Enseigner au XXI siècle

Lire (vraiment ?), écrire (n’importe quoi), compter (très mal)

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Dans ‘Le piège diabolique », Mortimer constate à travers l’orthographe d’inscriptions des signes de la décadence qui a emporté l’univers cultivé

Je suis toujours étonné par les approximations au mieux, contre-vérités au pire qu’on peut lire ou entendre concernant les questions éducatives. Peut-être des énormités sont-elles également proférées dans d’autres domaines (santé, transport, alimentation…) et que n’étant pas spécialiste, je les remarque moins. Mais sans doute le domaine éducatif est-il un sujet que tout un chacun prétend connaitre, à partir de sa petite expérience, soit d’ancien élève, soit de parent. Après tout, on pourrait dire que c’est la loi de la démocratie et on ne peut pas vouloir à la fois plus de participation de la Nation à la réflexion sur l’école et déplorer que du coup, certaines opinions hâtives ou absurdes puissent s’exprimer.
Mais ce qui me choque, c’est lorsque certains intellectuels, ou se disant tels (Zemmour est bien qualifié d’intellectuel par certains !), profitent d’une certaine compétence qu’ils peuvent avoir dans un domaine pour asséner des affirmations ne reposant sur aucune lecture sérieuse, aucune référence rigoureuse, seulement sur leur « bon sens » ou sur ce qu’on a entendu dire comme le premier quidam venu.
L’irritation m’est venue, une fois de plus, à entendre lors de l’excellente émission de France Culture L’économie en questions, Nicolas Baverez chantre de l’idée de « déclin de la France » affirmer de façon péremptoire, après avoir décrété que le thème des notes est sans intérêt et détourne des vrais problèmes, que 180 000 jeunes sortent chaque année du système éducatif sans savoir lire, écrire, compter. Derrière, il y a sans doute l’idée que c’est une situation inédite par rapport à une « école d’autrefois » où on possédait au moins ces fondamentaux. Or, toutes les études montrent l’importance de l’illettrisme chez les personnes âgées et chez beaucoup d’adultes, il s’agit donc d’une situation tout sauf inédite. D’après les chiffres de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme, si l’on considère les 2 500 000 personnes concernées par l’illettrisme  en 2011 ::

9 % sont âgées de 18 à 25 ans (9 % en 2004)

15 % sont âgées de 26 à 35 ans (15 % en 2004)

23 % sont âgées de 36 à 45 ans (23 % en 2004)

23 % sont âgées de 46 à 55 ans (30 % en 2004)

30 % sont âgées de 56 à 65 ans (23 % en 2004)

Ajoutons que le chiffre de 180 000 ne correspond pas à grand-chose, puisqu’en 2010, 122000 élèves sortaient du système scolaire avec au mieux le brevet des collèges en poche, lequel ne peut certainement pas être obtenu lorsqu’on ne sait ni lire, ni écrire, ni compter.

Mais surtout, on diffuse l’idée parmi les auditeurs peu avertis, et hélas, même ceux de France Culture ne le sont souvent guère sur les questions scolaires, que l’école française serait si nulle, si envahie peut-être par le « pédagogisme » qui préfère supprimer les notes plutôt que de se pencher sur les vrais problèmes et remplir sa vraie mission, qu’elle n’enseignerait à un très grand nombre d’élèves ni la lecture, ni l’écriture, ni le comptage. Remarquons que le « comptage » est une compétence qui n’est pas au même niveau que les deux autres. J’entends bien qu’on veut dire par là maîtriser quelque peu l’outil mathématique, mais je suis toujours étonné également qu’on mette au premier plan ce verbe « compter » en oubliant par exemple : « parler », « penser », « raisonner »…

Mais le pire est de croire ou faire croire que des élèves sortent en masse de l’école en n’ayant pas appris à lire. Que beaucoup ne maîtrisent pas les compétences de « littéracie » adaptées à notre temps et à ses exigences, on ne le contestera guère. A savoir lire de façon suffisamment fluide, en sachant mettre en rapport les informations apportées par l’écrit avec sa propre expérience, ce qui est en gros la définition de l’OCDE. Etre suffisamment rapide et efficace pour ne pas s’épuiser à la tâche de déchiffrage. Mais pour autant, parmi ces jeunes qui sortent de l’école sans qualification, seule une minorité ne possède pas les capacités de décodage qui caractérisent un illettrisme pur et dur, l’analphabétisme étant, lui, totalement marginal. Et à l’heure des SMS et d’internet, peu de jeunes ne savent pas « écrire », fût-ce avec une orthographe phonétique peut-être mais avec des pratiques d’écriture comme on n’en pas connu historiquement, comme le faisait remarquer Jean Hébrard. Et plutôt que de déplorer l’envahissement de ces messages brefs et elliptiques, mieux vaut s’appuyer en partie dessus pour développer d’autres pratiques (usage de Twitter dans certaines classes de CP, échanges de mails, etc). En tout cas, il y a ceux qui cherchent, qui explorent et ceux qui dénoncent du haut d’un savoir souvent très extérieur au couvertsujet (qu’il s’agisse d’écrivains, d’économistes, d’artistes ou de journalistes)

Attention, ce n’est pas parce que nous (les pédagogues dont je m’honore de faire partie) apportons de la nuance et de la complexité que nous minimisons les échecs de l’école, que nous tolérons que trop de jeunes ne se sont pas appropriés les outils essentiels de la compréhension que sont la lecture et l’écriture, que nous ne devons pas transformer radicalement l’école pour qu’il en soit autrement. Mais de grâce, ne bâtissons pas une vision apocalyptique de notre système éducatif qui nous détournerait du coup des vraies questions : la présence de trop de codes implicites, l’insuffisance de pédagogies qui rendent les élèves davantage acteurs de leurs apprentissages, et globalement, un élitisme qui renforce les inégalités. Car les chiffres et constats fantaisistes nous orientent dans de mauvaises directions : revenons aux fondamentaux, concentrons-nous là-dessus pour les élèves les plus en échec qui perdent leur temps à faire des activités culturelles ou scientifiques, apprenons-leur à lire, enfin, ce que l’école ne ferait pas. Et n’écoutons pas ceux qui ont une vision angélique et brossent un tableau édulcoré d’une situation de désastre absolu.

L’affirmation simpliste et indigne d’un intellectuel de Nicolas Baverez n’est qu’un exemple parmi mille. On la retrouve chez tous ceux qui portent des jugements sans nuances sur l’école sans avoir sérieusement étudié la question, soit de bonne foi, soit parce que cela sert leur idéologie passéiste et réactionnaire.

Pour ceux qui comme moi essaient de démêler le rose, le gris et le noir dans la description de notre système, il est parfois difficile de se faire entendre, car qui n’est pas dans la logique binaire est trop vite sommé de se prononcer : alors, cette école elle va mieux, ou plus mal ? alors ces apprentissages fondamentaux, ils doivent être une priorité ou non ? alors sur la maîtrise de la lecture, tout va bien ou c’est la catastrophe ? On a presque envie de reprendre la belle formule de Pascal en l’appliquant à notre système scolaire : « s’il s’abaisse, je le vante, s’il se vante, je l’abaisse », de défendre donc l’école quand on la charge de tous les maux, mais d’en dénoncer les graves insuffisances quand on la magnifie à l’excès (soi-disant rempart contre la barbarie néo-libérale, etc.), celle d’aujourd’hui, mais bien plus souvent celle, mythique, d’hier.

Le vrai problème est bien la qualification insuffisante de ces jeunes qui sortent du système pas vraiment armés pour être les citoyens éclairés du XXI° siècle, pouvant s’adapter à des emplois futurs qui n’existent pas encore, sachant utiliser leur pensée pour raisonner, faire des hypothèses, décoder aussi bien un contrat de travail que l’actualité télévisée. On est bien dans la perspective du socle commun, non pas comme savoir de bas niveau pour les pauvres, mais axe essentiel de la scolarité obligatoire, et dont la conquête de la littéracie (autrement plus importante d’ailleurs comme socle minimum que la « numéracie ») est un des buts prioritaires. Et de nombreuses études montrent bien que l’objectif d’atteinte par tous de cette culture commune n’est en rien nocif quant à l’émergence d’une élite, sur une base plus large qu’aujourd’hui et qui elle aussi a besoin de compétences approfondies, de confrontation à la complexité, conformément aux nécessités du monde de demain. Et à cet égard, les questions d’évaluation ne sont nullement des faux problèmes, mais une partie, une partie seulement certes, mais une partie non négligeable, de la question.

 

Voir aussi un précédent billet :

http://blog.educpros.fr/Jean-Michel-Zakhartchouk/2014/10/18/evaluation-de-la-competence-a-desinformer-de-certains/

 

Commentaires (2)

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