Enseigner au XXI siècle

Les contre-vérités de monsieur Julliard

J’ai souvent apprécié la plume de Jacques Julliard, ses analyses de la gauche française, certains de ses livres.Songeons à ce qu’il écrivait en 1971 (le 13 septembre, un article « l’ère du soupçon ») dans le Nouvel Obs, alors qu’il était un responsable du SGEN-CFDT : « SI on conçoit essentiellement la démocratisation comme une lutte contre une conception hiérarchisée et élitiste de la société, l’existence d’une institution monopolistique comme l’école ne peut être d’aucun secours.[…]L’école est aujourd’hui victime-et c’est heureux- de l’élargissement du savoir et de son rôle croissant dans la société.[…]La culture est désormais devenue chose trop importante pour la confier aux seuls enseignants. » Mais c’était un autre temps. Jacques Julliard était alors à cent lieues d’une conception de l’école –sanctuaire ou forteresse.

On a le droit de changer d’avis, d’opérer des virages à 180°, mais peut-être faudrait-il le signaler de temps en temps et sans doute devrait-on alors être moins péremptoire, et au moins plus nuancé dans ses  (nouveaux) jugements. A l’occasion de la publication d’un hors série en 2008 pour les 40 ans de mai 68 sur mai 68 et l’école, je lui avais d’ailleurs demandé de réagir à ce qu’il avait écrit à l’époque : aucune réponse.

secte

la secte pédagogiste à l’oeuvre…

En fait, depuis pas mal de temps, Julliard est parmi les plus virulents pourfendeurs de ce qu’il appelle « la secte pédagogiste ». Fini le temps (il y a juste dix ans) où j’avais pu au moins dialoguer avec lui lors d’un échange de courriers ; il m’écrivait, suite à ma lettre qu’il trouvait « sympathique, même si elle était critique » qu’il n’était certes pas convaincu par les « pédagogues », mais qu’il précisait qu’il avait « déjà évolué plusieurs fois » et qu’il « pouvait se tromper », concluant qu’il avait eu plaisir à me lire et qu’il essaierait de « se remettre en question », souhaitant la même chose de ma part. Je le rassure sur ce point : les pédagogues qui se respectent ne sont pas enfermés dans leurs certitudes et au moins dans le courant auquel j’appartiens, une place très grande est laissée au doute, comme j’ai pu l’exprimer plusieurs fois sur ce blog.
Mais venons-en à ce qui fait l’objet de ce billet. La lecture consternée que j’ai faite dans ce triste journal qu’est devenu Marianne de l’édito de Julliard intitulé « le coup de la dictée » (n° du 25 septembre 2015). Je voudrais ici simplement démonter quelques contre-vérités et affirmations de l’auteur, sans m’attarder sur ses jugements méprisants et indignes tels que « les gnomes déconfits de la Rue de Grenelle » et le qualificatif de « cocus » qui « regimbent » parce que la ministre a osé prôner la dictée quotidienne, etc.

  1. Julliard fait croire que la dictée n’est pas pratiquée à l’école. Bien entendu, c’est faux. Il fait semblant, dans ses rêves les plus fous, d’espérer une ou deux dictées mensuelles. Or, l’école française actuelle est bien davantage dans la dictée au moins hebdomadaire, sous sa forme canonique. Et l’école participe(hélas) parfois à des jeux sans intérêt pédagogique comme la « dictée de Pivot » avec ses cuissots et cuisseaux, qui n’ont pas grand chose à voir avec un travail orthographique de fond…
  2. L’expert en sciences cognitives ou en didactique de la langue qu’est sans doute notre éditorialiste prétend que la dictée remplit plusieurs fonctions à la fois : l’attention à l’orthographe, au vocabulaire et au style d’un grand écrivain. Elle nous permet d’ « entrer dans un monde enchanté ». Tant pis si tant d’experts montrent qu’on ne peut être attentif, en phase d’apprentissage, à plusieurs choses à la fois, surtout si on est fragile et peu assuré. Tant pis si on a appris en se documentant un peu que l’attention au sens ou à la beauté d’un texte nuisait à l’attention à l’orthographe (ce qui fait qu’un correcteur dans une maison d’édition ne doit pas s’intéresser au texte quand il veut dénicher des erreurs, d’où parfois la technique de la « relecture à l’envers » en partant de la fin). (voir les conseils d’une professionnelles ici. Tant pis si les phénomènes de « surcharge cognitive » ont été maintes fois analysés par les spécialistes de la mémoire et de l’attention. Mais sans doute le « bon sens » et la « tradition », issus du bon peuple, sont-ils supérieurs à tout ce fatras à prétention scientifique. N’est-on pas dans une argumentation qu’on lit plutôt dans des écrits d’extrême-droite, il faut bien le dire ?
  3. Julliard ironise sur la recommandation de la « commission des programmes » (sic : il s’agit du Conseil supérieur, mais on n’est pas à une approximation près) d’étudier une comédie du XVIII° (en fait du XVII°) : « où vont-ils chercher ça ? » ajoute notre polémiste à la petite semelle (en l’occurrence, car J.J. est capable de bien mieux !) Comme s’il existait un seul collège de France (qu’on me prouve le contraire) où on n’étudie pas régulièrement un Molière au minimum!photo bourgeois2
    représentation du Bourgeois gentilhomme à Versailles, à laquelle avaient assisté mes quatrième il y a quelques années, un contre-exemple entre mille des affirmations de J.J.C’est ce qu’avait montré une étude il y a quelques années de Danièle Manesse).Il suffit d’enquêter un peu, de façon honnête.

4. Pourtant, Jacques Julliard évoque les « enquêtes de terrain ». Au passage, il n’en cite aucune concernant l’orthographe. Personne n’a jamais pu prouver une plus grande efficacité de classes pratiquant des dictées régulières. Quant à la comparaison avec le passé, elle est certes en défaveur de l’époque actuelle (encore faut-il nuancer ? de quel passé parle-t-on ?), mais les choses sont un peu différentes quand on considère les rédactions et non plus les dictées par exemple (voir mon billet précédent). Mais Julliard cite, comme beaucoup de nostalgiques de l’école d’antan l’étude de Garcia et Oller, montrant la supériorité de la méthode syllabique pour la lecture en opposition au « pédagogisme ordinaire ». Cette étude, brandie par beaucoup de gens qui n’ont sans doute pas lu un livre plus nuancé que les constats à la serpe qu’on lui prête, est cependant loin d’être indiscutable. D’après des échos que nous avons et qui donneront lieu sans doute à quelque publication dont je reparlerai alors en commentaire de ce billet, elle souffre de biais méthodologiques et d’insuffisances, déjà signalées dans la recension de Jacques Crinon. Le reproche qu’on peut lui faire n’est certes pas de vanter les mérites du travail sur le code, qui est désormais incontestable (certes, il y a eu quelques erreurs bayartà ce sujet de la part de pédagogues, mais les brefs succès de méthodes idéovisuelles sont du siècle dernier et n’ont d’ailleurs touché que partiellement les pratiques ordinaires), mais de mettre en avant la « méthode » comme variable essentielle de la pédagogie de la lecture, alors que Roland Goigoux, que Julliard n’a visiblement pas lu, puisqu’il lui fait dire le contraire de ce qu’il affirme, a montré que cette variable ne joue guère et que de toutes danièle et valériefaçons, dans les 140 classes observées, il n’a guère vu d’enseignants ne pratiquant pas le déchiffrage et les correspondances graphèmes-phonèmes. Monsieur Julliard voudrait-il nous apprendre la rigueur alors qu’il commet autant d’erreurs, est capable d’autant d’approximations en si peu de lignes. Goigoux, par exemple, montre plutôt l’urgence de travailler davantage la compréhension, car c’est à ce niveau-là que se jouent les écarts en fin d’école primaire. Ce qui n’empêche pas bien sûr de travailler à ce que le « décodage » se fasse le mieux possible, en trouvant par exemple le bon équilibre entre textes aisément déchiffrables en CP (mais qui restent d’être peu intéressants) et textes difficilement déchiffrables (qu’il faut écarter de la lecture silencieuse, mais qui peuvent donner lieu à des lectures du maître). Stanislas Dehaene lui-même insiste aussi sur les activités de compréhension, mais chez lui, il y a hésitation entre observations scientifiques intéressantes et prescriptions (voir la critique de Goigoux,). M. Jullliard ignore ces débats, souvent de qualité et qui sont dans la nuance fine, il préfère la logique binaire des méchants ou ridicules trissotins de la pédagogie (on m’a traité de tel en commentaire dans ce blog il y a quelque temps) et bons enseignants qui, fidèles aux traditions et au bon sens si sain qui est issu des profondeurs de notre peuple, essaient comme ils peuvent de lutter pour le Bien, face aux sectaires et aux technocrates.

5.Sur l’évaluation, là encore Julliard dit n’importe quoi. Il assimile l’utilisation de couleurs pour l’évaluation des élèves à une sorte de racisme classificatoire, comme si d’ailleurs on parlait de groupes de niveaux (« imaginez un instant que l’on fasse la même chose pour les groupes humains : les Blancs, les Jaunes, les Noirs ». Là le niveau de stupidité, de mauvaise foi ou de méchanceté est tel que les bras nous en tombent. Ceux qui veulent justement éviter les catégories que la notation sur 20 classique a plutôt tendance à renforcer sont accusés de je ne sais quel racisme ou quelle velléité discriminante. Soyons indulgents, mettons sur le compte de l’aveuglement cette

unesco

Réclamons d’y ajouter la notation sur 20!

accusation plutôt que sur la mauvaise foi et la démagogie. Mais évidemment, pour l’éditorialiste d’un journal de plus en plus chauvin et nationaliste, la notation sur 20 doit faire partie des grandeurs nationales, digne du camembert de Vire ou du parfum Dior, et y toucher semble être un crime absolu. Voir aussi ce qu’en dit le SNALC, par exemple en réponse à des auditeurs sur RMC, suite à l’intervention chez Bourdin de Florence Castincaud, citant un travail d’équipe « sans note » (difficile de la faire passer pour une représentante de démagogues bisounours, à écouter ses propos!) On a envie d’ajouter: Edgar Faure, au secours, ils sont devenus fous !

On aurait envie de hausser les épaules et de ne pas s’intéresser à ce mépris d’un éditorialiste qui ignore tout des réalités de l’école (est-il renseigné par un chauffeur de taxi, sa boulangère ou par les forums d’internautes ?), d’un geste de plume écarte tout le travail laborieux, méthodique et généreux de milliers d’enseignants, traités donc de pédagogistes fous (qui n’aiment pas le bon vin, nous a-t-on dit à la une d’un magazine !). On aurait tort, car ces éditorialistes qui savent tout de tout font un tort absolu à la pensée, sont une marque de « défaite de la pensée » comme disait un autre intellectuel qui ne croyait pas si bien dire!. Et il faut timbre-marianne-couleurinlassablement les contredire, rétablir la vérité, ne pas se décourager. Le symbole de Marianne est une chose trop sérieuse pour le laisser entre les mains de ceux qui se le sont approprié comme titre de leur magazine.

 

Commentaires (8)

  1. Bogdanowich

    Vu les résultats des élèves français dans les différentes évaluation des savoirs et le fait que de 25% les élèves modestes dans les grandes écoles sont passés à 9% le pédagogisme est une catastrophe pour la France et c’est Julliard qui a raison, les Chiffres sont là!

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  4. SONNOIS Guy

    Bravo Jean-Michel pour votre texte. Je ne me décidais pas à répondre à JJ qui m’exaspère dès qu’il écrit sur les affaires scolaires, alors que je l’ai apprécié au NO puis à Marianne, par d’autres de ses cotés. Vous l’avez fait bien mieux que je ne l’aurais fait. Bravo donc et merci. Guy SONNOIS

  5. Delacour Jacques

    En partant du constat qu’il faut d’abord écrire pour pouvoir lire de l’écrit, on abandonne toute méthode de lecture en s’appuyant sur le codage.
    Preuve que les pédagogues ne sont pas statiques…
    Si vous désirez essayer voyez
    http://apprendre-a-lire.pagesperso-orange.fr/
    Et merci pour cette réponse aux pourfendeurs de comptoirs, donneurs de leçons, qui ne tiendraient pas une heure devant une classe !

  6. Dubreuil Jean Pierre

    Merci.
    Depuis deux ans que je voulais dire à monsieur Julliard qu’il « débigochait » grave :-))) vous venez de le faire avec grand talent.
    Et s’il n’y avait que Julliard à Marianne pour bouffer du pédagogue rance… Misère, misères.
    Comme si Briguelli n’était pas un pédagogue !!! ( de la pire espèce ! car « bouffi de certitudes »)
    Les querelles diverses sur le méthodes m’indiffèrent totalement. Qu’importe la méthode – du moment qu’on la maîtrise – l’essentiel est dans le mépris que l’on porte ou pas à l’élève qui nous est confié ainsi qu’à notre capacité à lui insuffler de la confiance en soi, de l’envie de travailler, entre autres …
    Où sont les méprisants ? chez les pédagogos ? Il y en a certainement mais bien moins que chez les « républicains » Quand je pense que cette chapelle a osé capter ce terme ! Tiens ça m’en rappelle un autre…. :-)))
    Très cordialement.

  7. Jean-Michel Zakhartchouk (Auteur de l'article)

    merci de me signaler ça, je fais tout le temps cette erreur, je ne sais pourquoi, pourtant ce n’est pas un auteur percé de flêches! Je corrige immédiatement
    jmz

  8. Thierry de Vulpillières

    Excellent billet, merci
    (lire Stanislas à la place de Sébastien Dehaene)

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