Enseigner au XXI siècle

Des choix syntaxiques très idéologiques ?

Est-il indifférent d’évoquer « les » syndicats, « les » enseignants ou « les » Gilets jaunes au lieu de « des » syndicats, « des » enseignants, « des » Gilets Jaunes ? On sait bien que non, et voilà une belle occasion d’enseigner à la fois les subtilités de la grammaire de manière vivante et concrète et de faire de l’éducation aux médias et à l’information.  Le caractère défini ou indéfini du déterminant a toute son importance. A propos des Gilets Jaunes, il est cocasse de voir certains de leurs défenseurs inconditionnels préférer l’indéfini lorsqu’il s’agit de violences intolérables et le défini lorsqu’on a trouvé que sur les ronds-points, il y avait une grande harmonie et une volonté d’associer les préoccupations écologiques et sociales. A l’inverse, les détracteurs peuvent avoir la tentation de faire l’inverse.

Je me souviens d’un texte de Brecht (mais je ne retrouve pas la référence exacte) décortiqué dans un séminaire de Roland Barthes, où il démontait le discours de Hitler, à propos notamment de la référence à « les » Allemands, ou « le peuple allemand ». Un seul être vous manque et tout est dépeuplé pourrait-on dire : un seul élément peut démentir une loi absolue, un seul comportement différent des autres interdit alors l’emploi du « les » qui veut dire « tous les ».

Reste que des outils de la langue existent dans la série des déterminants indéfinis (ou locutions jouant ce rôle) pour apporter des précisions : « la plupart », «la majorité de », « beaucoup de », « quelques », « quelques rares », « certains », etc.  A manier avec précaution.
A vrai dire, le « les » englobant renvoie aussi à une conception qui fait fi des nuances d’appréciation. Le peuple est unanime, n’est-ce-pas ? Qu’on me permette de préférer la belle formule de Pierre Rosanvallon pour qui « le peuple », c’est un ensemble de minorités.

Mais les usages et mésusages des outils grammaticaux concernent aussi les pronoms personnels. Dans mes classes, nous travaillions sur la pluralité de l’emploi du « on » et je combattais cet emploi lorsque j’entendais des élèves déclarer : « on ne comprend pas » ou « on n’est pas d’accord » … et je rétorquais : « as-tu vérifié dans la classe que tout le monde pense comme toi ? si ce n’est pas le cas, on n’a pas le droit de dire « on ».  Ah, ce « on » unanimiste qui peut se nicher dans des paroles anodines (dans des réunions, je ne supporte pas que quelqu’un dise par exemple « on est tous fatigués par la fin du trimestre » : de quel droit cette personne parle-t-elle en mon nom ?) jusqu’à des jugements péremptoires qui joue parfois de l’ambiguïté entre le « on » qui veut dire tout le monde et le « on » qui renvoie à un nous plus circonscrit. « On ne veut pas payer plus d’impôts », « on ne veut plus de ce président » : qui énonce ces phrases, quel est l’ampleur de cette énonciateur collectif ? « On » est singulier pronom qui peut remplacer n’importe quelle autre personne, contrairement à ce qu’on enseigne trop souvent aux élèves. Il pose de redoutables problèmes d’accord, car faut-il mettre un « s » dans la phrase « on est tous solidaire ou solidaires » ?

« On » peut jouer de cette diversification d’emplois pour glisser de l’indéfini au personnel collectif unanime. Et il est intéressant à l’école là encore de réfléchir sur ces emplois. Ce petit mot permet aussi d’ignorer la désignation précise d’acteurs ; « on a interdit l’usage du portable » : mais quelle est l’instance qui est derrière ce « on » ? L’impersonnalisation, qui peut aussi être marqué par l’usage du passif (sans ce fameux complément d’agent qui parait dans les leçons traditionnelles être forcément attaché au passif, alors que bien d’autres utilisations existent), peut ainsi masquer « qui » est derrière l’interdiction par exemple.

Mais un autre pronom est utilisé souvent dans une optique peu engageante et souvent complotiste, à égalité avec le « on ». Là-haut, « ils » nous manipulent. « ils » nous oppriment, « ils » préparent la fin de nos acquis, de ce à quoi nous étions attachés, etc. Une variante est la déclinaison célèbre sous la forme du « eux » opposé au « nous » (« tout est à eux, rien n’est à nous »)

Là encore, c’est sans importance lorsqu’en classe, des élèves devant une consigne que vient de leur donner le professeur demandent une précision (« ils nous disent qu’il faut… » au lieu de « vous nous dites… »). Après tout pourquoi pas, puisque ce « ils » représente l’institution scolaire et non une lubie personnelle du professeur ?

Mais le « ils » souvent complotiste est d’une autre teneur. Tapis dans l’ombre, les Puissants préparent leur coup. Quand il ne s’agit pas des Juifs, des Francs-Maçons, des Islamistes préparant le Grand Remplacement, hier des Bolcheviks ou plus lointainement de la Compagnie de Jésus ou des Templiers. Ou version encore plus délirante des Extra-Terrestres et autres reptiliens…

Tout ceci pour finalement en appeler à plus de précisions dans l’usage de ces petits mots, plus de complexité dans la façon dont on désigne des acteurs, moins d’amalgame, et un respect pour les minorités qui ne doivent pas être englobées dans un Tout totalitaire. Se méfier aussi des abstractions (« le Peuple », « les Puissants », « les Dominants ») dans une conception manichéenne du monde dont les familiers de ce blog savent que je ne suis pas vraiment un adepte !

 

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