Enseigner au XXI siècle

Que doit faire l’école avec la passion du football ?

On n’aurait jamais vu ça il y a une vingtaine d’années : des médias comme Le Monde et Libération qui, au moins dans leur version numérique, mettent tous les jours de grands titres sur les matches de la Coupe du Monde, des ouvrages où des intellectuels avouent leur passion du foot (y compris les plus inattendus comme Finkielkraut ou Jean-Claude Michéa), sans parler des salles de professeurs à tous les niveaux d’enseignement où il est question davantage des exploits de Benzema ou de la déroute espagnole que de pédagogie (mais il est vrai que celle-ci est, hélas, rarement un sujet de discussion…). Il y  a deux jours, je participais à un comité d’experts à l’UNESCO sur l’école inclusive ; mais à table le midi, les conversations tournaient là encore sur le foot. Il est vrai qu’en 1998 à l’université d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques que nous organisions, après un bref débat, la soirée thématique prévue fut remplacée par le visionnement collectif de la finale France-Brésil…

L’école peut-elle ignorer la folie du football qui s’est emparée d’une très grande partie de la population  et bien entendu des élèves qui ne parlent que de ça dans la cour de récréation, y compris contrairement à une image stéréotypée les jeunes filles ? Il me semble essentiel d’y réfléchir alors même que se débattent les questions de contenus d’enseignement, de la place du numérique qui en l’occurrence amplifie les phénomènes de « passion », de la prise en compte ou non des cultures ordinaires des jeunes et de l’articulation à établir avec d’autres formes culturelles.

Je voudrais simplement livrer quelques réflexions.

D’abord dire qu’on ne peut pas ne pas réfléchir à ce phénomène. Qu’on ne peut brandir simplement  la célèbre formule de l’ « opium du peuple », en omettant d’ailleurs toujours la suite : quand Marx a utilisé cette métaphore pour parler de la religion, il ajoutait qu’elle était aussi « le cœur d’un monde sans cœur, l’esprit d’un monde sans esprit ». Qu’arrivons-nous à proposer qui puisse concurrencer la passion footballistique  (mais aussi la consolation religieuse chez certaines catégories de la population, mais c’est une autre histoire )? Comment faire émerger d’autres saveurs, d’autres plaisirs ? Certes, nous ne sommes pas à armes égales avec la machine TF1 et ses retransmissions aux coûts astronomiques, certes les projets culturels, les activités créatives ne font pas vraiment le poids face à cet engouement incroyable qui emporte tout dans sa gigantesque vague (et encore, en France c’est probablement peu par rapport à d’autres pays). J’ai lu récemment une interview de Domenech qui disait que, jeune joueur, il ne s’intéressait à rien d’autre qu’au football et ne concevait même pas qu’on puisse vraiment s’intéresser à autre chose (cela remonte pourtant à pas mal d’années, vu son âge). Mais si on n’arrachera pas les aficionados à leur petit écran ou à leur tablette, on pourra quand même entrainer d’autres vers d’autres centres d’intérêt si on sait utiliser une pédagogie vivante et active. Vendredi soir, j’ai assisté à une restitution théâtrale d’élèves de mon ancien collège magnifique ; certes, par chance, cela s’est achevé avant France –Suisse, mais quand même, il y avait là de la passion, de l’émotion, de l’Eros du savoir comme dirait Edgar Morin. En fait, ce qui importerait, ce serait parvenir au moins à introduire un peu de distance, un peu de recul par rapport à ce qui n’est qu’un jeu, sans vouloir (en vain) supprimer ce piment de la vie de beaucoup.

Un autre aspect des choses : doit-on utiliser, en bons « passeurs culturels » le football comme thématique en classe ? Probablement ne doit-on pas s’enfermer dans une logique binaire.

Rien de pire et de plus démagogique que d’autoriser des élèves à regarder un match pendant les heures de classe (j’ai vu cela il y a quelques années, lors d’une coupe du monde où les parties avaient lieu l’après-midi en heure française), bien entendu. De même imaginer un recueil de dictées à partir de textes sur le football (là aussi authentique) est un peu ridicule. On trouve un peu de cette démagogie dans le roman Entre les murs (pas repris dans le film) où l’enseignant mime en classe la Coupe d’Afrique avec ses élèves.
En revanche, pourquoi ne pas récupérer l’intérêt pour le ballon rond au profit de connaissances géographiques ? Des élèves ne comprennent-ils pas mieux la question des décalages horaires selon la rotation de la Terre à partir de leur expérience des matchs en plein jour de l’Amérique du sud à 22H ? A partir de là on peut aller plus loin et évoquer les problèmes de pays concernés, le Brésil par exemple. Et bien entendu, on peut traiter plus spécifiquement les questions qui se posent au football : emprise de l’argent, exploitation de jeunes attirés par le mirage des clubs européens (plusieurs films peuvent servir à cela, depuis le Ballon d’or jusqu’au plus looking for ericrécent Comme un  lion (voir un ensemble de films consacrés au football sur le site Allociné, sans oublier le délicieux Looking for Eric de Ken Loach, encore un passionné de foot)

Reste que si on veut vraiment aborder le sujet du football, y compris en faisant travailler sur des textes critiques ou en faisant débattre la classe, encore une fois une maîtrise de dispositifs pédagogiques adéquat est nécessaire, indispensable pour éviter soit la foire d’empoigne, soit la leçon magistrale inopérante pour faire bouger les mentalités.

Ce qui me frappe aussi, c’est aussi ces potentielles compétences qu’on découvre à l’occasion chez les élèves, ou plutôt chez ces jeunes quand ils ne sont pas élèves : analyses, même rudimentaires de matches, mémorisation de données, et lorsqu’ils sont joueurs, sens de la tactique et de l’utilisation de l’espace, etc.

Bien sûr, les déclarations, très langue de bois et bourrées de stéréotypes des grands joueurs ne sont guère un modèle et leur style de vie est bien représentatif d’une civilisation tournée vers l’argent , eux qui acceptent de passer de longues périodes sans jouer dans des équipes bâties à coup de millions aux effectifs de haut niveau pléthoriques où ils n’ont qu’une place de remplaçants, tout en touchant des millions défiscalisés. Tout cela est indiscutable et révulsant. Mais il ne peut y avoir que cela, sinon, la passion n’existerait pas. On doit pouvoir à la fois résister à ces sombres aspects d’un sport à la dérive et en même temps reconnaitre tout ce qui en fait sa popularité. A cet égard, contrairement aux refus dogmatiques de toute conciliation (du style « il faut boycotter la Coupe du monde » et des écrits anti-sports de Brohm ou Perelman) ,  à la condamnation absolue de la compétition (pratiques de profs d’EPS, qui sont devenues sans doute plus marginales que dans les années 70 ou 80 telles les matchs tournants où on passe d’un camp à l’autre, ce qui fait qu’on n’est jamais ni gagnant ni perdant), on peut prôner d’autres façons de pratiquer le sport, et le foot en particulier, même dans les grandes compétitions. En préférant le jeu généreux et offensif (si on aime le football on est inconsolable de la socratesdéfaite du magnifique Brésil de Socrates en 1982) au « catenaccio » et au jeu défensif. En louant le fair play, les comportements même teintés d’hypocrisie ou de « bien pensance » (mot détestable employé par certains) qui vont dans le sens d’une image positive du sport. Sans naîveté, et en sachant que l’argent n’est jamais loin et que la compétition entraine des attitudes peu coopératives. A cet égard, les options foot dans les collèges peuvent être la pire des choses (regroupement d’élèves, avec parfois une base ethnique forte, sans aucun lien entre le monde scolaire et le monde sportif) mais parfois aussi intéressantes (dans ma ville, le club de foot qui travaille avec le collège veille à ce que les résultats scolaires ne soient pas entravés par la pratique sportive par exemple) ; une des conditions est sans doute que ce n e soit pas la base d’une classe, mais un regroupement ponctuel à certaines heures. Il faut de toutes façons conditionner les aides publiques (nationale ou municipale) à des engagements en matière d’éducation et de « code de bonne conduite » et par exemple faire en sorte que soient aidés des institutions sportives qui permettent à des jeunes « pas bons » de pratiquer leur sport favori et qui favorisent le développement de la pratique sportive féminine (un des moyens d’émancipation dans les banlieues)

Bref, n’est-on pas là encore dans la complexité et dans le « faire avec » ?

Vous regardez quel match après avoir lu ce billet ?

 

Commentaires (3)

  1. Caroline ROUSSEAU

    Quand j’ai demandé à mes élèves, en fin d’année, dans un bilan de leurs apprentissages, ce qui les avait empêché d’apprendre, plusieurs élèves de 3e ont noté : « le foot ! » Réponse honnête et d’une certaine lucidité… ; )

  2. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    j’ai envie de vous dire:où avez-vous vu que j’ai affirmé que c’était une pratique massive des profs d’EPS que de rejeter la compétition. Oui, bien sûr, il y a une voie à trouver (et qui est souvent trouvée) entre ce que j’ai connu comme lycéen où j’ai passé des heures d’EPS à jouer au rugby sans toucher la balle car il y avait des bons joueurs qui la monopolisaient, et ces pratiques post-soixante-huitardes, dont on peut trouver des exemples dans les cahiers et qui font fi de ce qui est vraiment passionnant dans la confrontation sportive. Je n’ai jamais pensé qu’il y avait une antinomie absolue entre une certaine compétition-émulation et la coopération. En cours de français, j’ai organisé parfois des petits concours de « questions-réponses » ou de poésie, souvent en groupes hétérogènes ce qui permettait aussi de bonnes réussites de certains élèves en difficulté.
    La différence entre un cours d’EPS ou une activité d’association sportive et un club doit être que dans les premiers, on peut ne pas être « bon ». Et là il y a eu un incontestable progrès. Je pense que la discipline EPS a quand même bien progressé et peut servir en partie d’exemple aux autres disciplines, par exemple sur le plan de l’évaluation des compétences.
    Relisez mon billet, il n’entre pas du tout en contradiction avec vos affirmations!

  3. Il Rève

    Mais où avez vous vu Monsieur Zakhartchouc que les profs d’EPS condamnaient de manière absolue la compétition. Les fiches d’évaluation au bac orientent l’organisation des épreuves vers des confrontations entre équipes qui sont tout à fait dans la logique compétitive puisqu’il s’agit de : « gagner le match ». Et les profs d’EPS utilisent les activité physiques sportives et artistiques (APSA) comme moyen et comme fin de l’éducation physique des élèves. Ses APSA, mêmes « scolarisées », n’en gardent pas moins une forme d’indispensable confrontation qui les rendent « attractives » et un fond d’incontournable affrontement qui les rendent instructives. La danse elle même n’échappe pas à cette logique du spectacle puisque les élèves doivent créer une chorégraphie individuelle ou collective à présenter en fin de cycle. Les profs d’EPS utilisent donc la compétition en en transformant les caractéristiques dans le but de faire accéder les élèves à un ensemble cohérent de culture commune.

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