J’ai participé récemment (5 et 6 avril) à un remarquable colloque international à l’INSHEA de Suresnes intitulé « Ecole, itinérances, migrations, regards croisés » en lien avec un programme de recherches qui bientôt aboutir à un rapport et des recommandations.. De nombreuses contributions, en plénière (plus de 150 participants) et en ateliers, une grande richesse d’expériences de praticiens et de réflexions de chercheurs, avec une ouverture par la Défenseure des Enfants, Geneviève Avenard, et de nombreux échos avec l’actualité présente, bien sûr. On m’avait demandé d’être le « grand témoin », quelqu’un qui n’est pas expert de la question, mais qui puisse porter un regard de pédagogue et de participant au débat public sur l’école, ce que j’ai donc essayé de faire en clôture du colloque. Je voudrais ici reprendre quelques points essentiels de ce que j’ai pu développer lors de cette « ouverture finale » qui n’est ni synthèse ni conclusion, mais tentative d’opérer des liens entre tout ce qui s’est dit, mais aussi avec les réalités présentes, partant de l’idée que quelque part, pour reprendre la célèbre phrase de Godard, ce sont les marges qui tiennent la page et les questions que nous pose la scolarisation et l’apprentissage du français par ces quelques milliers d’élèves peuvent être fécondes pour le système éducatif en entier, comme l’est tout ce qui peut contribuer à la fondation d’une école vraiment inclusive pour tous. En préparant d’ailleurs cette intervention, je me suis souvenu qu’en fait, j’étais pour ma part un fils de réfugié, comme mon nom peut le suggérer (en précisant que les Russes dits « blancs » n’étaient pas tous de riches aristocrates, loin de là !), mon père après des errances balkaniques ayant finalement gagné la France où il finit d’apprendre notre langue en attendant une naturalisation des années plus tard. On sait que nous sommes nombreux dans notre pays à être issus de parcours tortueux et parfois improbables…
J’ai développé dix points que je vais reprendre ici, mais en deux posts de blog, pour ne pas dépasser des limites raisonnables d’un billet.
- Le sens des mots. Dans le domaine en question, on connait leur poids. Que veut dire vraiment « plurilinguisme » par exemple ? Parler d’élèves nouvellement arrivés ou la définir négativement comme NSA (non-scolarisés antérieurement), est-ce indifférent ? Inclusion n’a pas le même sens que « intégration » (sans parler de « assimilation » cher à certains intellectuels ou politiques qui refusent toute pluralité de la société française. Par ailleurs, il est important de ne pas mettre sur le même plan des formulations appartenant à des domaines différents. Il y a la définition juridique qui doit avoir la lourdeur de la précision car elle va constituer une référence par exemple dans la défense des droits des migrants, si bien portée aujourd’hui par l’étonnant Défenseur des Droits qu’est Jacques Toubon…Il y a la définition sociologique, beaucoup plus dans la nuance de la complexité. Et celles « grand public » qui peuvent pêcher par excès de « simplicité ». Au passage, j’aimerais faire un sort à l’expression « maitrise de la langue » qui me parait inapproprié et laisser penser qu’il y a un moment de basculement où l’on accède vraiment à ce Graal que serait notre langue. Je lui préfère l’idée d’une appropriation progressive et jamais achevée des trésors qu
erecèle notre langue, à l’égal de toutes les langues…
2 Le commun et les différences
La logique binaire, que je rejette la plupart du temps, oppose différences et universalité, prise en compte du particulier et commun qui ferait fi de ce particulier. Or, ce que montre l’expérience de classes d’accueil, c’est la nécessité de prendre en compte les différences et de savoir les dépasser, les prendre parfois aussi en « contre ». Il faut toujours rappeler la phrase de Bourdieu : « l’indifférence aux différences renforce les différences ». Se situer au bon endroit, entre le Charybde du républicanisme abstrait excluant et « raboteur » et le Scylla du communautarisme, tout aussi excluant et enfermant. Les enseignants de classes d’accueil ont à gérer de fortes hétérogénéités et en même temps à fabriquer du commun. Ceux qui assurent des cours d’alphabétisation pour adultes en savent aussi quelque chose. Leur expérience est riche et pourrait inspirer bien des professeurs qui rêvent de la classe homogène…à condition toutefois que celle-ci soit avant tout constituée d’élèves « qui suivent bien ».
Face à l’image stéréotypée du migrant issu d’un monde lointain, opposons celle d’un individu aux identités multiples, qui n’est pas qu’un élément d’une soi-disant « communauté ». D’ailleurs ceci est valable pour tous les élèves. On sait bien qu’un enfant de réfugié afghan ou syrien diplômé peut être plus proche d’un enfant de milieu intellectuel qu’un soi-disant « français de souche » aux goûts culturels et au rapport au savoir souvent bien éloignés de ce dernier.
Des connaissances approfondies contre les idées simples
On sait l’absurdité consistant à penser que s’intéresser à la pédagogie, aux modes de circulation des savoirs, au développement de compétences serait en opposition avec la mise en avant des connaissances. Dans le domaine des migrations, de l’enseignement des langues, etc. il faut bien sûr toujours plus de connaissances précises, sans se limiter à une approche. Lors du colloque, nous avons eu droit à une magnifique conférence de François Héran qui venait de faire sa leçon inaugurale au Collège de France qui s’est attaqué à bien des idées reçues et c’est souvent le rôle justement de la connaissance, qu’elle soit d’ordre démographique comme ici, historique ou psychologique. F.Héran nous permet d’étayer une argumentation autre que « morale » sur la nécessité d’accueillir des populations venues d’ailleurs, tout en relativisant des données qui ne montrent ni « grand remplacement » ni invasion…De même, la linguiste Nathalie Auger nous a montré la complexité du rapport aux langues, rappelant au passage qu’il existe 75 langues parlées sur le territoire national, dans et hors métropole. Le chercheur Jean-Paul Payet, lui, voudrait secouer les sciences sociales qui ont tendance à s’enfermer dans des certitudes, ce qui pourrait être leur mort à terme si par exemple elles ne prennent pas plus en compte les processus d’individuation et d’expression des subjectivités. Surtout ne pas devenir des « polices de pensée scientifiques » de plus en plus inaudibles.
Dans le domaine éducatif, on voit bien combien des approches exclusives les unes des autres sont stérilisantes : les sciences cognitives sans le regard sociologique, la didactique sans la prise en compte du psychoaffectif, l’économie de l’éducation sans la prise en compte du qualitatif…Hélas, le ministère actuel semble s’éloigner toujours plus d’une indispensable approche plurielle, au détriment de toute réflexion de fond sur l’école de demain…
4. Culture/cultures
J’ai depuis longtemps milité pour l’idée d’enseignant « passeur culturel ». Au lieu d’opposer, là encore, des partisans de la « grande culture » dont se font les chantres ceux qui prétendent en détenir le monopole, mais qui ne font pas grand-chose pour la démocratiser, pour la rendre accessible à tous et qui transforment la culture en culte et d’autres qui mettraient à égalité toutes les cultures, réduites à leur sens ethnologique ou sociologique. C’est bien en établissant des passerelles entre des formes culturelles les plus diverses et en les reliant à des œuvres faisant partie d’un patrimoine vivant de l’humanité que l’on peut dépasser les oppositions binaires et stériles. Lors du colloque, nous avons pu voir un excellent film produit par Arte et dont une participante du colloque était la conceptrice sur les Roms. Ce documentaire montrait les confusions existantes entre Roms, Gens du Voyages, Tziganes, etc. et surtout comment on ne pouvait pas englober ces populations dans une « culture » commune. Pour revenir à mon cas personnel, je peux à la fois garder un attachement fort à une culture russe (sans que je connaisse la langue) bâtie sur des lectures de mon enfance, l’écoute de disques, etc.) qui me rend encore plus désolant le règne poutinien, tout en n’étant nullement déchiré lors d’un match de foot France –Russie (comme peuvent en revanche l’être des jeunes issus de l’immigration lors d’équivalents avec la Turquie ou le Maroc !)
La culture ne doit pas être assignation à une identité, pas davantage qu’un obligatoire « arrachement ». Elle doit être aussi itinérance, et à cet égard, la mondialisation a des aspects positifs, dès lors qu’il ne s’agit plus d’uniformisation du mac do, mais circulation de plats, musiques, formes artistiques…
Lors du colloque, de belles expériences de travail de classes d’accueil avec des artistes ont été présentées. Art et culture permettent le dialogue et donc contribuent au fameux « vivre ensemble ». Mais il faut tout de suite ajouter qu’en même temps, ils ont une fonction « déstabilisante », ils doivent aussi inquiéter, interpeller, questionner, et parfois se heurter, on le sait, à des tabous, à des représentations religieuses figées, etc. Et rappeler que la culture n’est pas forcément « la » réponse au « Mal », j’ai développé ce point précédemment et qui me parait crucial. Les grands chefs nazis admiraient sincèrement la belle musique et de grands penseurs grecs ou romains trouvaient les meilleurs arguments pour justifier l’esclavage, Charles Maurras n’était pas particulièrement inculte et Staline pouvait citer par cœur du Shakespeare !
5. Aller voir ailleurs ?
Depuis quelques années a progressé l’intérêt pour les expériences d’autres pays, on sort enfin du franco-français. Plusieurs cas ont été examinés de traitement de l’accueil des migrants dans et hors de l’école selon des pays aussi divers que l’Allemagne, le Canada, la Suède et l’Italie. il faut se garder là encore de deux dérives opposées : soit s’enfermer dans un orgueil national (« c’est mieux chez nous, qui savons si bien accueillir, etc.), mais cette tendance est peu présente chez les acteurs engagés sur le terrain dans notre domaine, soit trouver toujours l’herbe plus tendre dans le pré du voisin, sans voir les zones d’ombre, en idéalisant. Souvent par exemple, des québécois ou des finlandais nous disent : « vous savez, ce n’est pas si rose que cela chez nous ». D’autant qu’il faut contextualiser, remettre dans une perspective d’ensemble mais aussi interroger la représentativité de telle ou telle expérience. Après tout, aurait-on la même image de l’école française en décrivant le fonctionnement du lycée élitiste de centre ville et tel collège de REP, et encore plus en faisant le choix d’évoquer ce collège REP en plein désarroi et cet autre aux mille projets et au dynamisme avéré ?
(à suivre…)
Très intéressée par la présentation ci-dessus. Je voudrais savoir s’il est possible d’assister à ces colloques en auditrice libre: je suis professeure de Lettres Modernes, mais actuellement en congé de longue maladie, et je peux profiter de ce temps pour suivre de tels travaux, d’autant que je dois être affectée sur poste de reclassement et que j’ai demandé à le faire dans le secteur de l’interculturel.
Merci!