Ce 11 novembre du centenaire si chargé de symboles évoque en moi plusieurs souvenirs :
- Enfant, j’étais heureux d’échapper aux cérémonies au Monument aux morts qu’à l’école on nous exhortait à suivre ; je craignais qu’on ne remarque mon absence. Tout cela me paraissait vive de sens. Et très tôt, je me régalais à la chanson de Brassens « Celle que je préfère » et voyais la première guerre mondiale comme une histoire du passé, avec anciens combattants radoteurs et massacres inutiles.
- Plus tard, j’étais plus attiré par la très belle chanson de Zimmerwald (« L’ennemi est dans notre pays » et sentais monter mes larmes quand enfin je pouvais voir ce mythique film
longtemps interdit Les sentiers de la gloire. Sur ce dernier point, c’est toujours le cas avec cette fin magnifique qui présente la double face du soldat.
- Au lycée, l’étude de la Guerre était très abstraite, avec un long développement sur les batailles, mais il est vrai que j’avais un professeur particulièrement médiocre cette année-là. Ce qui ne m’a pas empêché d’avoir 19 au bac, avec une épreuve orale où il s’agissait de recracher des connaissances et j’avais eu, si mes souvenirs sont bons, « l’année 1917 » (sans question problématisante).
Et puis, comme beaucoup de personnes de ma génération, je pense, l’intérêt a grandi pour cette période clé du XX siècle. Professeur de français, j’ai tardivement intégré des séances de travail en troisième sur des textes de 14-18 et fais écrire les élèves (par exemple, une lettre à la famille du soldat tué dans A l’ouest rien de nouveau). Aujourd’hui, je constate la multiplication de ce type de travaux, si fructueux lorsqu’ils sont interdisciplinaires. Dans le collège où ont été mes enfants, cette année, comme dans beaucoup d’endroits, en REP, des élèves ont lu des lettres, et surtout ont travaillé sur les archives de ma ville pour retrouver les traces de combattants tués (nombreux) et surtout le vécu de cette cité de l’Oise un bref temps occupé par l’armée allemande. Et cela a abouti à une belle cérémonie au monument aux morts vendredi 9, où j’étais présent en tant qu’élu municipal.
Sur un plan scolaire plus général, on ne peut que se réjouir d’une évolution très positive de l’enseignement de l’Histoire, comme on peut aussi le constater en lisant le hors-série des Cahiers pédagogiques que j’avais coordonné il y a quatre ans avec mon ami Laurent Fillon, même s’il serait à compléter avec tout le formidable travail qui a été mené dans les classes depuis quatre ans et qui sera examiné en principe dans un colloque de la Mission du centenaire au printemps prochain, si j’en crois Antoine Prost. Il y a d’une part tous ces projets qui rendent l’Histoire proche de nous, à travers cette découverte des mille aspects souvent méconnus de la Guerre (le rôle des femmes, des combattants venus d’ailleurs, les conséquences écologiques dans des terres dévastées), et d’autre part, l’évocation de ces débats d’historiens que de nombreux professeurs présentent, surtout au lycée, à leurs élèves. Ce que je trouve formidable au fond, c’est que, loin de cette manière bien dogmatique dont on m’exposait autrefois les « faits » et les « causes et conséquences » qu’après tant et tant d’ouvrages et d’études, il reste des points d’interrogations si nombreux, tant de questions sans réponse définitive. Qui est responsable de la Guerre ? (et il faut un historien anglais pour ne pas mettre tous les torts du côté des Allemands, un historien qui se respecte n’ayant aucun « intérêt national » à défendre-on devine que cela ne concerne pas les non-historiens médiatiques dont l’incompétence n’a d’égale que l’arrogance et inversement) Quel rôle ont joué les Américains dans la victoire ? Qu’aurait fait Jaurès s’il n’avait pas été assassiné ? Le traité de Versailles est-il vraiment responsable de la montée ultérieure du nazisme ? Aurait-on pu vraiment signer une paix de compromis ? Questions passionnantes, que l’on peut aborder en classe à travers des dispositifs dont l’un des plus ingénieux est le jeu présenté par Dominique Natanson et Marc Berthout (sur le déclenchement de la guerre, voir le dossier évoqué plus haut), même si le temps est toujours limité en classe. D’où l’intérêt d’ailleurs de projets interdisciplinaires, comme les EPI en collège dont on sait le peu d’intérêt que leur porte le ministère aujourd’hui et qui ont pourtant permis de bien belles réalisations sur ce thème comme sur d’autres.
Et pour en revenir au début de ce billet, beaucoup comme moi se rendent compte aujourd’hui que la Guerre de 14-18 , c’était « plus compliqué que ça ». D’un côté, oui, cette terrible tragédie et ces chiffres toujours impressionnants de victimes, que l’on peut encore mieux saisir dans nos terres de Hauts-de-France et ses formidables lieux de mémoire (l’incontournable Historial de Péronne, mais aussi Albert ou Vimy, cette terre canadienne en pleine Picardie et bien sûr le Chemin des Dames). Je lis par exemple ce chiffre inimaginable de près d’un million d’allemands tués entre mars et novembre 18. Et d’un autre côté, des réalités plus complexes qu’elles n’en ont l’air : des réfractaires fusillés certes, mais beaucoup de graciés, une dureté de l’occupation allemande qui, même si elle était grossie par la propagande, ne pouvait guère plaider pour le compromis, une image contrastée de ce qu’ont été les anciens combattants dont beaucoup étaient en fait pacifistes et pas du tout nationalistes. De même l’école française n’était pas aussi éloignée des messages de paix qu’on ne l’a dit et l’entrainement militaire entrepris dans les années 80-90 a été assez vite abandonné (voir à ce sujet la partie dédiée à cela au Musée de la Grande Guerre de Meaux)
Il reste que l’évocation de cette guerre si cruelle, et je loue le président de la République d’avoir utilisé aujourd’hui dans son message le mot « fratricide », me rend plus que jamais odieux le « c’était mieux avant ! » Non, ce n’était pas mieux, ni cette course fatale à une tragédie effroyable, ni le déchainement de propagande mettant entre parenthèses l’intelligence (l’intelligence, ennemie finalement) et annonçant une ère de fake news en tous genres, ni surtout l’incapacité des puissances victorieuses à construire une paix durable. Non, ce n’était pas mieux le temps où on sacrifiait la rigueur historique à la mythologie du « roman national », temps que veulent ressusciter les « historiens de garde » et leur rewriting du Lavisse d’alors, ni celui de cours d’Histoire ennuyeux où on négligeait des pans essentiels de la réalité des temps de guerre et où imposait une vision unique et unilatérale.
A l’heure des régressions très probables dans les programmes de lycée (en Histoire et EMC, mais aussi en français avec l’abandon de l’écriture créative), et où la dimension européenne semble passer au second plan (ce qui est un peu paradoxal, par rapport au discours macronien !), il faut plus que jamais relever des défis qui vont au-delà des questions didactiques et pédagogiques : comment faire vivre une pensée critique à l’école, comment aider les élèves à penser la complexité et à aller au-delà du pseudo-« bon sens » ou des préjugés, comment développer une éducation à la citoyenneté qui ne soit pas un catéchisme ou des leçons de morale, d’ailleurs contre-productifs. La commémoration de la Guerre de 14-18 a été une occasion de relever certains de ces défis, dont aussi celui de conjuguer la compassion pour les souffrances des acteurs et la rigoureuse lucidité quant à l’établissement des faits, dans la bonne distance historienne qui bien sûr dépend aussi de l’âge des élèves. Grâce au travail des professeurs, dont on a pu voir finalement un des effets en ce jour, de par la si belle lecture de textes par des lycéens du 93.