Pardon pour cette évidence : oui, on doit avoir dans sa tête l’image du lecteur quand on écrit, on n’écrit pas pour soi-même (sauf cas particulier style journal intime ou notes personnelles), on n’écrit pas ou on ne devrait pas écrire uniquement pour être publié, pour voir son article référencé dans une bibliographie par exemple. Truisme, qui en même temps a de grandes conséquences et pourrait servir à des relectures-réécritures de nombreux textes si on le prenait plus souvent au sérieux.
Et cela touche en particulier le monde de la recherche et de l’enseignement. Et je voudrais ici en donner quelques exemples, que je tire aussi de la fonction que j’ai occupée comme rédacteur en chef des Cahiers pédagogiques ou comme directeur de collection à l’ex-SCEREN-CNDP, où j’ai été confronté à un nombre très important de textes qu’il fallait souvent réviser, avec des réactions d’auteurs les plus diverses (entre coopération et indignation, avec toute une gamme d’attitudes entre les deux). Mais je partirai aussi de mon expérience d’enseignant, face à des manuels scolaires ou des cours d’enseignants qui rendent inutilement la vie difficile à leurs élèves et dont on se demande s’ils se posent vraiment la question d’être lus et encore mieux compris…
D’abord, dans le domaine de la recherche pédagogique et des textes théoriques sur l’école. Que de textes à la syntaxe compliquée, à coup de phrases négatives sophistiquées, d’incises fatigantes, de succession de compléments de nom (quatre à cinq prépositions « de » en deux lignes, etc.,qui font parfois qu’on ne sait pas bien ce que veut dire l’auteur, s’il soutient telle thèse plutôt que telle autre ! Que de précautions oratoires pour dire plus simplement les choses ! Parmi les obstacles à la clarté et à la facilitation du chemin pour le lecteur :
– l’abus des formes impersonnelles (mais il est vrai qu’on m’a parfois « obligé » pour certaines contributions institutionnelles à ne pas mettre de « je », car « ça ne se fait pas », même quand il s’agit de relater une expérience personnelle)
– l’utilisation d’expressions lourdes et qui sont très connotées négativement comme « apprenants » (peu importe si c’est plus juste qu’élèves, on sait que c’est un repoussoir pour beaucoup) sans parler des expressions doubles comme enseigner-apprendre.)
– le refus des répétitions conduisant à des pronominalisations qui rendent la phrase difficile à suivre, ou encore l’utilisation de la « cataphore » (on emploie un pronom pour un nom qui vient après dans la phrase, ce qui peut gêner quand le nom est lointain)
– l’abus d’un langage technique, quand il faudrait se demander à chaque fois s’il est utile ou non. On sourit à lire le langage de certains « geeks », mais des didacticiens des Lettres ne font pas mieux parfois . Pas tous, loin de là, ce qui prouve qu’on peut dire des choses très intelligentes dans un style limpide, qui peut être exigeant, mais pas inutilement compliqué. Même si l’utilisation de « référentiel bondissant » pour « ballon » est une sorte de « légende urbaine » complaisamment rapportée par des esprits malveilants (voir la mise au point de Luc Cédelle
Lors d’une université d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques sur l’écriture, un groupe avait travaillé de façon parodique sur la transformation d’un texte plutôt clair en un texte illisible (« comment rendre son texte inaccessible au lecteur ») ce qui était une manière astucieuse de travailler sur la lisibilité.
Je me suis souvent référé aux « quatre lois de la coopération avec le lecteur » tirées du linguiste Grice :
- N’ayez pas l’air de dire le contraire de ce que vous avez dit, ou d’énoncer une impossibilité (dans un univers donné), ou de tenir un propos impossible à interpréter.
- Assurez-vous que le lecteur n’a pas l’impression de sauter du coq à l’âne…
- Assurez-vous que le lecteur sait toujours à qui ou à quoi vous faites référence…
- Ne répétez pas inutilement la même information ! faites progresser !
Au-delà des questions de vocabulaire qui sont parfois l’arbre qui cache la forêt, ces principes nous montrent les dangers qui guettent tout scripteur s’il oublie l’une des lois, mais nous présentent aussi les grandes tensions qu’il faut assumer : on doit être clair, mais pas ennuyeux, ne pas parler pour des « happy few » ni prendre ses lecteurs pour des demeurés lorsqu’on gère les informations contenues dans un texte, la part d’implicite, mais aussi lorsqu’on veut accompagner le lecteur et lui faciliter le travail. Il n’est cependant pas question ici d’écriture romanesque qui peut jouer avec ces lois et les violer allègrément. Mais de textes à visée explicative, dont le but principal n’est pas de « plaire », mais de faire comprendre, ce qui n’exclut pas une certaine élégance, si elle ne nuit pas à l’argumentation.
Mais passons maintenant au niveau de l’enseignement. Là encore, il faut écrire pour ses lecteurs, qui sont aussi des « apprenants » -le mot est peut-être justifié ici !. Certains dénoncent le jargon (« schéma actanciel » ou « relatives déterminatives »…), mais parfois ne voient pas que ce qu’ils pensent simple ne l’est pas forcément (« complément d’objet direct » « l’attribut du COD »…) ; là encore, il s’agit bien de se poser la question : est-ce bien utile ? Dans certains cas, oui, il y a des mots qui sont tout à fait clairs quand on les explicite et « déterminants » est bien plus pertinent que « articles » Mais le problème est bien plus souvent syntaxique. Dans un récent numéro de la revue Diversité, la linguiste Marceline Laparra montre la difficulté pour de jeunes élèves à saisir un énoncé du type « le remplacement de Y par X a eu pour cause le… » et demande à ce que ce genre d’énoncés n’apparaisse qu’au collège. Plus globalement, il faudrait sensibiliser les enseignants à ces questions de syntaxe en reprenant ce qui est dit plus haut et qui évidemment a une importance encore plus grande ici puisqu’il s’agit de lectures obligées qui sont censées être le chemin de l’instruction et qui sont bien trop souvent le chemin de l’exclusion. Sans compter que le souci louable de vouloir présenter des documents authentiques amène à la présentation d’écrits illisibles pour la grande masse des élèves (un extrait de Bossuet en cinquième par exemple), alors qu’une reformulation, au besoin dans le style accrocheur que savent utiliser les revues pour la jeunesse comme Science et vie junior ou des petits journaux comme le savoureux La Hulotte est tellement plus efficace.
Mais revenons aux textes sur l’éducation. Le problème est que parfois ceux qui commettent des textes lourds, qui découragent le lecteur, bien souvent trop longs (que d’articles de revues de 50 000 signes qui seraient tellement plus efficaces s’ils tenaient sur la moitié, voire moins !), ont beaucoup de mal à l’admettre. Pour certains, écrire de façon universitaire, sur le modèle supposé du « chercheur », c’est important pour se faire reconnaitre (je pense à certains écrits d’enseignants d’éducation physique qui ont des pratiques très intéressantes mais se croient obligés d’en parler dans un langage techniciste qui peut être insupportable ! je pense à ces écrits que j’ai eu l’occasion de lire lorsque je faisais partie d’un comité de sélection pour le prix de la Recherche du Monde de l’éducation, véritable épreuve de lecture pour certains !). Et enlever tel mot, telle phrase, la reformuler, c’est une agression insupportable. La réponse est donnée par l’écrivain hongrois Dessö Kosztolanyi qui affirme : « ces lignes que tu as couchées sur le papier, tu regrettes chacune d’elles. Quand tu veux supprimer, tu as l’impression que c’est ta main même que tu dois couper, que c’est tes doigts mêmes. Mais tu te trompes. Ce n’est ni ta main, ni tes doigts. Seulement tes ongles noirs, tes ongles sales. Alors, coupe-les. Et pas de regret. » (Cinéma muet avec battements de cœur)
A vrai dire, il ne s’agit pas seulement de couper, mais de donner vie à un texte, y compris en utilisant des procédés littéraires, des métaphores, si possible pas trop usées et stéréotypées, aller parfois un peu plus droit au but, combattre les incises et les parenthèses (une tentation qui me guette comme beaucoup et auquel je viens précisément te succomber justement !), tout en préservant nuance et souci de la complexité, contre les écrits faciles et simplificateurs, qui sont le danger opposé, bien sûr.
J’écris tout cela alors que je viens de finir un ouvrage superbe, qui se trouve être aussi un best seller, ce qui rassure sur le goût du public, le Royaume de Emmanuel Carrère. Voilà une écriture qui sait justement conjuguer la complexité et la clarté, lorsque l’auteur évoque notamment ces épisodes mouvementées et peu compréhensibles aujourd’hui qui ont suivi la mort du Christ, les querelles entre Paul et les judéo-chrétiens, les subtiles différences entre les évangiles, les débats théologiques. On est sans doute loin des textes théoriques de recherches, et loin des manuels scolaires. Et pourtant, je pense que la lecture d’ouvrages comme celui-ci et d’autres que je cite ou citerai sur ce blog, entre fiction et documentaire, et donc d’une certaine façon inclassable, est précieuse pour nourrir son écriture, pour s’en inspirer, parfois lointainement, s’en imprégner, afin justement de faire passer des idées sans ennuyer, sans lasser, tout en ne sacrifiant pas le fond. Il y a quand même de la marge entre Heidegger et Marc Lévy…
article court mais pertinent, merci pour l’info !
Pingback: On écrit pour ses lecteurs, un truisme? ...