ce n’est jamais après une analyse et une évaluation. On a ainsi supprimé les études dirigées Bayrou en primaire, les TPE en terminale ou les IDD (devenus facultatifs justement) sans jamais qu’on ait analysé les effets de ces dispositifs. Il est possible que la même chose se passe avec les EPI. Plus ceux-ci vivront, donneront du punch à des équipes, comme celles qui s’expriment dans le dossier des Cahiers pédagogiques « mettre en œuvre les EPI », plus ils auront la chance de durer et de devenir de nouvelles « routines » positives, comme commençait à l’être l’enseignement de l’histoire des arts, pourtant pourfendu par ceux-là même qui aujourd’hui refusent de le voir fondu dans les EPI.
Et si la menace de Sisyphe plane sur toutes les innovations, l’espoir du Phénix renaissant vient la contrebalancer.