Les propositions faites par de très sérieux linguistes et grammairiens belges de mettre fin à l’obligation d’accorder différemment le participe passé selon qu’il est employé avec «être » ou « avoir » risquent à nouveau de déclencher une polémique (si ce n’est déjà fait). Après la querelle du prédicat, il faut bien se mettre quelque chose sur la dent. On va évoquer la défiguration de notre belle langue française, la beauté du « es » des « fleurs qu’on a cueillies », dénoncer le laxisme qui va mener inéluctablement à une écriture phonétique et accentuer la déjà dangereuse pente de la paresse généralisée et du renoncement à tout effort. On croirait par moments entendre d’ailleurs des discours du bon vieux Maréchal… Et puis ces Belges ne veulent-ils pas ainsi se venger de leur défaite en coupe du monde en s’en prenant à un quasi symbole national, eux qui, en Wallonie du moins, prétendent toucher à une langue dont ils ne sont que des dépositaires, avec leurs bizarreries (pourtant bien rationnelles parfois tel le « septante » et le « nonante »….)

Je sais, j’ai déjà utilisé ce dessin de Charb, mais je ne résiste pas à le mettre à nouveau (paru dans les Cahiers pédagogiques)
Les toujours-déjà nostalgiques d’un passé rêvé qui constamment regrettent le piétinement de la belle langue sont fatigants. Savourons la délicieuse réplique de Victor Hugo après la déclaration de Victor Cousin : « la décadence de la langue française a commencé en 1789 » : « à quelle heure s’il vous plait ? ». Ces tristes personnes qui « contre les mœurs du temps se mettent en peine » (référence à une tirade du Misanthrope) font penser à ces écrivains qui pétitionnaient contre l’horrible tour Eiffel qui allait faire fuir les touristes de Paris, ces journalistes clamant leur détestation du chemin de fer ou ces barbons de toujours dénigrant la jeunesse frivole et inconséquente (« barbons n’est pas une question d’âge, on peut commencer très tôt dans la ligne du déclinisme, qu’on peut trouver chez certains jeunes profs par exemple). Et ces gens veulent nous enfermer dans un couple infernal : ou on encense le passé ou on glorifie le présent. On n’est obligé d’épouser les thèses d’un Michel Serres ou d’un Thomas Pinker et du courant « optimiste », surtout à l’heure des menaces climatiques (voir mon billet à ce sujet) pour voir dans le présent, et notamment l’évolution de la langue et des manières de l’enseigner , sous un jour autre que sombre…
Ce que j’ai envie de dire à ce sujet comprend plusieurs aspects qu’il ne faut pas confondre
D’abord, il s’agit d’une question mineure. Il y a assez peu de cas où le COD est placé devant le verbe (pour éviter toute confusion entre « devant » et « avant », il serait plus simple de dire « à gauche » du verbe). Et lorsqu’il s’agit d’enseigner l’orthographe (ce à quoi je me suis employé plusieurs dizaines d’années), surtout avec des élèves en grande difficulté, c’est une question très secondaire qui ne mérite pas des heures passées dessus. Quand des élèves confondent « er » et « ez », ou même écrivent « ils feser » pour « il faisait » ou « je vais regardait », la priorité n’est pas à la subtilité de ces règles qui compliquent les choses sans vraie utilité (la fameuse boutade de Voltaire). Justement, les programmes de français de 2016 ont heureusement établi des priorités, sans lesquelles on ne peut prétendre faire progresser les élèves. Si tout est prioritaire, on le sait, rien ne l’est !
Ensuite, ne confondons pas la question de l’enseignement et celle des prescriptions légales. Celles-ci dépendent de la loi qui n’est pas l’œuvre des pédagogues et des enseignants. C’est bien pour cela qu’il faut appliquer non pas la réforme de l’orthographe, (qui n’a jamais existé), mais les « rectifications orthographiques » approuvées en leur temps par l’Académie française. Et en même temps tolérer les orthographes anciennes qui sont ancrées dans les habitudes de certains (dont je suis sur bien des points). Le débat n’est pas ici de l’ordre du scolaire. Et d’une certaine façon, dépasse le cadre national mais devrait peut-être s’élargir à la francophonie, dans un dialogue fructueux au moins avec les pays où le français est langue maternelle. Saluons à ce sujet la position nuancée de Bernard Pivot dans Libération , à l’exception d’un zeste final de nostalgie en décalage avec ce qui précède
Mais le plus important me parait être la mise en évidence une fois de plus d’un phénomène qui nous paralyse et nous tire vers le bas. Dès qu’on met de la « morale » dans « l’effort », dès qu’on donne une valeur autre que pragmatique à par exemple la dictée, la mémorisation par cœur ou un certain type d’écriture, on n’est plus sur le terrain de l’efficacité pédagogique. Je suis à fond pour l’effort, et surtout la persévérance dans l’effort, j’ai toujours lutté contre la complaisance (« on ne va pas les embêter avec ça ») et n’ai jamais négligé la nécessité dans bien des cas de retenir par cœur ou d’automatiser certains apprentissages, ni l’application à rédiger lisiblement par exemple. Mais jamais dans une perspective morale, je place la morale bien plus haut ! L’effort pour l’effort ne m’intéresse pas, bien au contraire l’automatisation débouche sur moins d’efforts inutiles. Après tout, les personnes illettrées sont obligées de fournir bien des efforts pour s’en sortir dont n’ont pas besoin ceux qui savant bien lire. Mes efforts maladroits pour réparer un objet, pour changer une roue ou que sais-je encore n’ont aucune valeur en eux-mêmes et j’envie alors celui qui fait tout cela en quelques minutes. Il faut vraiment dé-moraliser ces apprentissages. Et placer les efforts là où il faut. Et dans bien des cas, concernant l’écriture, la polarisation sur l’orthographe, fait oublier des questions bien plus importantes : savoir déployer un raisonnement, savoir résumer, reformuler, noter des idées, etc. On en revient aux priorités dans l’optique d’un temps qui n’est pas extensible à l’infini.
Mais là nous sommes en train d’argumenter, de raisonner, de livrer un point de vue sans polémique, en acceptant le débat. Ce qui n’est pas le cas de ceux qui se déchainent (il y a « haine » dans ce mot) sur les réseaux sociaux ou dans les médias sur des ponts aussi mineurs et avec le souci encore et toujours de trouver les « responsables du désastre national ». Faut-il s’en occuper ? Je pense que oui, mais sans excès, en n’oubliant pas les vraies priorités…