Enseigner au XXI siècle

Au nom de quoi être critique sur les directives ministérielles ?

Récemment, des « notes de service », signées du ministre, sont parues sur l’enseignement de la lecture et l’écriture et celui des mathématiques, principalement orientées vers l’élémentaire. En même temps parait un guide « orange » qui, nous dit-on, n’est là que pour fournir des « repères » aux enseignants, mais qui peut apparaitre comme prescriptif et injonctif, tant il va loin dans les détails de ce qui serait fortement conseillé aux enseignants. De plus, cela a été accompagné par des interviewes du ministre dans des médias grand public où ce qui peut paraitre nuancé et plus équilibré dans les textes officiels disparait au profit d’un simplisme communicationnel, digne de ce « populisme éducatif » dont parle Xavier Pons.

Tout cela a provoqué de nombreuses réactions, souvent indignées, de syndicalistes, de personnalités du monde éducatif, de chercheurs, à côté de l’approbation majoritaire de l’opinion publique de nombreux médias, pas toujours bien informée sur des questions bien plus complexes qu’elles n’en ont l’air. Les Onfray, Brighelli, Polony applaudissent, avec tout le simplisme et la démagogie dont ils sont capables.
Seulement, si on veut (et on doit !) apporter un point de vue critique,  il me semble qu’il faut choisir entre plusieurs angles d’attaque vis-à-vis de ces mesures et ces déclarations, et si possible choisir le bon ! En tout cas, on ne peut pas utiliser des arguments qui se contredisent, ou qui contredisent des options qu’on défend par ailleurs.

Je voudrais développer ici quelques arguments qui me semblent fallacieux, en donnant au passage ma position.

Faut-il s’irriter au nom de la « liberté pédagogique », qui serait donc revendiquée haut et fort ?

Il me semble que cette notion est très floue et contestable. Il ne faudrait surtout pas qu’elle soit à géométrie variable : brandie quand ce qui est officiel ne nous plait pas, honnie quand c’est le contraire. Hier, nous étions plusieurs à nous indigner de la non-mise en place de programmes scolaires jugés progressistes, du sabotage par exemple de la réforme du collège par des mouvements protestataires. On aurait alors mauvaise grâce à revendiquer la liberté pour les enseignants de faire un peu ce qu’ils entendent, au risque de se voir accusé par le ministre d’ « anarchisme pédagogique ». Il me semble qu’il vaut mieux se référer au professionnalisme, en considérant que le métier d’enseignant est du côté des « professions » type cadres, avec marges de manœuvre importantes, dans un contexte d’autonomie collective des établissements. Un professionnel n’est pas un exécutant, il n’y a  pas à lui imposer des règles tatillonnes, par exemple sur la façon de mener une séance de grammaire ou de lecture, ou pire le type de cahiers à utiliser, voire le manuel plus ou moins officiel. Certes, des conseils peuvent être positifs, mais ils doivent se faire dans le cadre d’un « champ des possibles » et non de la pédagogie unique et uniforme. Et dans la minutie de ces notes de service, qui descendent au niveau du détail, ce qui dépasse le champ d’un ministre qui devrait se contenter d’indiquer les grands objectifs et finalités, comment nombre d’enseignants ne peuvent-ils pas se sentir humiliés, infantilisés ? On est loin de l’esprit d’initiative que prône par ailleurs Emmanuel Macron lorsqu’il s’adresse par exemple aux start-upeurs….

Peut-on à la fois dénoncer le caractère souvent rétrograde des injonctions ministérielles (même elles ne se prétendent pas telles) et dire en même temps que ce qui est dit est banal, que les enseignants font ça depuis toujours et qu’on n’a pas besoin d’un rappel du ministre ?

Plantu. les cours standardisés, source d'ennui?

Plantu. les cours standardisés, source d’ennui?

S’il est effectivement des banalités dans ces textes (se promener d’une table à l’autre dans la classe…), il y a surtout une conception très verticale, très descendante de l’enseignement ; il est peu question de travail de groupes, de différenciation pédagogique, de créativité dans les dispositifs, même si ici ou là dans un long livret de 140 pages, on trouve forcément quelques lignes alibi qui permettront de dire que non, il n’y a pas de pédagogie officielle standard. C’est bien plutôt un retour en arrière que prônent ces textes, loin de l’école du XXI° siècle que le ministre déclare pourtant souhaiter (surtout quand il s’exprime dans Sciences Humaines avec Edgar Morin ou dans des circonstances similaires, plus que dans le Parisien et le JDD)

Peut-on répondre aux demandes ministérielles que les enseignants connaissent bien leur travail, savent bien ce qu’il faut faire, et que donc tout va bien dans l’enseignement ?

Comment expliquer alors les mauvais résultats de PISA ou PIRLS, les indéniables creusements des inégalités, les carences de notre école par exemple en matière d’oral, de travail de groupe, de compréhension fine des textes, etc. ? Oui, il y a des changements  à opérer, mais les nouvelles directives contredisent l’esprit d’un programme par cycles, de type curriculaire, et selon la formule abusivement attribuée à Bossuet -sous cette forme- « chérissent les causes » d’événements dont ils déplorent les effets. C’est ainsi que lorsque les enquêtes notent la faiblesse des élèves français en matière de compréhension, on insiste de façon unilatérale sur les mécanismes, lorsqu’on pointe la faible efficacité d’une étude de la langue coupée de la pratique d’écriture, on réhabilite des « leçons » très traditionnelles, d’ailleurs largement pratiquées dans la réalité. Faisons cependant un sort à l’affirmation selon laquelle le ministre serait « coupé du terrain », devrait aller prendre une classe de CP en REP, ne sait pas de quoi il parle. Car d’une part, un ministre n’a pas à être un praticien de son domaine, le tout est de savoir écouter et prendre les avis du terrain (et là on peut avoir des doutes quant à la pluralité de ces avis dans son cas), et d’autre part, les enseignants « de terrain » peuvent avoir des conceptions opposées et certains très rétrogrades, allant dans le sens des directives en pire (hier les Le Bris, Boutonnet, etc.). Ne refaisons pas le coup du « terrain » qui ne ment pas, ou des praticiens qui sont les premiers experts de leur pratique que théorisait de manière démagogique Ségolène Royal, car ils peuvent aussi être aveugles sur les effets de leurs pratiques. C’est dans le dialogue entre chercheurs, décideurs et praticiens que peut naitre une politique efficace, pas dans l’opposition entre ces acteurs tous nécessaires…

Enfin, on oppose au scientisme supposé qui inspirerait les directives au pragmatisme nécessaire ou à des valeurs humanistes qui exigeraient un rejet de l’impérialisme supposé des sciences cognitives.

Or, si le charybde de l’applicationnisme scientifique, doublé d’une conception très sélective qui écarte certains chercheurs et en privilégie d’autres, est un danger, le refus des recherches dans leur complexité est un vrai Scylla tout aussi nocif. Il faut savoir être interpellé par des recherches. Si Freinet a dit des choses importantes sur la lecture, si la méthode globale selon Decroly n’est pas la caricature qu’on dénonce, pour autant il faut reconnaitre les avancées scientifiques et l’insistance consensuelle ou presque sur l’importance de l’acquisition des correspondances phonie-graphie ne peut être mise de côté. Non, on ne pourrait aujourd’hui signer des appels inspirés par les méthodes idéo-visuelles de l’Association Française pour la Lecture de Foucambert années 80. Pour autant, l’apprentissage de la lecture ne peut non plus reposer sur des conceptions hyper dogmatique qui conduisent à interdire formellement d’apprendre des mots-outils comme « et » ou « on » (ce que font d’ailleurs spontanément les enfants de milieu favorisé). La recherche de Roland Goigoux et de l’IFE, même si elle est citée dans le livret, est minimisée et certains chercheurs écartés des formations. Cela est inadmissible. Comme l’est aussi une conception de l’apprentissage des mathématiques qui prend peu en compte les travaux de didactique d’esprits aussi brillants que Rémi Brissiaud ou Roland Charnay. Compter ( ?) jusqu’à 30 en maternelle comme « attendu » : faut-il pleurer ou faut-il en rire ?

De même, se référer abondamment à des travaux de sociologues dont les compétences en matière de lecture sont quand même largement usurpées (Sandrine Garcia, Jean-Pierre Terrail, Jérome Dauvieau) peut paraitre curieux, d’autant qu’ils apparaissent comme des avis tranchés et définitifs, alors même que leurs travaux ne sont pas à l’abri de critiques méthodologiques solides (voir Goigoux). L’autorité d’une Liliane Sprenger-Charoles qui va en partie dans le même sens est en revanche bien plus légitime (mais on oublie au passage qu’elle est une ardente partisane de l’orthographe rectifiée, pas utilisée dans le livret ministériel)

Il ne s’agit pas pour autant de critiquer l’usage des sciences cognitives, leur apport et leur éclairage. Je ne saurai trop conseiller la lecture du remarquable petit livre de mon amie Nicole Bouin à ce sujet, préfacé par l’éminent spécialiste de l’attention, Jean-Yves Lachaux, ou du fort intéressant ouvrage « grand public » de Olivier Houdé, L’école du cerveau. Les chercheurs solides suivent bien le conseil de Henri Poincaré d’écrire la science à l’indicatif et non à l’impératif, quand par exemple Houdé écrit : « Évidemment que la science ne fait pas la classe ! » et plaide pour des « allers-retours féconds du laboratoire à la classe, insistant bien sur l’importance de l’héritage des grands pédagogues comme Freinet.  Remarquons que lorsque de nombreux chercheures insistent sur l’importance du « apprendre à apprendre » et de la métacognition (y compris le président du conseil scientifique), JM Blanquer insiste peu là-dessus et semble considérer qu’il faut attendre un peu avant d’aborder justement ce fameux apprendre à apprendre qui est pourtant dans le socle commun, dès le début du cycle2.

Reste que les sciences cognitives insistent aussi beaucoup sur le rôle des émotions. Et si le ministre fait souvent de belles déclarations sur l’école de la « confiance », on la voit mal à l’œuvre dans le portrait qu’il dresse de l’école de ses vœux, alors même que les élèves sont surtout conviés à avoir confiance dans le maitre sans avoir vraiment droit au chapitre, où la dédramatisation de l’erreur ne semble pas vraiment une priorité et où il n’est guère question dans les « fondamentaux » du développement de « compétences émotionnelles » ou psycho-sociales dont on sait pourtant aujourd’hui qu’elles sont essentielles pour accompagner les apprentissages (et qui ne peuvent se réduire au très simpliste « respecter autrui ». Même s’il est indéniable que le discours de JM Blanquer est suffisamment habile pour qu’il puisse ensuite se démarquer d’une nostalgie passéiste (mais on ne le voit jamais se démarquer de l’interprétation réactionnaire qui est faite de ce qu’il dit, en durcissant ses propos, par Valeurs actuelles ou le Front national, alors qu’on aurait aimé l’entendre là –dessus !)

non, monsieur le ministre, avoir un avis critique n’est pas « mettre de l’huile sur le feu » (quel feu?)

Le Blanquer-bashing systématique n’a aucun intérêt. On ne peut pas le critiquer de n’importe quelle façon. Et j’ai beaucoup de réticences à m’associer à des personnes ou organisations qui n’ont eu de cesse de s’opposer aux politiques de Vincent Peillon (sur les rythmes scolaires notamment) ou de Najat Vallaud-Belkacem (sur la réforme du collège). Récemment, France 2 a présenté Alexis Corbière de la France insoumise comme l’opposant du ministre dans une grande émission politique. Si c’est l’alternative, je n’ai pas vraiment envie de choisir, tant les positions de ce mouvement sur l’école sont souvent tout autant régressives (condamnation de la réforme du collège, défense systématique des « disciplines » et des « savoirs » contre les compétences, etc.

Et il ne me semble pas opportun de jouer la politique du pire. Je pense au contraire qu’il faut patiemment déconstruire certains discours, opposer les faits, les recherches, dans leur pluralité à un discours simpliste et réducteur, défendre ce qui peut être encore sauvé de la moulinette CTRL-Z  comme les nouveaux programmes menacés de détricotage par un CSP normalisé ou les dispositifs innovants tels que les EPI, et montrer que la politique actuelle est loin de lutter contre les inégalités, le dispositif « dédoublement en REP » ne pouvant être l’alpha et l’oméga de la démocratisation, surtout s’il s’accompagne de disparition de postes de coordonnateurs ou de maitres supplémentaires. Mais ces critiques doivent être étayées et ne surtout pas passer par des procès d’intention, par des théories du grand complot libéral ou par des argumentations qui se concrétisent…
En ces temps de cinquantenaire, oui, ce n’est qu’un début (de quinquennat), continuons le combat (à la fois contre et pour…)

Commentaires (5)

  1. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    merci de la précision. Ce que je voulais dire, c’est cela: que la citation exacte était moins forte que la phrase transformée (que j’ai lue notamment sous cette forme-là chez Rosanvallon) C’est un peu comme pour Voltaire qui n’a jamais dit exactement « je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire » (sa phrase était beaucoup moins percutante). Reste que sur le fond, cela signifie pour Bossuet la même chose que ce que je signale, DIeu mis à part!

  2. FR

    Vous écrivez :
    « Oui, il y a des changements à opérer, mais les nouvelles directives contredisent l’esprit d’un programme par cycles, de type curriculaire, et selon la formule abusivement attribuée à Bossuet -sous cette forme- « chérissent les causes » d’événements dont ils déplorent les effets. »

    La citation est bien de Bossuet, mais la formulation authentique est la suivante :

    « Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je! quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance. »

    Histoire des variations des églises protestantes », dans Œuvres complètes de Bossuet vol XIV, Jacques Bénigne Bossuet, éd. L. Vivès (Paris), 1862-1875, p. 145

  3. Picard

    Qui gagneraient à ne pas amalgamer une fois de plus neurosciences et sciences cognitives et psycho !!!

  4. Emma

    J’aime tant vous lire, Jean-Michel… Merci pour cet article plein d’intelligence et de mesure.

  5. Virginie

    Des propos très justes!
    Et remarquablement habiles 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.