On connait la fameuse phrase de Brecht après des insurrections ouvrières de Berlin de 1953 :« J’apprends que le gouvernement estime que le peuple a trahi la confiance du régime et devra travailler dur pour regagner la confiance des autorités. Dans ce cas, ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? »
(une phrase parfois mal citée d’ailleurs et transformée en « si le peuple vote mal, pourquoi ne pas dissoudre le peuple ? » alors même qu’il n’y avait pas de vote libre en RDA à l’époque)
La tentation est humaine : celle de contester une décision qui ne nous plait pas, celle de s’indigner quand une décision qui nous plait n’est pas prise. On vient d’en voir deux illustrations récentes :
la contestation du vote Leave des britanniques (pétition pour refaire le vote)
- la contestation de la légitimité du vote Oui en Loire-Atlantique sur la question de Notre-Dame- des Landes, y compris de la part d’une partie de ceux qui ont reconnu cette légitimité en participant à la campagne. (à noter en revanche le sens démocratique de la prise de position de Nicolas Hulot qui, opposant, reconnait la légitimité d’un vote qui a vu une participation importante d’ailleurs pour ce genre de consultation)
Les mêmes qui brandissent le référendum comme la panacée pour décider (« la parole au peuple ») sont surtout d’accord quand le suffrage électoral va dans leur sens.
Cela s’étend d’ailleurs aux sondages, toujours plus nombreux et qui ont pu récemment être sanctifiés y compris par des gens qui jusque là pouvaient les brocarder quand ils n’allaient pas dans leur sens, en reprenant une autre citation célèbre, celle de Bourdieu : « l’opinion publique n’existe pas ». Ainsi, on a décrété que la majorité des Français refusait la loi travail et que donc le gouvernement devait s’incliner, sur la foi de sondages. On peut sur ce point estimer que ce refus est effectivement majoritaire, mais donner un statut aussi important à des enquêtes d’opinion a quelque chose d’inquiétant pour la démocratie. Car la vox populi peut aussi conduire au rétablissement de la peine de mort ou à autoriser la torture contre le terrorisme. Il faut bien prendre les choses en bloc : ou bien on accorde une légitimité quelconque aux sondages , mais comment mettre des bornes à leur inflation, comment établir leur fiabilité (quand de récents scrutins ont par exemple montré les limites, entre Grande-Bretagne, Espagne ou Autriche), ou bien on continue à avoir confiance dans la démocratie représentative, et on reste dans le cadre des règles institutionnelles, que cela nous plaise ou non.
Il y a quand même cette idée, proprement « populiste », j’assume ce vocable, que « le peuple a toujours raison ». Or, qu’est-ce que « le peuple » ? L’opinion mesurée par les sondages, le corps électoral, ceux qui le représentent suite à des élections ? D’autre part, la voix démocratique légitime une décision, la valide, mais pour autant ne lui donne pas un statut de « vérité » devant laquelle on doit s’incliner. Car tous les grands républicains ont toujours considéré que toute prise de décision importante devait être « éclairée ». Et quoi de plus inquiétant que de lire des phrases comme « on n’a pas besoin d’experts » comme on l’a vu fleurir en Grande-Bretagne. Il faut continuer à pouvoir dire qu’une décision prise par voix populaire peut être jugée mauvaise, même si on s’incline en démocrates et si on doit l’accepter. D’où aussi l’intérêt de prendre du temps pour faire de bons choix et de ne pas multiplier la consultation directe qui encourage les émotions et le manque de recul. Si les Anglais avaient voté en juin 40 sur la poursuite de la Guerre, il y a peu de chances que le « oui » l’ait emporté, et la voie « raisonnable » de l’accord avec l’Allemagne aurait alors été prise. Churchill, ultra-minoritaire, a pourtant fait le courageux bon choix…
Reste donc la question de la légitimité de telle ou telle décision. D’ un côté, il n’est pas question de dire qu’une fois élu, on est légitime pour prendre n’importe quelle décision. D’une part, on est borné à juste titre (mais jusqu’où faut-il aller ?) par les institutions comme le Conseil constitutionnel ou les traités internationaux –et bien sûr le respect des droits de l’homme. D’autre part, on n’a sûrement pas un blanc-seing pour faire tout ce qu’on veut. Les élections intermédiaires, les instances de concertation peuvent être des indicateurs de l’opinion, mais j’ai de grands doutes sur la légitimité du sondage en opposition à celle de l’élection pour un mandat d’une certaine durée. Donc d’un autre côté, comment adhérerait-on à l’idée paralysante du « mandat impératif » qui empêcherait de s’adapter aux circonstances. Les congés payés n’étaient pas sous cette forme au programme du Front populaire, pas plus qu’un réarmement nécessaire face aux menaces allemandes. De Gaulle a-t-il eu tort de se résoudre à l’indépendance de l’Algérie qu’il n’avait sûrement pas annoncé puisqu’il « avait compris » les pied-noirs ! D’un autre côté donc, ne faut-il pas accorder le bénéfice de la durée, de la flexibilité pragmatique et le risque de surmonter les impopularités provisoires aux gouvernants ?
Prenons donc le cas de ce qui fait l’objet de ce blog, le système scolaire. Ceux qui contestent la réforme du collège emploient deux arguments :
- ce n’était pas au programme de la « refondation » sous cette forme
- la majorité des enseignants et de l’opinion est « contre »
Sur le premier point, on pourrait objecter qu’elle s’inscrit au contraire dans l’esprit de la refondation : retour de la pédagogie, davantage d’autonomie des acteurs, mais appui sur le socle commun, confiance pour élaborer les programmes dans une instance indépendante, le CSP, mise en avant des projets, lutte contre les inégalités en limitant le poids des options sélectives, plus grande place à l’accompagnement des élèves. S’il s’agissait d’appliquer quelque chose de bétonné à l’avance, d’ailleurs, la concertation n’existerait pas ou serait inutile. Or, celle-ci a eu lieu contrairement à ce qui est affirmé, durant l’été 2012, mais il est tellement plus facile de s’entendre sur de grands principes que lorsqu’il s’agit de la mise en musique concrète…
Sur le second point, comment mesure-t-on l’état de l’opinion ? Un ministère doit-il forcément suivre cette opinion définie par des sondages, par des mouvements de grève qui ne sont quand même jamais majoritaires ou par les médias ? Mais surtout, est-on sûr que les « contre » ont bien un projet alternatif ? Certains trouvent qu’il n’y a pas assez d’autonomie, d’autres trop. Certains prétendent vouloir un collège bien plus égalitaire (sans qu’on sache bien comment faire, en dehors de déverser toujours plus de moyens), d’autres veulent revenir à une sélection précoce, carrément dès la sixième (certains projets de droite style Bruno Le Maire, voire Fillon). J’ai cru comprendre que, dans certains pays, on pouvait censurer un gouvernement, mais seulement si on proposait une alternative.
Les opposants à la réforme auraient bien du mal à se mettre d’accord sur autre chose que sur leur désaccord. Le Front national et le Front de Gauche sont deux adversaires résolus de cette réforme : auraient-ils un point d’accord ? J’ai trop de respect, malgré parfois mes envies de ne pas en avoir, pour ceux qui se disent à la gauche de la gauche pour penser qu’il puisse y avoir la moindre convergence entre eux.
Alors, pourquoi ne pas défendre l’idée de respect des procédures institutionntelles ? Tous les recours légaux contre la réforme ont été déposés et rejetés. Les procédures démocratiques de consultation ont été respectées et le CSE d’ailleurs a approuvé cette réforme. Deux grands syndicats la défendent (la CFDT est certes très minoritaire aux élections professionnelles Education nationale, mais pas dans le privé, et plus globalement au niveau national, ce sera peut-être bientôt le premier syndicat de France, et il s’agit là d’une affaire-réformer l’école- qui concerne tout le monde, et pas les seuls professionnels de l’éducation). Je reste profondément républicain (eh oui, les pédagogues sont républicains !), respectueux de la Loi. J’ai toujours été opposé à l’idée de « désobéissance » invoquée à tort et à travers, dès lors que des droits humains et des valeurs fondamentales ne sont pas en jeu.
J’ajoute qu’il serait important de former les élèves sur ces questions : que veut dire une démocratie représentative, comment prend-on une décision ? Quelle influence ont et doivent avoir les lobbies en tous genres (lobbies qui ne sont pas exclusivement la défense d’intérêts économiques ?) quelle légitimité accorde-t-on à un refus, doit-on exiger des contre-propositions lorsqu’il y a opposition ? Peut-on prendre des décisions en étant insuffisamment informé ? La recherche de la « perfection » et du « zéro défaut » en matière politique n’est-elle pas dangereuse, car menant à un discrédit de la politique ouvrant la voie aux aventures populistes de celui qui prétend « balayer les élites » ? Autant de questions qu’il faut traiter dès lors qu’on prend au sérieux le parcours citoyen et l’EMC. Le récent rapport du CNESCO montre bien les dangers d’une présentation idyllique de la vie démocratique qui contrasterait trop avec la vie réelle, et donc conduirait à la déception. Plus que jamais s’avère indispensable une vraie éducation politique, refusant l’angélisme, l’utopisme et les « absolus », montrant les avantages du pragmatisme, mais aussi ses limites, dès lors qu’il peut conduire à un abandon de valeurs essentielles.